N°104

L’Ouest égyptien, une périphérie? 50 ans d’évolutions socio-territoriales

Dossier Sahara et Sahel, territoires pluriels

Dans la littérature géographique qui porte sur l’Égypte, les régions situées en dehors de la Vallée du Nil figurent rarement. Les cinq gouvernorats frontaliers de l’Est et de l’Ouest du pays comptent, en effet, pour moins de 2% de la population nationale (1,29 million d’habitants en 2006). L’Ouest égyptien, avec ses deux régions administratives (fig. 1) — gouvernorats de la Nouvelle Vallée et de Marsâ Matrûh — constitue un angle mort de la recherche [1], tant du point de vue des études centrées sur l’Égypte, où les portions désertiques du territoire sont rarement traitées ou même cartographiées, que du point de vue des recherches portant sur l’ensemble du Sahara. Les régions occidentales de l’Égypte sont pourtant caractérisées par une géographie et des dynamiques similaires à celles qui ont pu être observées en Algérie et en Libye, et elles possèdent un chapelet d’oasis qui doivent leur existence autant à la présence de sources artésiennes qu’à celle des routes transsahariennes qui animaient la région jusqu’au XXe siècle (Bisson, 2003).

1. Les régions périphériques littorales et sahariennes de l’Ouest de l’Égypte.

Le Sahara égyptien fait partie de l’espace du réseau de la confrérie sénoussie (Evans-Pritchard, 1940), dont les traces sont encore présentes dans le vieux tissu urbain des nombreuses oasis de part et d’autre de la frontière avec la Libye. Les oasis égyptiennes constituent un sous-système territorial pleinement intégré aux réseaux transsahariens confessionnels et commerciaux jusqu’au XXe siècle. Comme les oasis algériennes et libyennes, elles sont aujourd’hui dans une période où les dynamiques d’intégration à l’espace national sont fortes, ce qui conduit à une rupture avec le reste de l’espace du réseau confrérique.

L’isohyète des 100 mm de précipitations annuelles, qui sert généralement à définir la limite nord du Sahara, ne constitue pas une ligne de démarcation très opérante en Égypte bien qu’elle sépare le littoral de la zone intérieure. Les travaux des anthropologues Donald Powell Cole et Soraya Altorki (1998) montrent ainsi les liens économiques et sociaux intenses qui existaient entre les groupes nomades qui pratiquaient l’élevage extensif sur les marges arides, hors du Sahara «climatique» et dans les différentes oasis.

2. Carte du réseau urbain: transports, maillages et territoires des Régions périphériques littorales et sahariennes d’Égypte (RPLS).

Les frontières administratives de ce qui est communément appelé en Égypte «le Désert occidental» (al Sahara al Gharbiya) ont été fixées une première fois en 1925. Ce «Désert» forme, jusqu’aux années 1960, un ensemble territorial indifférencié pour le pouvoir central. Mais il est dans les faits composé de deux sous-systèmes socio-spatiaux qui échangent autant avec la vallée du Nil qu’avec les autres espaces sahariens: la région des oasis (Wâhât) et le littoral de la côte nord-ouest (Sahl al Shimâl al Gharbi). Ces deux espaces constituent pour la statistique nationale les «Régions périphériques littorales et sahariennes d’Égypte» (RPLS) (fig. 2).

À partir de la cartographie des données statistiques disponibles pour ces deux régions depuis 1947 et de la mise en œuvre de méthodes d’analyse multivariée (ACP, CAH), ce travail essaie de montrer les effets locaux des politiques d’intégration post-indépendance sur des espaces marginaux mais stratégiques de par leur position frontalière. Au-delà des constructions territoriales héritées des systèmes socio-économiques antérieurs, et en particulier en dépassant la division qui pouvait exister entre les oasis et les marges arides septentrionales, il s’agit de voir quels sous-ensembles régionaux sont apparus et comment ils se sont construits [2].

