N°98

La transhumance transfrontalière, source de conflits au Ferlo (Sénégal)

Au Ferlo, région d’élevage extensif du Sénégal septentrional, les conditions physiques (caractère aléatoire des pluies et des pâturages) font de la mobilité pastorale sur de vastes étendues l’une des meilleures stratégies permettant aux pasteurs de s’adapter à un milieu fragile. Dans les zones fluviales, lacustres ou à forte activité agro-pastorale, la compétition pour l’accès aux ressources naturelles s’est accrue au cours des dernières années. Les heurts sont d’ailleurs fréquents, que ce soit entre différents acteurs d’une zone donnée, ou entre pasteurs transhumants et populations sédentaires, en dépit des dispositions prises par les pouvoirs publics. De surcroît, à la mobilité pastorale interne à la région s’ajoute la transhumance d’animaux venant de pays voisins. La surcharge pastorale qui en résulte aggrave les risques de conflit entre agriculteurs et transhumants étrangers, ainsi qu’entre pasteurs sénégalais et transhumants étrangers. Des textes législatifs réglementent pourtant l’entrée des animaux et leur déplacement sur le territoire sénégalais, mais ils sont mal appliqués, du fait notamment de la méconnaissance de ces textes ou du manque d’agents motivés. Nous faisons des conflits autour de l’accès aux ressources pastorales notre objet d’étude. Avec Tristan Routier (2008), nous définissons le conflit comme étant une situation sociale où des acteurs (interdépendants ou non) défendent des intérêts divergents et poursuivent pourtant un même but, se plaçant en compétition les uns par rapport aux autres. Les conflits transfrontaliers nous intéressent particulièrement. Ils opposent des groupes pastoraux venant du Mali et de la Mauritanie, pays frontaliers du Sénégal, aux populations résidantes du Ferlo. Ils opposent aussi ces groupes pastoraux entre eux.

1. Le Ferlo

La région du Ferlo correspond à la partie septentrionale du Sénégal (Sy, 2009). Elle est limitée au sud par les frontières méridionales des départements de Linguère et Ranérou-Ferlo, à l’ouest par les limites occidentales des communautés rurales de Sagata-Jolof, Keur Momar Sarr et Mbane, au nord et à l’est par la vallée alluviale du fleuve Sénégal (fig. 1).

1. Carte de situation du Ferlo

Le Ferlo est peuplé de Peuls (85%), de Wolofs, de Maures et de Sérères. À cette population locale s’ajoutent des transhumants venus du bassin arachidier du Sénégal, de la vallée du Sénégal mais aussi des pays voisins (Mauritanie et Mali, notamment).

Dans cette région, le paysage s’organise en trois ensembles morpho-pédologiques: les dunes en partie réactivées du Nord ou Ferlo sableux, les dunes fixées et parcourues en certains endroits par un réseau hydrographique fossile sur le continental terminal ou Ferlo sablo-argileux du Sud, et le plateau du Sud-Est, nappé de cuirasses gravillonnaires ou Ferlo ferrugineux. Les sols évoluent en fonction de la latitude, du brun sub-aride au ferrugineux tropical (Michel, 1973).

L’accès du bétail à l’eau pose dans cette région de multiples problèmes. Le lac de Guiers (à l’ouest) est difficilement accessible aux animaux, de par la présence des végétaux aquatiques et aussi du fait des aménagements hydro-agricoles périphériques. Il n’en est pas de même pour son affluent plus au sud, le Bas-Ferlo, de Keur Momar Sarr à Mboynane. Mais le bétail peut y être infecté par des parasitoses gastro-intestinales. Pour minimiser ces risques, certains préfèrent recourir aux nappes souterraines exploitables par des puits (Continental terminal entre 30 et 50 m) et des forages (Maestrichtien entre 100 et 350 m). Ces derniers permettent difficilement l’abreuvement d’un cheptel nombreux en saison sèche. L’afflux de transhumants augmente la pression et les charges pastorales autour de ces forages.

