N°106

Représenter les lieux et les populations dans une colonie de peuplement: un siècle de recensements sud-africains

L’Afrique du Sud compte plus de 50 millions d’habitants dont plus de 60% sont citadins. Le pays dispose d’un réseau de villes complet, constitué d’aires métropolitaines et d’agglomérations secondaires nombreuses et hiérarchisées. Ce réseau s’est constitué tout au long de l’histoire contemporaine en lien avec la mise en place et l’évolution de systèmes de peuplement marqués par la colonisation, la ségrégation, l’industrialisation et les déplacements de population, ceci dans des contextes mondialisés successifs.

Un remarquable ensemble de recensements de population, datant de la fin de l’époque coloniale (1904) jusqu’à l’aire post-apartheid actuelle, soit plus d’un siècle, est disponible pour l’Afrique du Sud. Cependant, ces données statistiques ont été recueillies et compilées dans une succession de contextes spécifiques: tout d’abord, l’union d’ex-colonies britanniques dominatrices et de républiques boers dans un régime, certes indépendant, mais de nature toujours coloniale, puis le régime d’apartheid et finalement la «nouvelle Afrique du Sud» post-apartheid. On sait que les opérations de recensements menées à l’échelle nationale avec leurs classifications sociales et spatiales relèvent de stratégies de contrôle, ceci particulièrement dans les anciennes colonies de peuplement (settler societies) où la gestion des communautés différenciées selon leurs origines est un enjeu social, politique et économique majeur (Bouchard, 2000). Cela a été notamment étudié et analysé aux États-Unis (Hannah, 2000). Plus généralement, la géographie politique explore et utilise dans cette perspective les travaux de Michel Foucault sur la gouvernementalité et ses technologies (2004a et b) pour travailler sur la mise en œuvre de «géo-pouvoirs» (Toal, 1996; Rose-Redwood, 2006). Dans le cas de l’Afrique du Sud, ce processus a été marqué par des ruptures et des évolutions notables dans les catégorisations spatiales utilisées, révélatrices des systèmes politiques et des technologies de gouvernement successifs mais aussi des représentations de l’espace et de la société à l’œuvre dans une singulière et ancienne colonie de peuplement (Mbembe, 2000; Trigger, Griffiths, 2003) devenue «nation arc-en-ciel». Les ingénieries socio-territoriales racistes et ségrégationnistes ont ainsi déterminé la construction des données statistiques et des localités au XXe siècle jusqu’à la fin du régime d’apartheid. Les réformes territoriales radicales qui ont suivi ont eu pour but d’abolir le régime ségrégationniste et de réinstaller les localités et les communautés dans une égalité de statut légal. C’est donc la sélection, la reconnaissance et la hiérarchie des localités de recensement qui ont été au service du projet social et politique dominant avec ses évolutions coloniales, ses développements ultérieurs (instauration de l’«apartheid mesquin» puis du «grand apartheid») et ses ruptures radicales (abolition de l’apartheid).

Nous proposons, à partir d’une cartographie dynamique, une analyse comparée de l’évolution effective de la distribution de la population et de celle des localités officielles. La question centrale pour chaque recensement est la suivante: quelles sont, au sein du peuplement effectif, les agglomérations qui sont reconnues comme localités officielles et pourquoi?

Les résultats et les acquis d’une telle recherche portent, d’une part, sur la spécificité sud-africaine dans l’évolution des technologies spatiales de contrôle développées dans les ex-colonies de peuplement et, d’autre part, sur les décalages entre le peuplement effectif et les représentations de l’espace et de la population produites par ces technologies.

Méthodologie

La base de données Dysturb (Giraut, Vacchiani-Marcuzzo, 2009) compile, harmonise, géoréférence et met en relation dans le temps, d’une part, l’ensemble des cartes politiques et administratives des districts, des aires urbaines et des localités et, d’autre part, les chiffres de population concernant l’ensemble de ces localités sud-africaines, urbaines ou rurales, depuis 1911. De plus, elle détermine les périmètres et la constitution des entités urbaines pour chaque recensement, ceci sur des bases fonctionnelles au-delà des divisions administratives et des définitions officielles changeantes (encadré 1).