On peut, en effet, identifier trois temps de l’aménagement des régions d’oasis et du littoral occidental:

Le renouveau des oasis au lendemain de l’indépendance

De la fin des années 1950 au début des années 1980, l’État centre son action sur la création d’infrastructures pour soutenir sa politique de colonisation agricole et de peuplement. Il s’efforce en particulier de développer les ressources hydrauliques. Il est alors l’acteur unique de l’aménagement.

3. Population saharienne entre 1947 et 1976.

De 1959 à 1967, les premiers fronts pionniers sahariens sont mis en place. La puissance publique organise le départ des paysans sans terre de la vallée du Nil vers les espaces oasiens. C’est le projet «Nouvelle Vallée». Les données des recensements de 1960 et 1966 ne permettent malheureusement pas d’apprécier en détail l’évolution locale de la population des oasis, par manque de données à ce niveau (seul un comptage régional est disponible). Toutefois, la comparaison des cartes de la population saharienne entre 1947 et 1976 (fig. 3) et entre 1976 et 1986 (fig. 4) permet de rendre compte des changements à cette échelle et de voir l’extension du peuplement oasien et littoral. Les deux cartes montrent une croissance assez forte de certains fronts pionniers situés autour de Mût et de Khârga-ville (chefs-lieux des deux archipels oasiens de Dâkhla et Khârga). Cependant, le destin de ces premiers fronts pionniers organisés par l’État est loin d’être linéaire et les reconfigurations locales du peuplement sont nombreuses.

Le peuplement de la partie septentrionale s’effectue selon des modalités différentes, car dans ce cas, l’aménagement du territoire ne peut se faire sur la base d’agglomérations existantes, hormis pour la zone portuaire de Marsâ Matrûh. Les opérations politiques et militaires menées durant la Seconde Guerre mondiale ainsi que la vague de sécheresse des années 1954-1956 amènent la majorité de la population nomade à se sédentariser (Abou-Zeid, 1979) entre 1940 et 1966. À partir de 1961 et la création du gouvernement local du Sahara Nord, l’État met en place une politique volontariste de sédentarisation des populations nomades, en découpant le littoral en huit circonscriptions et en construisant des sites d’installation. Les groupes nomades les plus touchés par la sécheresse s’installent dans les sites les mieux équipés, par exemple ceux où sont ouverts des écoles et des centres administratifs comme Sîdî Barrâni ou Dab’a. Marsâ Matruh, capitale régionale nouvellement promue, bénéficie le plus des investissements publics et croît à un rythme annuel de 15,24% entre 1966 et 1976, un des plus élevés d’Égypte pendant la période (Cole, Altorki, 1998).

4. Population saharienne entre 1976 et 1986.

Interrompu par la guerre israélo-arabe de 1967, le projet «Nouvelle Vallée» reprend au milieu des années 1970, dans un contexte international complètement modifié, par les Accords de Camp David (1974) d’abord, puis par la Conférence des Nations unies contre la désertification (1977). L’État est progressivement conduit à faire coexister ses projets avec ceux de diverses institutions internationales. La Conférence encourage la mobilisation des ressources hydriques «dans le cadre des priorités économiques et sociales» (UMA, 1999) dans les pays arides et semi-arides tandis que les Accords de Camp David permettent une augmentation de l’aide apportée par les bailleurs occidentaux. L’objectif est maintenant de valoriser la partie occidentale du système oasien, programme prévu dans le projet initial (Gharb al-Mawhûb à l’ouest de Mût, et Farâfra, archipel oasien situé au nord de Dâkhla) mais qui avait été abandonné en raison des problèmes logistiques posés par l’éloignement de ces espaces aux chefs-lieux. Cette phase de développement, essentiellement agricole, bénéficie de la collaboration de la Banque mondiale et de la FAO (Food and Agriculture Organization) qui financent l’ouverture de 180 nouveaux puits profonds (US/AID, 2007). La surface agricole des oasis double; aux traditionnelles productions de dattes et de cultures sous palmiers s’ajoute un paysage de champs ouverts consacrés à la culture du blé, aux cultures fourragères et à l’élevage.

La variation de la population révèle une croissance démographique toujours soutenue dans la période de 1976 à 1986 (fig. 4), période pendant laquelle on observe des recompositions locales importantes. Comme pour la période précédente, certains fronts pionniers sont abandonnés et leurs populations viennent grossir les agglomérations voisines (encadré 1).