La pluviosité de cette région est comprise entre les isohyètes 300 et 600 mm, et elle est irrégulière, tant dans l’espace que dans le temps. L’alizé continental marque la région en saison sèche par des températures élevées que les pluies de mousson de juillet à septembre viennent adoucir. Les pertes d’eau annuelles par évapo-transpiration avoisinent 4 000 mm à la station de Linguère (Akpo, 1998). Pendant la saison des pluies, la région est parsemée de mares; ce qui permet une dispersion et un éparpillement de la charge humaine et animale, mais aussi une exploitation des meilleurs pâturages. Les vallées fossiles du Ferlo et du Sine se remplissent en fonction de l’importance de la pluie et de sa régularité.

La sécheresse de cette région et ses caractéristiques morpho-pédologiques expliquent la fragilité et la précarité des ressources fourragères. La pseudo-steppe du nord évolue au sud vers une savane, mais avec une bonne représentativité de la strate arbustive et des graminées annuelles. Au sud-est, la végétation se présente sous forme de mosaïques parfois assez denses et de touffes éparses d’herbacées annuelles qui meurent avec l’arrêt des pluies (Michel, 1973). La composition floristique comme la biomasse subissent les lois de la variabilité pluviométrique et de la fréquence des feux de brousse. La rareté des ressources est génératrice de tensions entre usagers de l’espace et provoque l’apparition de stratégies de survie spécifiques.

2. L’enquête

L’étude a été réalisée entre 2000 et 2006 alors que l’on observait une contraction de l’espace pastoral et de ses ressources, aussi bien dans la vallée alluviale que dans la zone à vocation agro-pastorale. Elle s’inscrivait aussi dans le contexte de la résurgence de maladies contagieuses aux frontières du pays. Nous avons travaillé en deux temps: d’abord à partir d’enquêtes réalisées dans 20 zones de forage représentant les différentes zones agro-écologiques du Ferlo (500 chefs de ménage interrogés, soit 25 par zone de forage — 15% du total des ménages recensés dans chaque zone), puis en interrogeant 84 chefs de ménage des zones de forage de la partie fluvio-lacustre (à Boki Divé et Kothiédia). Le questionnaire portait notamment sur les caractéristiques des axes de transhumance passant par la zone de forage et la perception des pratiques des allochtones par les autochtones. Des entretiens ont été menés parallèlement avec les autorités locales (conseillers ruraux), des responsables de services administratifs (sous-préfets) et techniques (agents de développement rural) impliqués dans la gestion des ressources naturelles, mais aussi avec des conducteurs d’animaux originaires des régions et pays voisins.

3. De moins en moins d’espace pour des effectifs en augmentation

Au Ferlo, la forme de mise en valeur dominante est l’élevage extensif. Quasi exclusif au nord, cet élevage est associé à l’agriculture au sud et à l’agriculture et à la cueillette à l’est. Les troupeaux sont généralement composés d’ovins, de bovins, de caprins et d’équidés.

Une classification grossière des éleveurs enquêtés en fonction de la taille de leurs troupeaux (tableau 1) donne une idée de la charge pastorale (certes de moindre importance en zone semi-aride comme le Ferlo), même si, il faut le savoir, l’éleveur sous-estime quasi systématiquement la taille de son troupeau.

De 1 bovin pour 100 ha au début du XXe siècle, on est passé à 1 pour 24 puis 1 pour 9 ha, respectivement en 1975 et 1982. Parallèlement, les effectifs des petits ruminants doublaient pour chacune de ces périodes. Or des études expérimentales menées à Widou montrent que la charge normale devrait être de 1 UBT pour 10 ha [1] (Diop, 2007). Les estimations que nous avons faites dans les zones de forages étudiées confirment ces données et le diagnostic de pression croissante: l’ordre de grandeur dans ces zones est de 1 bovin pour 8,5 ha.

À l’ampleur des effectifs du cheptel local, s’ajoute une situation complexe: expansion des espaces agricoles au détriment d’espaces jadis pastoraux (Ndour et al., 2000), regain d’intérêt pour l’élevage dans les régions d’agriculture sédentaire (une bonne épargne sur pied, y compris pour les citadins aisés), accroissement des troupeaux transhumants des pays voisins vers le Ferlo.