1. Évolution de la population, 1911 – 2001

Il est ainsi possible de retracer l’histoire d’un siècle d’urbanisation et d’évolution de la distribution de la population et des localités sud-africaines, malgré les changements de limites administratives, de catégories spatiales et sociales et de statuts conçus dans le cadre des ingénieries territoriales successives. Les séries de données démographiques et administratives par localité peuvent donc être traitées sur la longue durée et réagrégées dans les cadres spatiaux fonctionnels et administratifs constants, actuels ou anciens. En effet, aux problèmes classiques de changements de frontières et de dénominations se sont greffés, tout au long du XXe siècle en Afrique du Sud, des changements de catégories et des distinctions de statuts parmi les localités. Paradoxalement, les distinctions introduites entre les individus sur des bases raciales et d’origine, et sur lesquelles s’est fondé l’ordre politique raciste jusqu’à la fin de l’apartheid, posent peu de problèmes de suivi statistique. En effet, introduites sous la colonisation, ces distinctions se sont maintenues et se sont même perfectionnées et rigidifiées durant la période d’apartheid. Les lieux de peuplement africains furent d’abord exclus du domaine municipal puis systématiquement distincts des localités blanches jusqu’à la fin du régime d’apartheid. L’égalisation des localités de recensement est inaugurée à partir du milieu des années 1990, tandis que leur multiplication avait été amorcée dès le début de la décennie et la réalisation de recensements pour les homelands. Dans le cadre des recensements, ces distinctions ont ainsi été utilisées de manière assez permanente avec cependant des changements de dénominations. Notons le problème de la sous-évaluation de la population noire durant la politique de «grand apartheid» qui culmine au recensement de 1985, non retenu dans la base ici proposée pour des questions de fiabilité des données.

Les cadres spatiaux, dans lesquels les recensements ont été compilés, sont beaucoup plus inconstants. En effet, l’exercice de dénombrement s’est effectué dans des cadres hétérogènes avec d’amples modifications introduites non seulement dans les délimitations et le nombre des entités jusque dans les années 1970, mais aussi dans leur nature et leur statut. Jusqu’en 1991, la population considérée comme urbaine était dénombrée par localité, tandis que la population considérée comme rurale était dénombrée par district de recensement sans localisation précise.

2. Le maillage administratif, 1911 - 2001

Dans cet article, les séries de cartes animées (fig. 1 et 2 ; [1]) issues de la base Dysturb sont construites, pour les cartes sur la distribution de la population, en agrégeant les données sur la population rurale par magisterial district de chaque recensement, et, pour les cartes sur les localités de recensement, en cartographiant la liste des localités officielles pour chaque recensement (encadré 2).

La dynamique de la distribution spatiale de la population: de la division coloniale à la nouvelle Afrique du Sud métropolitaine et ses marges

Au début du XXe siècle, la distribution de la population sud-africaine renvoie avant tout à celle de la population rurale d’origine bantoue qui représente plus des deux tiers du total. La répartition des populations «urbaines» d’origine européenne est donc quantitativement secondaire.

Ainsi en 1911, le premier recensement général de la population sud-africaine compte 6 millions d’habitants dont plus de 70% d’origine bantoue. Cette population est rurale à 80% et concentrée dans la partie orientale de la Province du Cap et dans les Provinces du Natal et du Transvaal. Sa distribution géographique dessine une vaste ceinture qui inclut le Nord-Ouest, le Nord et l’Est du pays où se situent les réserves bantoues créées à partir des réduits laissés par les colonisations de peuplement afrikaner et britannique. Ces réserves couvrent environ 10% de la superficie sud-africaine ce qui est confirmé par le Land act de 1913, (elles seront étendues à 13% en 1936), soit les deux cinquièmes des terres du Nord et de l’Est. Au début du siècle, mis à part quelques districts urbains, les districts les plus peuplés sont ceux de la ceinture des réserves indigènes comme Zoutpansberg dans le Nord du Transvaal, Umtata dans la partie orientale de la province du Cap ou Ixopo dans le Natal central. Parallèlement, les communautés liées au peuplement originaire d’Afrique australe (Khoïkhoï; San) et aux vagues de colonisations et de migrations depuis l’Europe (Afrikaners et Anglais) et l’Asie (Indiens et Malais) sont installées dans les autres parties moins densément peuplées du pays.