Si entre 1966 et 1986 la croissance démographique est suffisamment ample pour que la population saharienne double, on ne peut cependant pas imputer cette croissance aux seuls aménagements agricoles. Les croissances locales les plus fortes sur la période se réalisent dans les deux capitales régionales. Durant la décennie 1976-1986, les villes de plus de 5000 habitants connaissent les taux de croissance les plus élevés. On assiste donc, en parallèle des projets de développement agricole, à un processus d’agglomération de la population et à l’urbanisation de l’espace saharien et du littoral septentrional (tableaux 1, 2 et 3).

Vers des Saharas égyptiens

Tropisme septentrional à partir des années 1980

À partir de 1983 et jusqu’à la fin des années 1990, une nouvelle phase d’aménagement des déserts est lancée, dans laquelle sont associés, selon des formules de sociétés mixtes, des organismes d’expertise étrangers et privés. La firme néerlandaise Euroconsult s’associe ainsi au bureau d’étude égyptien PACER pour élaborer le plan d’aménagement de la Nouvelle Vallée. C’est le temps où dominent l’expertise internationale et une conception de l’aménagement à l’échelle régionale (Drozdz, 2009). La mise en œuvre de ces plans est pourtant très modeste. Les réalisations s’étalent sur 15 ans, entre 1983 et 1998. La variation de la population dans la période entre 1986 et 1996 (fig. 5) permet de voir que le mouvement de colonisation agricole s’essouffle alors dans les différentes oasis.

5. Population saharienne entre 1986 et 1996.

Au cours de la décennie 1980, l’aménagement saharien septentrional se concentre sur les principaux pôles de peuplement. Le développement agricole paraît oublié des plans régionaux définis à cette période. Le projet de front pionnier qui devait se développer autour de la dépression de Qattara en 1981 est abandonné quelques années plus tard. Les seuls plans masse établis pour la zone littorale concernent Marsâ Matrûh et Borj al-Arab, à proximité d’Alexandrie. L’aménagement des sites d’extraction des hydrocarbures ne fait pas l’objet d’un plan régional.

La population saharienne croît de façon continue durant ces deux décennies, à une vitesse supérieure à la moyenne nationale. Cette croissance démographique se concentre dans les villes petites et moyennes, chefs-lieux locaux où siègent les administrations et les services. La population considérée comme urbaine selon les critères officiels, c’est-à-dire recensée dans les chefs-lieux de district et des gouvernorats, constitue ainsi 46% de la population des deux régions considérées en 1976 et plus de 50% vingt ans après. Les critères officiels donnent donc à voir une population majoritairement urbaine dans les années 1990 et qui a tendance à se concentrer dans le chef-lieu administratif depuis le milieu des années 1970. Le développement du réseau urbain s’appuie jusque dans les années 1970 sur des villes de moins de 10 000 habitants. Cette strate commence à s’étoffer dans le recensement de 1986, résultat des investissements concédés pour l’éducation qui permet un recrutement local massif des jeunes diplômés nés dans les années 1960. La croissance urbaine du Sahara égyptien et du littoral occidental, continue au cours du siècle dernier, bénéficie ainsi très fortement de l’impulsion donnée par la promotion administrative des petits centres urbains (tableau 4).

Différenciation des espaces sahariens: un essai de typologie

Afin d’éclairer les effets locaux de ces politiques de transformation de l’espace saharien, nous avons réalisé une analyse en composantes principales (ACP) sur un ensemble de variables démographiques, économiques et sociales disponibles pour le recensement de 1996. Le but était double: en premier lieu, il s’agissait d’éclairer le processus que Pierpaolo Faggi (1987) avait identifié lorsqu’il avait étudié l’oasis de Dâkhla dans les années 1980, à savoir l’étatisation des territoires sahariens. Nous avons, en effet, cherché à voir si les observations de cet auteur pouvaient être généralisées à l’ensemble des oasis en comparant les progrès de ce processus dans les territoires septentrionaux, en particulier dans les zones de sédentarisation. Dans un second temps, nous avons cherché à identifier des types de communes sahariennes et littorales pour voir s’il était possible de construire une régionalisation du Sahara égyptien sur cette base.