Dans la vallée (partie nord du Ferlo), l’un des problèmes est l’augmentation rapide et anarchique des superficies cultivées. Celle-ci est due, entre autres, à l’absence d’un cadre institutionnel intégrant la politique d’aménagement et de développement rural. La mauvaise qualité technique de la plupart des aménagements hydro-agricoles est à l’origine du développement d’une agriculture irriguée itinérante, faute de crédit approprié. Des terres de parcours et des champs de décrue, zones de refuges stratégiques, ont été transformés en périmètres irrigués dans la zone fluvio-lacustre et le Delta (Touré, 1997). Les terres de parcours se réduisent, et les agro-pasteurs des zones fluvio-lacustres profitent peu des reliques de ces terres de parcours, afin d’éviter des conflits avec leurs voisins.

Dans le Sud du Ferlo, les problèmes sont comparables. Au cours de la décennie 1990-2000, le Sud du Ferlo a en effet perdu 156 000 ha de terres de parcours. Dans la zone de Thieul, les surfaces agricoles se sont accrues de 13 % entre 1969-1999. Notons d’ailleurs qu’en mars 2003 les organisations pastorales avaient vigoureusement protesté, voire résisté à l’octroi par le chef d’État du Sénégal d’une partie du Ranch de Dolly au «khalife» [2] général des Mourides, l’obligeant à surseoir à son projet d’exploitation de ce dernier refuge du cheptel du Ferlo pendant les périodes difficiles de soudure (Sy, 2006).

Les possibilités de conflit augmentent donc dans l’ensemble du Ferlo, avec la marginalisation des pasteurs autochtones et l’amplification de la mobilité pastorale dans les zones réceptrices.

4. La mobilité pastorale

Au Ferlo, des mouvements d’amplitude et de durée variables d’une saison à l’autre peuvent être observés. Ces mouvements sont encadrés et assortis de droits fonciers qui assurent une certaine sécurité des groupes pastoraux dans leur parcours et des accès négociés dans les zones d’accueil.

Malgré l’effritement de l’espace pastoral, de nombreux effectifs de troupeaux venant du Bassin arachidier et de la vallée du Sénégal (tableau 2), mais aussi de la sous-région y séjournent ou transitent.

La porosité de la frontière nord et nord-est du Sénégal ainsi que les conventions qui lient les pays frontaliers avec le Sénégal en matière de circulation du bétail font que cette frontière est régulièrement traversée par des animaux mauritaniens et maliens en direction du Ferlo.

4.1. Le Ferlo, une zone de réélevage [3] pour des éleveurs mauritaniens

Le Nord du Sénégal a toujours joué le rôle de zone de repli stratégique pour les nomades maures lors des sécheresses. Les flux ont été interrompus un temps après le conflit sanglant de 1989 [4], (fig. 2), (Tangara, 1998). Les principaux points de passage sont Matam, Boghé, Rosso, Podor, Kaédi... Le Ferlo dans son ensemble et ses réserves sylvo-pastorales [5] en particulier, sont aujourd’hui une zone d’embouche pour beaucoup de chameliers mauritaniens.

2. État de la mobilité transfrontalière en provenance de la Mauritanie vers le Ferlo

Certes, il existe des troupeaux de dromadaires au Sénégal, mais on constate que certains prétendus propriétaires jouent le rôle de prête-nom; nombre d’entre eux sont en réalité des gardiens. Au moment où certains pasteurs du Ferlo s’inquiètent de l’insuffisance des pâturages, on s’aperçoit donc que d’autres pasteurs de la région accueillent des troupeaux étrangers, ce qui provoque des conflits entre autochtones. En effet, ces animaux sont de gros consommateurs de pâturages mais surtout d’eau (fig. 3).

En réaction, les tarifs pour les camélidés augmentent. La facturation de leur abreuvement est passée entre 1984 et 2000 de 120 à 150 F CFA par tête à Boulal et à Sagata Jolof, alors que pour la même période, celle pour les bovins et les petits ruminants est restée stable (15 et 100 F CFA). Pour contourner cette tarification, certains n’hésitent pas à faire abreuver leurs animaux la nuit.