Les populations d’origine européenne sont essentiellement urbaines dans les provinces du Cap et du Natal où elles voisinent avec les populations métisses et indiennes, et davantage rurales dans l’Orange Free State et le Transvaal où elles sont concentrées dans des bourgs ou dispersées dans des fermes distinctes des réserves africaines. Les populations d’origine anglaise et indienne forment la majorité de la population urbaine et sont également présentes dans les parties rurales de l’ex-colonie du Natal. Les Afrikaners et Coloureds se répartissent dans différents environnements: villes, bourgs et campagnes.

Les trois plus grandes villes comprenant centre-ville, banlieues et locations (nom donné durant la période coloniale et pré-apartheid aux quartiers urbains réservés aux populations d’origine africaine) sont déjà habitées par les différentes communautés sud-africaines en 1911. La cité administrative et d’affaires du Cap compte 85 000 «Europeans or Whites» et 75 000 «Coloureds»; la nouvelle cité «champignon» minière de Johannesburg compte 120 000 «Europeans or Whites», 100 000 «Bantus» et 15 000 «Coloureds and Asians»; enfin, le grand port industriel de Durban compte 35 000 «Europeans or Whites», 35 000 «Asians» et 20 000 «Bantus».

Cette carte de répartition de la population évolue tout au long du siècle sous l’influence de deux processus: la croissance différentielle des populations et l’urbanisation massive. La croissance différentielle des populations, avec des soldes migratoires et naturels différents selon les régions et les communautés, amplifie les contrastes entre les milieux ruraux denses (les anciennes réserves africaines) et les campagnes où l’exploitation est d’origine coloniale.

Malgré la pression démographique, la superficie totale des réserves sera plafonnée à 13% du territoire sud-africain. Ainsi la terre réservée en propriété collective subit une pression extrême sans perspective d’extension pour les cultures ou les pâturages. Cela a bien sûr alimenté un courant d’exode rural et imposé la figure du travailleur migrant, créant une forte dépendance des populations africaines rurales vis-à-vis des revenus salariés externes, majoritairement urbains. Les mouvements forcés de population et les limitations de mouvements qui ciblent les populations d’origine africaine ont contribué à renforcer le poids démographique d’ex-réserves devenues des parties de bantoustans.

La période du «grand apartheid» des années 1970 introduit des changements majeurs dans la répartition de la population. La politique des homelands ou bantoustans était conçue et présentée comme une politique de décolonisation interne avec création de nouveaux États pseudo-indépendants pour les populations d’origine africaine dans lesquels celles-ci auraient exercé leurs droits politiques. Ces pseudo-États étaient créés à partir des réserves indigènes, à superficie constante (13% du territoire sud-africain) mais avec quelques modifications mineures pour limiter les très nombreuses discontinuités territoriales. Avec la mise en place parallèle de nouveaux sites industriels à la frontière des nouveaux homelands, il s’agissait également d’une rationalisation du système d’exploitation à l’échelle nationale incluant même le Lesotho et le Swaziland, États dépendants et voisins (Christopher, 2001). Dans ce nouveau système, de nouvelles agglomérations «champignons» se développent aux confins intérieurs des bantoustans, au plus près des villes et des sites industriels ou miniers voisins. Plus généralement, les déplacements forcés et les restrictions à la mobilité résidentielle imposées aux populations d’origine africaine contribuent à renforcer le poids démographique des anciennes réserves devenues homelands.

Malgré — et parfois avec — ces politiques contraignantes qui limitent l’exode rural et imposent même un certain exode urbain, la continuation de l’urbanisation massive se traduit par la croissance des aires métropolitaines et urbaines mais aussi par l’émergence de nouveaux bassins urbains et industriels dans le Nord du Natal minier et industriel, dans le Nord-Ouest minier de l’Orange Free State ou encore dans l’Eastern Cape avec la constitution d’une conurbation (East-London/King William’s Town) débordant largement sur le homeland du Ciskei. Cela illustre la mutation de l’urbanisation et des formes urbaines avec le développement, dans les bantoustans, d’implantations suburbaines éloignées des villes sud-africaines et considérées comme rurales bien qu’effectivement liées à l’urbanisation (Ramutsindela, Donaldson, 2001; Folio, Guyot, 2004).

Au total, de 1911 à 2001, l’Afrique du Sud connaît une phase d’urbanisation intense avec une forte croissance des agglomérations de plus de 5 000 habitants dont la population totale croît en moyenne de 3,6% par an sur toute la période. Ces villes sont ici considérées selon des critères d’agglomération morphologique et fonctionnelle, indépendants des classifications raciales et spatiales, qui excluent officiellement des parties d’agglomérations de la population urbaine.