6a. Les types de communes des RPLS selon la CAH.

L’étatisation des territoires sahariens, c’est-à-dire la mise en place d’un cadre de gestion et de gouvernement par l’État qui se surimpose aux modes de gouvernements antérieurs, est, dans le cas égyptien, passée par différents canaux, que nous avons essayé de saisir à travers les variables utilisées dans la réalisation de l’ACP. Au moment de l’Indépendance, le Sahara est très peu différencié économiquement. Les activités non agricoles sont exercées par des groupes spécifiques souvent extérieurs aux oasis. La population de ces dernières est majoritairement occupée dans l’agriculture (Hivernel, 1996). Dans les franges nord, les populations nomades et semi-nomades se consacrent principalement à l’élevage extensif. Le taux d’alphabétisation est très faible.

6b. Projection des individus sur les axes et communes-types.

Pour mesurer spatialement les changements sociaux, nous avons donc choisi de combiner des variables permettant de mesurer les variations des activités des populations et les progrès de la scolarisation. Les variables concernant le niveau d’éducation de ces populations permettaient ainsi de percevoir en creux les progrès des équipements scolaires locaux et avec eux, ceux de l’intégration au territoire national. Une géographie des progrès de la tertiarisation de l’économie était également intéressante pour saisir l’avancée de l’État dans ces lieux, puisqu’en 1996 ces espaces sont encore peu ouverts aux services qui ne relèvent pas de l’administration d’État. De la même façon, les taux de personnes percevant une retraite et le nombre d’étudiantes engagées dans des études supérieures permettaient de voir l’avancée de l’urbanisation et des changements sociaux dont celle-ci est porteuse, et de faire ainsi la part entre la croissance démographique de ce qu’Éric Denis (2007) décrit comme la «ruralopolis» et les espaces aux caractéristiques plus clairement urbaines.

La classification (réalisée sur les coordonnées factorielles des individus) permet de distinguer six types de communes, en fonction des secteurs d’activités, des structures démographiques et du niveau de scolarisation des habitants (fig. 6a, 6b et 6c).

1. Le premier groupe de communes est celui qui s’est trouvé exclu du développement social et économique du Sahara. Il délimite les espaces de relégation de l’aménagement saharien. Il est composé de communes vieillissantes, espaces de départ et en déclin que l’on retrouve surtout dans les franges septentrionales sahariennes.
2. Dans le deuxième groupe, on trouve les communes «agrovilles», résultats de la politique de développement des décennies 1970-1980. L’agriculture et les services sont surreprésentés dans leur économie. Ces communes sont majoritaires dans les oasis. Ayant le plus bénéficié de la scolarisation et des recrutements dans la fonction publique après l’Indépendance, ces communes sont désormais particulièrement touchées par la diminution des investissements publics (cf. supra). L’intégration des jeunes générations de diplômés devient très difficile et le chômage y augmente rapidement.
3. Le troisième ensemble de communes sahariennes regroupe des communes où se concentrent ces nouveaux diplômés qui ne peuvent plus s’insérer dans la fonction publique. Cet ensemble est constitué des fronts pionniers agricoles les plus récents, ouverts à partir de 1987 et des communes touristiques en chantier dans les années 1990 où dominent les activités de construction.
4. Le quatrième groupe possède également une population masculine jeune, mais ici les activités commerçantes occupent une place plus grande que dans les autres villes de cette taille. Ce sont les places marchandes du littoral nord.
5. Le cinquième groupe de communes est celui des capitales sahariennes qui émergent à partir des années 1980 et qui possèdent dès 1996 une économie diversifiée, tournée vers le commerce et les services, avec une base agricole faible. À l’intérieur de ces principaux centres urbains, la tendance est désormais au renforcement des activités commerçantes, à la faveur d’une circulation commerciale intense entre les pôles sahariens, la région-capitale et les autres centres régionaux (Alexandrie et Asyût).
6. Le sixième et dernier groupe de communes regroupe une population masculine jeune et majoritairement engagée dans le secteur industriel, ce sont les communes minières du Nord du Sahara.

