N°112

Intelligence stratégique et dissimulation dans les outils
de géovisualisation en ligne

Voir d’en haut, un rêve devenu réalité accessible à tous

La technique photographique n’a pas constitué immédiatement un enjeu majeur aux yeux des autorités militaires françaises: lors de son apparition à la fin des années 1830, «les autorités militaires [sont] sensibilisées rapidement, mais en vain, au potentiel que la photographie pouvait représenter pour la stratégie et l’instruction des troupes» (Challéat, 2008). Il faudra ainsi attendre 1915 pour que le ministère de la Guerre crée sa section photographique. Avant la Grande Guerre, son utilisation à des fins militaires est liée au hasard de sa pratique en amateur par quelques officiers du génie, envoyés pour des missions de renseignement en Chine à la suite de la seconde guerre de l’Opium (1858-1860) et qui pressentent en elle une capacité d’information topographique (ECPAD, 2011).

L’idée d’allier la technique photographique au «fantasme de voir d’en haut», aussi vieux que la cartographie (Jacob, 1992), apparaît en 1855 avec Antoine Andraud qui imagine ainsi remplacer la technique de cartographie par triangulation — longue et complexe — par la photographie perpendiculaire. La vérité du daguerréotype (Gervais, 2001) permettrait de lever l’«image parfaite et indélébile» d’une Terre regardée «avec l’œil de la science» (Andraud, 1855). Bien après les premiers essais par Nadar en 1858, Gaston Tissandier et Jacques Ducom réalisent le 19 juin 1885 sept photographies durant un survol de Paris en ballon, dont une de l’île Saint-Louis. Le Bulletin de la Société française de photographie soulignera à son propos «tout le parti que pourra en tirer la géographie, la topographie et l’art militaire» (1885). Mais l’expérience de Tissandier et Ducom n’est pas immédiatement suivie d’un engouement pour la photographie aérienne. Le médium photographique comme outil n’est pas bien accueilli par la science cartographique, et les militaires ont encore à faire face à des problèmes techniques — optiques notamment — les obligeant à pousser plus avant les recherches sur les objectifs à long foyer (Gervais, 2001).

La technique photographique n’émerge réellement comme outil essentiel de la manœuvre militaire que durant la Première Guerre mondiale (Villatoux, 2010), avec l’essor de l’aviation et l’emploi d’appareils de prise de vue (appareils photographiques et caméras) embarqués à bord d’aéroplanes ou de ballons captifs (Chablat-Beylot, 2010). Toujours par le biais de la recherche militaire et à des fins de renseignement, la Seconde Guerre mondiale continue d’affiner ces technologies. Mais la «photo-interprétation» mise à la portée de tous inquiète. Ainsi, si le «basculement du regard» (Gervais, 2001) opéré par l’imagerie aérienne ou spatiale sert fortement les militaires dans la stratégie de renseignement, sa réciproque ne suscite pas moins leur inquiétude: s’il est vrai que l’on peut voir, il est tout aussi vrai que l’on peut être vu. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les autorités militaires dressent ainsi une liste de sites interdits à la photographie aérienne et à la vue du public par quelque moyen que ce soit. La course à l’armement lancée par les États-Unis et l’URSS durant la guerre froide nous fait entrer dans l’ère aérospatiale. Très vite, l’imagerie satellitale n’est plus cantonnée aux seuls usages militaires: elle diffuse et rencontre un engouement de la part du public, jusqu’à devenir une norme dans la représentation de la Terre.

Dans les années 2000, l’intérêt pour l’information géographique se concrétise par la mise en place de portails de visualisation de photographies aériennes et images satellitales sur «le réseau des réseaux». En avril 2006, l’entreprise Google lance Google Maps France, service partiellement gratuit de cartographie numérique. En juin 2006, les fonctionnalités de calcul d’itinéraires et de vues satellites y sont intégrées. En réaction, un projet similaire couvrant le territoire français prend forme, durant l’été 2005, à l’Institut géographique national (IGN). Le lancement officiel du Géoportail a lieu le 23 juin 2006 et, après quelques avaries techniques, l’ensemble du territoire français — mais strictement le territoire — est, en juillet 2006, correctement visible en résolution maximale, à savoir 50 centimètres par pixel. Le Géoportail est ainsi consacré «vecteur principal de la diffusion des données géographiques et forestières ainsi que des fonds cartographiques numériques» [1].