Les deux séries de cartes animées montrent clairement le renforcement des fortes densités des anciennes réserves indigènes coloniales devenues bantoustans et la forte concentration dans les principales aires métropolitaines. Ainsi l’Orange Free State, où ne sont situées que quelques anciennes réserves et aires urbaines, regroupe 10% de la population sud-africaine en 1911 et seulement 6% au début du XXIe siècle. Sur la même période, l’ancienne province du Natal représente toujours 20% du total quand le Nord du pays, c’est-à-dire l’ancien Transvaal, avec ses nombreuses ex-réserves et une immense conurbation porte plus de 45% des 45 millions d’habitants en 2001 contre seulement 25% des 6 millions de Sud-Africains en 1911.

Les localités officielles (census places): des seuls sites pionniers à l’ensemble des implantations humaines

La carte des localités de recensement (census places) correspond jusqu’aux années 1970 à celle des entités du gouvernement local, autrement dit, aux communautés auxquelles il est reconnu un droit d’auto-organisation et donc une certaine autonomie. Des settlements ruraux et des suburbs permettent cependant d’identifier quelques localités complémentaires (notamment pour les recensements de 1911 et 1921), bien souvent appelées à être promues ultérieurement comme siège d’un organe de gouvernement local par la présence d’une communauté d’origine européenne. Des localités d’origine africaine furent reconnues comme chefs-lieux, notamment dans les Transkeian territories mais aussi au Zululand, et donc administrées comme des chefs-lieux coloniaux avec leur petite colonie de fonctionnaires et à ce titre identifiées comme des localités officielles.

3. Nombre de localités de recensements par recensement

Les townships dotées de structures propres d’encadrement administratif et les nouvelles localités promues dans les bantoustans vont constituer, à partir de 1970, une nouvelle génération de localités dont la reconnaissance accompagne la politique du «grand apartheid». En 1991, les recensements séparés de bantoustans indépendants (Transkei, Bophuthatswana, Venda et Ciskei) introduisent (pour les deux premiers) l’identification systématique des lieux de peuplement et des agglomérations africaines rurales comme des localités de recensement. Ils préfigurent en ce sens la généralisation du recensement des localités rurales à partir de 1996 et donc dans notre base à partir du recensement de 2001. Une certaine adéquation entre le semis de localités et les densités de population apparaît donc enfin, même si les très fortes densités des aires métropolitaines ne se traduisent pas par un semis de localités proportionnel à leur poids démographique réel (encadré 3).

La croissance du nombre des localités de recensement qui correspondent (fig. 3) aux localités officielles montre clairement la mutation post-apartheid intervenue à partir du milieu des années 1990, quand les localités d’origine africaine sont reconnues comme des localités de recensement individuelles et non plus comme des éléments indifférenciés de la population rurale d’un district. Avant cela, le graphique indique une croissance lente du nombre de localités officielles correspondant d’abord à la création ou à la reconnaissance de nouveaux établissements humains pionniers et ensuite, lors de la période d’apartheid, à la promotion de quelques townships comme localités de recensement séparées des cités auxquelles elles appartiennent fonctionnellement et morphologiquement.

Perspectives historiques et politiques sur l’évolution des ingénieries territoriales:
de l’ordre colonial aux agencements post-apartheid

La cartographie dynamique des localités officielles au cours du XXe siècle reflète l’histoire de l’antagonisme entre les implantations coloniales et la distribution effective de la population. La dense population rurale africaine des réserves coloniales puis des bantoustans fut considérée, jusque dans les années 1990, de manière indifférenciée dans le cadre du «reste» («other») rural de chacun des districts de recensement, une fois les populations urbaines isolées de leurs localités officielles.

L’indifférenciation spatiale des populations rurales d’origine africaine s’inscrivait dans le modèle spatial issu de la colonisation et sophistiqué sous l’apartheid qui distinguait les localités d’origine coloniale, auxquelles était liée la notion de citoyenneté, des espaces réservés aux indigènes, ceux-ci étant soumis au régime de la propriété collective et à la sujétion de leaders considérés comme traditionnels (Christopher, 1976; Mamdani, 1996; Schmidt, 1996; Houssay-Holzschuch, 1996; Giraut et al., 2005; Giraut, 2005).