6c. Écarts au profil moyen de chaque cluster.

Les logiques territoriales des investissements nationaux et étrangers depuis 1990: attraction littorale et marginalisation des oasis

La décennie 1990 amorce le décrochage de la Nouvelle Vallée au profit du Nord. On note une inversion démographique de la part respective des deux gouvernorats sahariens dans la population saharienne égyptienne totale. En effet, en 1947 elle se concentre encore à 60% dans l’actuel gouvernorat de la Nouvelle Vallée. Depuis 1996, le gouvernorat de Mâtruh concentre 70% des Sahariens. Les taux de croissance démographique pour la période entre 1996 et 2006 (fig. 7) confirment ce décrochage oasien et le dynamisme du littoral, qui connaît un taux de croissance annuel supérieur à 4%. Ce dynamisme s’appuie sur une mise en valeur industrielle et touristique du Nord, favorisée par la libéralisation des années 1990, alors que ces activités se mettent plus lentement en place dans les oasis.

Le développement septentrional repose, en effet, sur l’exploitation des ressources énergétiques présentes dans les sous-sols de la partie septentrionale du Sahara. Aux gisements d’Al ‘Alamayn, dont l’exploitation a débuté en 1966, se sont ajoutés depuis une dizaine d’années les gisements de gaz situés de part et d’autre de la dépression de Qatâra. L’Égypte est ainsi le sixième exportateur mondial de gaz et possède les deuxièmes réserves d’Afrique, derrière l’Algérie. Les sites d’extraction au sud du littoral, mis en chantier à partir de 1999, attirent désormais une main-d’œuvre nombreuse et polarisent la population masculine jeune des oasis.

Ce développement récent s’explique également par les modes différenciés de mise en tourisme de ces régions depuis 1990, pratiques qui renforcent les divisions régionales. On peut ainsi identifier deux régions qui se construisent autour de cette activité.

7. Population saharienne entre 1996 et 2006.

Le tourisme littoral s’est construit autour des complexes résidentiels et de loisirs à destination de la population des villes d’Alexandrie et du Caire. Ces complexes sont conçus comme une infrastructure qui vise à accompagner le développement d’un tourisme de masse, national et international. L’investissement privé y est particulièrement encouragé, notamment par les acteurs internationaux. Un nouveau plan-masse d’aménagement touristique de la côte nord est ainsi en cours d’élaboration, et activement soutenu par les bailleurs qui y voient un moteur du développement local (PNUD, 2009).

Le tourisme saharien se concentre quant à lui majoritairement au nord de la Nouvelle Vallée, à proximité du Caire, autour de l’oasis de Bahariya. Cette mise en tourisme du désert occidental égyptien, qui commence là aussi à partir des années 1990, ne s’appuie ni sur la valorisation de l’héritage oasien ni sur la construction d’un réseau d’infrastructures hôtelières comparable à ce qui se passe dans le Nord au même moment. Elle repose sur l’exploitation des paysages du désert, et s’organise sous forme de safaris motorisés de courte durée, surtout entre les oasis de Bahariya et de Farâfra, dans la zone du Désert Blanc. Les circuits courts, de quelques nuits, obéissent à deux logiques. Lorsqu’ils sont organisés par des agences de voyage, ils sont intégrés à des circuits plus longs et associés à des parcours existants, comme la descente de la vallée du Nil. Lorsqu’ils ne sont pas pris en charge par les agences de voyage, ces circuits courts constituent une destination de loisir pour la population cairote qui s’y rend le week-end ou au moment des jours fériés et bivouaque une nuit ou deux avant de rentrer dans la région capitale. Entre 80 000 et 100 000 p.rsonnes visiteraient ainsi les différents sites du Désert Blanc chaque année.