Un autre facteur de tension est lié aux problèmes sanitaires. Ces animaux mauritaniens sont suspectés de contaminer les forages qu’ils fréquentent. En novembre 2003, la frontière leur avait été officiellement fermée du fait de la découverte de la fièvre de la vallée du Rift (FVR) à Keur Massène en rive droite [6]. Mais, dans les faits, l’autorité administrative n’a pas été en mesure de contrôler une frontière de près de 1 500 km.

3. Après l’abreuvement et le départ des bovins, les dromadaires patientent près des abreuvoirs et guettent la première goutte d’eau en provenance du forage. (cliché: Oumar Sy, 2001)

Enfin, ces camélidés créent beaucoup de dégâts sur les ligneux. C’est ce qui explique la volonté de limiter leur zone de parcours au nord de la ligne «Potou-Louga-Dahra-Linguère-Ouro Sogui-Matam» (fig. 2), volonté concrétisée dès mars 1986 par une circulaire officielle. L’objectif de cette réglementation était de protéger les pâturages arborés du Ferlo sud et d’améliorer la qualité de régénération naturelle dans les réserves sylvo-pastorales. Pourtant, on voit des chameaux très au sud de cette limite réglementaire: Amadou T. Diop (2001) signale la présence de ces animaux dans la région de Koumpéntoum.

À côté de ces camélidés, de gros effectifs de bovins et d’ovins provenant de Mauritanie (région de Kifa) entrent au Sénégal aux postes frontaliers de Matam et Bakel. Cette transhumance a un double but: améliorer l’état de l’animal (réélevage) et par la suite le vendre pendant les fêtes religieuses sur le marché sénégalais (Touba, Touba Toul et Dakar, notamment). Comme les troupeaux en provenance du Mali (régions de Nioro et de Kayes), bovins et ovins mauritaniens suivent l’axe est-ouest Ouro-Sogui/Dahra. À partir de cette dernière station, ils sont conduits vers leur destination finale.

4.2. Transhumances maliennes en direction du Ferlo

Les ovins du Nioro (Mali)

On observe une transhumance significative d’ovins en provenance du Nord de la région de Kayes (cercle de Nioro du Sahel, à la frontière avec la Mauritanie). Le trajet principal emprunté par les conducteurs de ces troupeaux est le suivant: Nioro ou Niamana (Mali)/Matam/Barkédji ou Vélingara/Warkhokh/Dahra/Touba/Thiès/Dakar (fig. 4).

4. Mobilité transfrontalière en provenance du Mali vers le Ferlo

Cette forme de transhumance est aussi potentiellement porteuse de conflits, du fait de son caractère informel — voire clandestin — et de son impact sur l’environnement. Les effectifs conduits sont d’ailleurs volumineux. Un exemple: pour les besoins de la fête du sacrifice de l’an 2001, près de 400 ovins ont transité par le seul forage de Barkédji. Ces troupeaux sont convoyés par d’anciens réfugiés mauritaniens, souvent armés de Kalachnikov. Lorsqu’ils passent au niveau d’un forage, les sujets grégaires, comme des petites brebis se «perdent» dans leurs troupeaux. Les autochtones les appellent «propriétaires de chalut». Dans les régions enclavées de Matam (Loumbel Lana, Patouki…) ces conducteurs de troupeaux ont la réputation de pouvoir se transformer en brigands.

Après la campagne, les sujets invendus sont ramenés dans le Sud du Ferlo, vers Thieul ou aux environs du Ranch de Dolly. Ce dernier constitue un point d’attraction pour le bétail régional, du fait de la sécurité de ses parcours. Si les effectifs sont nombreux, certains sont conduits vers Vélingara où ils attendent l’année suivante, accentuant ainsi la pression sur les pâturages. Dans cette zone de forage, la population accuse souvent ces bergers de mettre le feu aux pâturages (très touffus pour les ovins, mais recherchés par les bovins). En outre, ils s’installent sans tenir compte des campements préexistants et des stratégies locales de gestion des ressources: sur des parcours habituels, près de mares servant à l’alimentation humaine…, autant de facteurs de conflits avec les autochtones.