Le rapprochement entre les cartes des localités de recensement et de la distribution de la population totale s’effectue donc tardivement, d’abord avec la reconnaissance de certaines townships urbaines distinctes des autres parties des villes, puis dans les années 1990, avec la réalisation de quelques recensements spécifiques pour certains homelands et la fin de l’apartheid et la reconnaissance officielle de localités non considérées jusque-là.

4. La composition de la ville d’apartheid en entités séparées et fragmentées (A) et les statuts sélectifs des localités de recensement selon les juridictions municipales et des homelands (B)
CBD: Central Business District ; Buffer Zone: Zone Tampon

Au long du XXe siècle, l’évolution de la représentation du peuplement peut ainsi être vue comme l’expérience du tournant postcolonial avec la reconnaissance tardive de la participation des populations dites indigènes au processus d’urbanisation et à la citoyenneté associée.

Dans le cas particulier de l’Afrique du Sud, le régime d’apartheid confronté à la croissance urbaine a incorporé certains quartiers réservés aux Africains et aux non-Blancs (les townships) dans la nomenclature des localités pour pouvoir prendre en compte ces fragments de territoires de plus en plus nombreux et les considérer comme urbains. Cependant, ces quartiers furent comptés séparément du reste des entités urbaines avec un gouvernement local extra municipal et contrôlé par le pouvoir central. Ceci participa de la structure fragmentée de la ville d’apartheid (Davies, 1981; Lemon, 1991; Gervais-Lambony, 1997; Christopher, 2001). De plus, les mouvements forcés de population du «grand apartheid» projetèrent au-delà des frontières des homelands de nouveaux fragments liées aux villes et dépendants, mais cette fois non reconnus comme urbains (fig. 4). Le tout formant un système complexe et original pour lier ségrégation et exploitation avec un jeu de pass (autorisation de déplacements contrôlés) sophistiqué.

Cette ingénierie d’apartheid, à la fois censitaire et territoriale, peut être considérée comme une sophistication du système colonial des locations et des reserves, pour un usage optimal de la force de travail sans avoir à assurer ses coûts de reproduction. C’est la thèse de Dan O’Meara (1983) qui interprète l’expérience culturelle et historique de l’apartheid dans une approche néomarxiste qui souligne la rationalité économique du système. Cette approche fut développée par Deborah Posel (1997) qui considère l’apartheid comme la combinaison d’un plan purement idéologique d’un point de vue racial, d’une recherche de rationalité économique et de facteurs contingents. Cependant, d’autres auteurs insistent sur le caractère avant tout ethnocentrique et sur la dimension culturelle de l’idéologie d’apartheid. Ainsi Thiven Reddy (2000) range cette idéologie dans le cadre plus général du travail culturel «d’hégémonie» (d’après l’expression d’Antonio Gramsci) exercé par les Européens pour la définition d’un «autre» colonial dans les colonies de peuplement. Hermann Giliomee (2003) revisite, quant à lui, les essais théoriques et la position de différentes forces politiques de la région dans l’entre-deux-guerres et estime que les fondements de cette idéologie sont liés au discours missionnaire. Selon ces lectures culturelles et historiques, l’apartheid est à replacer comme séquence spécifique dans la longue durée d’une colonie de peuplement et d’exploitation, ce que Bettina Schmidt (1996) démontre magistralement.

5. Un dessin des paysages contrastés et des types d’implantations humaines sud-africaines à la fin de l’apartheid (Urban Foundation, 1994)

Avec l’ordre de l’apartheid, la cartographie officielle sud-africaine ignorait la plupart des lieux dédiés aux populations africaines (Stickler, 1990), qui n’étaient pas non plus visibles dans les nomenclatures de recensements. C’est ce que le Haut-Commissariat aux droits de l’Homme a nommé la «deuxième Afrique du Sud». Des chercheurs ont cerné et documenté cette Afrique du Sud invisible dans des rapports ou des articles critiques. Leurs approches allaient de la tentative d’identification et d’énumération des mouvements forcés de population (Platsky, Walker, 1985) et de l’ensemble des implantations urbaines africaines (Graaf, 1986), à la discussion sur la fonction de ces mouvements et localisations (Mabin, 1988). D’autres furent impliqués dans des études visant à optimiser les politiques de développement incluant les populations africaines (Simkins, 1983, 1986; Urban Foundation, 1990) ou à évaluer les mérites des différentes localisations pour les développements urbains (Geyer, 1989, 2003).