La politique qui associait, dans les oasis, développement de l’agriculture et colonisation de peuplement est quant à elle largement redéfinie au milieu des années 1990. Ceci explique également le décrochage démographique que l’on constate dans le Sud. L’ouverture du désert à l’investissement étranger, la diminution chronique de l’investissement public vers les oasis et l’introduction de la notion de durabilité dans la définition des politiques publiques financées par les bailleurs de fonds internationaux sont autant de phénomènes qui permettent de comprendre cette évolution.

L’investissement étranger se développe dans le Sahara égyptien à partir de 1996 (loi 230/1996 sur la propriété étrangère) et favorise le développement de fronts pionniers méridionaux ouverts à proximité de la frontière égypto-soudanaise. Ces nouveaux fronts se construisent autour d’exploitations agricoles sous pivots, sans projet de peuplement. Leurs productions sont destinées exclusivement aux marchés cairotes et européens. En 2008, parmi les 385 p.ojets d’investissements privés autorisés par le gouvernement dans la Nouvelle Vallée, 239 p.ojets étaient des projets de développement agricole (EEAA-DANIDA, 2008) (encadré 2).

À cette orientation des investissements privés vers de nouvelles terres déconnectées des oasis ou des fronts pionniers antérieurs s’ajoutent les conséquences des politiques d’ajustement structurel menées depuis les années 1990 qui diminuent drastiquement l’investissement public vers les oasis (à l’exception des investissements routiers). Le dernier front de colonisation ouvert en 1997, Dar al-Arbain, a ainsi vu la construction des premières infrastructures de base en 2002 seulement. Les fonds publics s’orientent désormais eux aussi massivement vers le littoral, comme le montre le projet d’équipement nucléaire civil égyptien. La première des huit centrales nucléaires égyptiennes devrait ainsi être construite à proximité de la ville de Dab’a [3].

Les pratiques des bailleurs de fonds, prenant progressivement en considération la diminution des ressources hydrauliques, ont fini de marginaliser les oasis méridionales dans les dynamiques de développement sahariennes égyptiennes. Des études financées dans les années 1990 p.r la coopération allemande GTZ et qui avaient pour but d’étudier le fonctionnement des eaux souterraines et des nappes profondes à cheval sur le Soudan, la Libye, le Tchad et l’Égypte, ont montré l’extrême lenteur de la recharge de la nappe profonde, alimentée par les pluies tropicales en amont (Heinel, Thorweihe, 1993). Selon leurs conclusions, la faible vitesse du renouvellement des ressources hydrauliques conduit à considérer ces ressources comme fossiles et les experts estiment leur durabilité à moins d’une centaine d’années, si le rythme d’exploitation des eaux souterraines se maintient. Ces conclusions ont influencé grandement la politique du principal bailleur de fonds, US/AID, présent dans le Sud de la Nouvelle Vallée depuis 1984. En 2007, cette organisation affirme la nécessité de réduire les activités agricoles dans le gouvernorat et de faciliter le développement d’autres secteurs économiques. Elle cesse de financer des projets de développement agricole et concentre ses investissements vers les pôles urbains et les activités considérées comme «sèches» (tourisme, artisanat, production industrielle légère). Cette politique est suivie par d’autres bailleurs: en 2009, le principal bailleur canadien interrompt ainsi sa participation au projet de développement des ressources en eau dans le front pionnier de Farâfra (WaDiMena), menaçant le maintien de la population paysanne qui y avait migré.

Conclusion

Les conséquences sociales et territoriales de la politique d’intégration nationale ont été considérables pendant les décennies qui ont suivi l’Indépendance et ont participé à une différenciation rapide et durable des territoires sahariens égyptiens. Ces changements se sont appuyés sur la construction et la consolidation d’un réseau urbain polarisé par les capitales régionales et les petits centres administratifs. L’urbanisation de ces territoires et la création de capitales régionales de la taille de ce qui a pu être observé dans les autres États des franges nord du Sahara constituent les principaux changements observés depuis une trentaine d’années.

Parallèlement à cette mutation, les deux régions historiques sahariennes connaissent des destins divergents. Le Sud et les oasis bénéficient les premiers des programmes d’investissements publics mais se retrouvent aujourd’hui victimes du retrait de l’État ne profitant que marginalement des investissements privés qui se localisent en périphérie des installations historiques. Le Nord, au contraire, attire de façon continue, depuis une vingtaine d’années, les populations comme les investisseurs .