Les bovins de Kayes

Les bovins venant de Kayes (chef-lieu de la province malienne voisine) passent par Kidira, longent la route nationale numéro 2 et débouchent sur Bakel puis sur Ouro Sogui. Les bouviers suivent, à partir de Matam, le même axe que celui emprunté par les bovins mauritaniens.

Les mares qui ont été créées lors de la construction de la route Linguère-Ouro Sogui [7] (chantier lancé au cours des années 2000, mais à l’arrêt depuis 2007) et celles aménagées au fil des dernières décennies [8] jouent un rôle stratégique dans le choix de l’axe et la durabilité de cette forme de mobilité. Il existe une route alternative, parallèle, un peu plus au sud, qui est également empruntée par les bouviers (Sinthiou Bamambe-Weendu Joyi-Houdalaye-Ranérou puis vers la région de Dahra).

Ces troupeaux sont suspectés de propager des maladies telles que la fièvre de la vallée du Rift. Le fait que la police sanitaire ne soit que peu ou pas exercée ne fait que renforcer ces suspicions [9]. Des cas de fièvre de la vallée du Rift nous ont été signalés à Warkhokh, non loin de Dahra. On trouve là une mare aménagée (mare de Mbayé), point de passage obligé de l’essentiel des transhumants qui évitent les forages où l’eau est payante.

Sur ces axes de transhumance, le ruissellement pluvial crée chaque année davantage de ravins et de rigoles, voire des badlands. Les conséquences sur l’environnement sont désastreuses. Tout cela contribue à renforcer l’hostilité des résidants au passage et au séjour de ces troupeaux sur leurs terres de parcours. Même si les pasteurs locaux sont unanimes à reconnaître que les ressources pastorales sont propriété collective, 45% de ceux que nous avons interrogés considèrent les transhumants avant tout comme des «étrangers».

De leur côté, les transhumants transfrontaliers interrogés décrivent un travail difficile, fatigant, demandant beaucoup de vigilance (prévention des attaques de prédateurs). Les flux de bovins et d’ovins conduits sont de grande ampleur et les distances parcourues considérables (plus de 1 300 km de la ville malienne de Kayes jusqu’à Dakar). Malgré leur très bonne connaissance des zones de parcours, les transfrontaliers rencontrent d’énormes difficultés. Ils citent l’accès à l’eau comme leur premier problème (74% des personnes interrogées). Ils signalent aussi des problèmes d’accueil dans les campements traversés, la méfiance des résidants (vols fréquents), les restrictions des parcours du fait de la présence de cultures dans les zones agro-pastorales de sédentaires.

Les conflits, parfois meurtriers, entre étrangers et autochtones sont donc liés à la réduction des zones de parcours et des pistes d’accès aux points d’eau, et à la course vers les ressources résiduelles. L’étiquette de «bandit» et «voleur de bétail» accolée aux conducteurs de ces troupeaux commerciaux témoigne de la rupture de confiance et de communication entre ces pasteurs transhumants et les autochtones. Les conflits sont exacerbés par les crispations identitaires d’ordre ethnique et nationaliste.

5. Encadrer gérer les mouvements transfrontaliers

La mobilité transfrontalière est une donnée qu’il faut prendre en compte, tant l’État sénégalais, par le biais du renforcement de ses réglementations, que les populations locales à leur niveau développent des stratégies de gestion des conflits pastoraux, à défaut de pouvoir les prévenir.

5.1. Le rôle de l’État

Il revient à l’État de contrôler les déplacements des animaux aux frontières. Le Sénégal n’assurant que 35% de ses besoins en bovins et 50% en petits ruminants, il est structurellement importateur d’animaux. Cependant, il doit préciser ses réglementations et aménager des couloirs de passage et des zones de stationnement, définir les conditions de séjour (dates et postes d’entrée et de sortie) des animaux transhumants…

Le Sénégal a pris des mesures techniques, institutionnelles et juridiques pour une meilleure gestion des ressources pastorales et une maîtrise des flux de transhumance (décret n° 80-268 du 10 mars 1980 portant organisation des parcours du bétail et l’utilisation des pâturages; loi n° 98-03 du 8 janvier 1998 portant Code forestier; décret n° 2002-1094 du 4 novembre 2002 relatif à la police sanitaire des animaux…). Mais ces mesures, parce que difficilement applicables, ne permettent pas de résoudre les conflits entre les différents acteurs. Par ailleurs, la législation n’a pas pris en compte les droits coutumiers en vigueur sur les parcours.