Aujourd’hui dans l’Afrique du Sud post-apartheid, les tentatives d’effacement de la géographie et de la toponymie coloniales et d’apartheid passent par un processus de changement de noms très controversé (Giraut et al., 2008; Guyot, Seethal, 2007; Jenkins, 2007).

Un dictionnaire des noms de lieux sud-africains dans sa dernière édition (Raper, 2004) s’ouvre très largement à une toponymie africaine en intégrant nombre d’allonymes. En revanche, il continue d’ignorer une partie de la «deuxième Afrique du Sud» occultée de la cartographie officielle de l’apartheid: townships lointaines, townships ou concentrations périphériques de bantoustans et squatters camps. Ainsi, n’apparaissent pas des aires urbaines majeures telles que: Ozizweni, Esikhaweni, KwaMsane, Wembezi, Ezakheni, Emondlo, toutes au KwaZuluNatal ou Kayaletu dans l’ex-Ciskei ou encore Ga Luka dans l’ex-Bophuthatswana. Et si le Bushbuckridge (vaste concentration de population africaine dans une poche d’ex-bantoustans à quelques dizaines de kilomètres des pôles d’emplois du parc national du Kruger et de la capitale provinciale Nelspruit) est mentionné, c’est toujours comme la dénomination d’une petite chaîne qui a donné son nom à un village Bosbokrand! Quant à Inanda (très vaste quartier urbain développé en autoconstruction à la périphérie de Durban dans la continuité de la township de KwaMashu), c’est en tant que mission que la localité apparaît.

Lors de cette période de transition post-apartheid se pose donc avec acuité le problème de la reconnaissance et de la réintégration de lieux marginalisés (fig. 5), voire occultés par une certaine géographie officielle.

Dans ce contexte et dans une perspective «post-colonie de peuplement» («post settler society»), les recensements post-apartheid ont visé deux objectifs: considérer toutes les implantations humaines sud-africaines comme des localités de recensement, et envisager comme aire urbaine l’agrégation de l’ensemble des fragments urbains liés fonctionnellement. Cette évolution se situe dans un processus plus large de construction d’un nouveau dispositif de gouvernement local inclusif (Cameron, 1999; Giraut, Maharaj, 2002; Ramutsindela, Donaldson, 2001; Sutcliffe, 2002; South African Cities Network, 2004; Maharaj, Narsiah, 2005; Houssay-Holzschulch, Vacchiani-Marcuzzo, 2009) et de re- ou dé-hiérarchisation des lieux et des communautés dans l’information géographique officielle. En somme, il s’agit de produire une nouvelle géographie contre les représentations sociales et politiques héritées à l’œuvre dans une société divisée d’origine coloniale.

Conclusion

Les recensements sud-africains successifs au cours du XXe siècle, selon les idéologies et ingénieries territoriales qui ont inspiré leur conception, ont produit une hiérarchie des lieux et des communautés changeante, typique de l’évolution d’une société issue d’une colonie de peuplement et de ses représentations spatiales.

La distinction fondamentale entre les localités fondées par les populations d’origine européenne et les implantations humaines d’origine africaine a produit une «double Afrique du Sud». La «deuxième Afrique du Sud», en fait première mais dans l’ombre de la colonisation (d’où l’expression anglaise «The shadow South Africa»), était rendue invisible dans la sphère politique du gouvernement local et dans les représentations officielles de la distribution des localités. L’urbanisation des populations d’origines non européennes a modifié les représentations officielles et la hiérarchie des lieux avec la reconnaissance progressive des communautés urbaines non européennes dans le système hautement ségrégué de la ville d’apartheid.

La fin de l’apartheid a débouché sur une nouvelle représentation de l’espace des différentes communautés. Cette représentation, désormais inclusive, recense l’ensemble des implantations humaines comme localités dé-hiérarchisées, mais cela demeure une représentation toujours différencialiste en termes de communautés.

Sur un siècle, la représentation des localités officielles et de la distribution de la population a donc évolué d’une vision de colonie de peuplement à une vision postcoloniale qui inclut l’espace et les lieux anciennement subalternes de la société coloniale héritée.

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La cartographie dynamique a été réalisée par Stéphanie Guislain, IRD