L’interruption progressive de la politique de soutien au Sud s’est donc opérée à la faveur d’une recomposition institutionnelle de l’aménagement des déserts égyptiens, qui subissent, à l’instar de l’ensemble de l’Égypte, les effets de la libéralisation économique et des plans d’ajustement structurel. L’aménagement par plan régional a laissé la place à une logique de projets, menés par des investisseurs privés. Face au désengagement financier de l’État dans ces régions, ce sont désormais les bailleurs de fonds, les ONG, et les associations locales qui se mobilisent pour maintenir ou développer de nouvelles infrastructures. La matrice territoriale héritée d’une trentaine d’années d’investissements dans les infrastructures sociales et économiques demeure pourtant, malgré un net décrochage démographique et économique des oasis méridionales. Les stratégies alternatives de développement local se multiplient, entre migration vers les centres d’emplois nationaux (en direction du Caire et des littoraux touristiques) et internationaux (en direction du Koweït et de l’Arabie Saoudite), extension des circulations commerciales régionales (Drozdz, 2008) et développement du tourisme saharien et oasien, en marge des infrastructures littorales. Depuis 1990, la libéralisation accrue de l’accès aux ressources souterraines, quant à elle, favorise nettement les régions septentrionales et littorales qui profitent de la récente expansion des activités d’extraction du gaz.

La prise en compte par les politiques des enjeux du développement durable et notamment des impératifs de gestion à long terme des ressources hydrauliques souterraines a des conséquences contradictoires sur les territoires sahariens. Elle participe également de leur différenciation actuelle tout en renforçant les oppositions régionales. Comme les politiques actuelles encouragent l’initiative privée qui ne favorise que marginalement le développement durable de communautés locales, elles menacent directement les ressources des populations des fronts pionniers les plus fragiles et les plus dépendants de l’exploitation des ressources souterraines, tant pour leur maintien actuel que pour leur reproduction future. Cette nouvelle donne inverse la géographie construite par les projets hydrauliques soutenus pendant les trois décennies qui ont suivi l’Indépendance.

In fine, les logiques de projets qui se développent dans ces régions conduisent à des différenciations qui semblent se produire à une échelle plus fine. Ayant étudié le devenir des fronts pionniers des marges désertiques du Delta, H.K. Andriansen (2003) se demandait si ces lieux constituaient des espaces de relégation ou d’opportunité. La question se pose également désormais pour les différentes sous-régions du Sahara et du littoral occidental.

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US/AID (2007). Scoping meeting for New Valley Governorate El Mounira Village, Kharga Oasis, Balat Village, Dakhla Oasis – Egypt Infrastructure Improvements Project/Secondary Cities. Le Caire: US/AID 50 p. (consulter)

Pour le détail des sources statistiques disponibles en Égypte voir CEDEJ/CAPMAS, «Century Census Egypt 1882-1996 / Un siècle de recensement», Le Caire, CD-rom et Livret d'accompagnement, 2003, rédaction F. Moriconi-Ebrard et H. Bayoumi, 126 p. Les données démographiques de 2006 ont été obtenues auprès du PNUD au Caire.
La même cohérence statistique n'existant pas pour les espaces du Sinaï (en raison de l'occupation israélienne), il n'était pas possible d'ajouter cette région à l'étude. Par ailleurs, l'intégration nationale des franges orientales de l'Égypte ayant obéi à une chronologie très différente (Briggs et al., 2003), nous les avons également mises de côté.
Egypt to take bids on first nuclear plant, Ahram online, 11 décembre 2010 [consulté le 1er juin 2011] / “Going nuclear”, Al Ahram Weekly online, 2-8 septembre 2010, [consulté le 1er juin 2011]. Après avoir été une première fois ajourné après l’accident de Tchernobyl et relancé en 2008, le programme nucléaire civil égyptien a de nouveau été ajourné, après le départ de Hosni Mubarak le 11 février 2011.