Les dispositions en matière de gestion de l’espace et d’entrée d’animaux étrangers sont souvent bafouées par les agents d’exécution de la puissance publique, laquelle ferme souvent les yeux, voire encourage les mouvements transfrontaliers (Diop, 2001). Or le développement de la transhumance transfrontalière peut être à l’origine de conflits inter-étatiques compliqués à gérer. Certes, des accords bilatéraux déjà anciens entre le Sénégal et le Mali d’une part (accord zoo-sanitaire du 2 avril 1993), le Sénégal et la Mauritanie d’autre part (accord de coopération en matière de santé et de production animales du 23 avril 1981), exigent que les propriétaires des animaux produisent un certificat international de transhumance, se soumettent à un contrôle sanitaire et transitent aux frontières par les postes d’entrée et de sortie officiels. Toutefois, ces accords n’ont jamais été réellement mis en œuvre.

Et, de ce fait, le manque de contrôle est susceptible de permettre la propagation des grandes épizooties. Le brassage d’animaux provenant de divers horizons est un facteur de contamination. Des milliers de bovins et d’ovins traversent par exemple chaque jour le fleuve Sénégal, à la frontière entre le Sénégal et la Mauritanie. Or, lorsqu’en août 2003 l’Office international des épizooties (OIE) a signalé des cas de peste bovine (maladie contagieuse et mortelle dans 90% des cas) en Mauritanie, le Sénégal n’a pas fermé sa frontière, exposant ainsi le cheptel national. L’inertie des pouvoirs publics dans ce genre de situation est susceptible de faire monter les tensions entre Sénégalais et pasteurs transhumants étrangers, suspectés de véhiculer, avec leurs troupeaux, des maladies dangereuses tant pour les animaux d’élevage que pour la santé publique.

5.2. Les communautés locales: un rôle à promouvoir ?

Au niveau national, des expériences de gestion communautaire des ressources et des conflits sont mises en œuvre dans certaines zones. C’est le cas des unités pastorales encadrées par le deuxième Projet d’appui à l’élevage (PAPEL 2), financé par la Banque africaine de développement (2002-2009). Ces «unités pastorales» étaient présentées en 2007 par le directeur du PAPEL, Moustapha Diaw, comme «un ensemble de villages polarisés autour d’un forage dans un rayon de 20 km et liés par des intérêts convergents» (Bâ, 2007).

L’approche par l’unité pastorale autorise donc la gestion concertée des ressources naturelles par une large communauté vivant autour d’un forage. Il reste à lui donner un contenu juridique et à l’étendre à tout le Ferlo, dans le cadre d’un plan d’aménagement global de la région (Wane et al., 2006).

De même, le système foncier traditionnel local reconnaît le droit d’appropriation de nature non exclusive des populations pastorales sur les ressources environnant leurs campements, mais n’exclut pas l’accès aux pasteurs voisins ou venus d’ailleurs, sur une base consensuelle. Nous estimons qu’il faudrait formaliser ces pratiques.

Conclusion

La transhumance transfrontalière est bien connue. Les axes suivis par les troupeaux sont bien identifiés — reste sans doute à les institutionnaliser, et à faire en sorte que les transhumants se soumettent aux textes réglementaires en vigueur. Le contexte de la décentralisation et du transfert des compétences aux collectivités locales doit être mis à profit pour une meilleure gestion de la mobilité transfrontalière. D’ailleurs, de telles dispositions existent dans les pays environnants, au Burkina-Faso, au Mali (Hubert, Ouédraogo, 1997). Il semble particulièrement important de mener des actions de sensibilisation et de prévention des conflits dans tous les villages frontaliers, surtout aux points de passage.

C’est d’autant plus nécessaire que, depuis quelques décennies, des sécheresses récurrentes affectent très sérieusement le potentiel productif des ressources pastorales. Le déséquilibre entre besoins des populations locales et ressources du milieu étant manifeste, le maintien du système traditionnel d’exploitation devient difficile. Ainsi, la concurrence devient-elle féroce entre agriculture et élevage. La raréfaction des ressources fourragères constitue un goulet d’étranglement pour le système pastoral local. De ce fait, l’exploitation des ressources pastorales par des transhumants étrangers est vécue par les populations résidantes comme une concurrence difficile à accepter.

Ces tensions sont potentiellement génératrices de difficultés politiques importantes entre le Sénégal et ses voisins. Faute de mesures appropriées, elles pourraient compromettre à terme toute politique d’intégration régionale.

Bibliographie

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DIOP A. T. (2007). Dynamique écologique et évolution des pratiques dans la zone sylvo-pastorale du Sénégal: perspectives pour un développement durable. Dakar: Université Cheikh Anta Diop, thèse de doctorat, 387 p.

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HUBERT M. OUÉDRAOGO G. (1997). Rapport de synthèse des dispositifs législatifs et réglementaires en matière de pastoralisme: Bénin; Burkina Faso; Mali; Niger; Sénégal et Tchad. Ouagadougou: Ministère de l'agriculture et des ressources animales, PRASET.

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WANE A., ANCEY .V, GROSDIDIER B. (2006) «Les unités pastorales du Sahel sénégalais, outils de gestion de l’élevage et des espaces pastoraux. Projet durable ou projet de développement durable ?». Développement durable et territoire, dossier 8: Méthodologies et pratiques territoriales de l’évaluation en matière de développement durable.

Sources annexes

DIAW I. (2010). Sénégal: Projet d’appui à l’élevage - Deux milliards de crédit octroyés aux éleveurs. (consulter)

Site du PAPEL (Projet d’appui à l’élevage)

Remerciements

Mes remerciements vont au Dr Amadou T. Diop et aux membres de l’équipe du Pôle Pastoral Zones Sèches (PPZS) pour leur appui scientifique et logistique.

L’Unité Bétail Tropical (UBT) correspond à un animal d’un poids vif de 250 kg.
Marabout et chef suprême d’une confrérie musulmane fondée par Ahmadou Bamba à la fin du XIXe siècle
En élevage sahélien, le réélevage est un nouvel élevage d’animaux qui ont souvent pris un mauvais départ au point de vue nutritionnel et qui, à l’âge d’élèves, vont avoir une alimentation améliorée (d’après le Dictionnaire des Sciences Animales, © Cirad)
Le conflit a opposé éleveurs mauritaniens et agriculteurs sénégalais à Diawara, un village situé près de Bakel. Il en a résulté des pertes humaines de part et d’autre de la vallée du fleuve Sénégal et la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays de 1989 à 1992.
Les réserves sylvo-pastorales sont des espaces protégés où seule une agriculture vivrière est autorisée, afin de préserver zones forestières et terres de parcours pour le bétail.
La fièvre de la vallée du Rift est une maladie virale qui touche essentiellement les animaux (dont le bétail) mais qui est transmissible à l’homme.
Il s’agit des carrières ouvertes au fil du chantier en fonction des besoins des travaux de terrassement, et qui se transforment en mares à la saison des pluies.
La première mare aménagée au Ferlo fut celle de Mbayé, en 1972, dans le cadre de la coopération japonaise. La politique d’aménagement de mares affiche des objectifs plus larges que le développement de la transhumance. Elle relève des missions de l’Agence de Promotion du Réseau Hydrographique National (APRHN), créée il y a dix ans (décret 2000-804 du 12-10-2000). Cette dernière doit aménager et réhabiliter le réseau hydrographique national pour retenir les eaux de ruissellement et les valoriser à des fins agro-pastorales.
Il est néanmoins curieux de noter que, alors que le Sénégal et la Mauritanie sont considérés comme des pays où la fièvre de la vallée du Rift est endémique, le Mali est lui signalé comme n’ayant connu que des cas épisodiques (source: Centers for Disease Control and Prevention, juin 2010).