Pourtant, aujourd’hui encore, la dissimulation de certains sites sensibles est pratiquée par l’IGN. Cette stratégie pose néanmoins de nouvelles questions au regard de la très large diffusion des images aériennes ou satellitales sur Internet. Avant même l’idée d’enregistrer pour montrer, comment l’interdiction de voir, et donc l’interdiction de survol de ces sites par quelque pilote que ce soit, se concrétise-t-elle? Par la suite, et concernant la problématique de la prise de vue, quel cadre législatif entoure les opérations de dissimulation? Qui décide des périmètres de dégradation de la définition des images, et à la demande de qui celle-ci peut-elle être mise en œuvre? Quelles sont les limites apparentes de ces opérations au moment où l’imagerie satellitale rattrape, en définition, l’imagerie aérienne? En d’autres termes, cette dissimulation est-elle efficiente, ou est-ce peine perdue quand le marché de l’imagerie satellitale met à disposition nombre de fichiers aux contenus incontrôlables par la législation française en la matière? Enfin — et au-delà du cas français — quelles sont les différentes stratégies mises en œuvre par des États tels que la Russie, les États-Unis d’Amérique ou encore Israël, dont l’histoire récente permet de soupçonner un contrôle relativement fort sur l’information territoriale stratégique [2]?

Des sites interdits au survol

Un strict contrôle des déplacements aériens

En amont de l’interdiction de prise de vue des sites sensibles, l’interdiction de connaître s’applique avant tout directement à la vue elle-même, sans médiation par un appareil photographique ou par un autre appareil d’enregistrement des images. Ainsi, des zones classifiées sont interdites à la circulation aérienne de manière temporaire ou permanente. Au-delà du simple regard d’un observateur, les conditions de sécurité générale de sites définis expliquent incontestablement ces interdictions mises à la circulation aérienne. Bien évidemment, parmi ces conditions figure le secret défense, et l’interdiction de survol est un moyen efficace de contrôler toute prise de vue. Cependant le contrôle de la circulation aérienne est plus général. Il est même systématique et permanent: tout aéronef est en principe soumis en vol à un contrôle effectif et est suivi par radio en continu; il doit signaler sa position et demander des autorisations de vol aux services responsables.

1. La LFRC Cherbourg, la LF-P 81 Cherbourg, et les ZIT de La Hague et Flamanville
Extrait de la carte aéronautique OACI 941 (IGN, 2009) «France Nord-Ouest» au 1:500 000.

Tout pilote dispose, par obligation, d’un ensemble de cartes qui précisent les autorisations de vol et de survol et, plus généralement, les restrictions s’appliquant à l’espace aérien. Toute l’information nécessaire est en principe portée sur ces cartes en particulier avec une classification de A à D croissant avec les restrictions (fig. 1). Ces cartes sont mises à jour annuellement. L’apprentissage de la lecture de ces cartes, que l’abondance de l’information rend complexe, fait partie de la formation des pilotes.

Différents niveaux d’interdiction

En particulier, on peut distinguer plusieurs catégories de restrictions à la circulation. Tout d’abord, la priorité donnée à la sécurité militaire conduit à définir des couloirs aériens interdits de manière permanente ou temporaire (par exemple couloir d’entraînement de vol sur Mirage). Ensuite, des conditions particulières sont imposées à la circulation aérienne en zones urbaines ou montagneuses ou au-dessus des aéroports. Enfin, des sites particuliers sont protégés pour des raisons qui relèvent de la sécurité militaire, du secret défense ou de classifications du type Seveso, comme les centrales nucléaires.

On constate ainsi que les interdictions les plus fortes à la circulation aérienne apparaissent dans deux catégories:

Ces interdictions de survol (vertical ou latéral) ont sans doute un double objectif: prévenir tout risque lié à des tentatives d’actes terroristes ou présumés tels, mais également interdire la prise de photos aériennes. Dans ces deux cas, on peut néanmoins douter de l’efficacité réelle de ces mesures. Pour ce qui est du survol, l’interception d’un aéronef — quel qu’il soit, à visée terroriste ou non — ne semble pas être particulièrement efficace a priori, à la différence de la sanction de contrevenants «occasionnels» a posteriori. Pour ce qui est de la prise de vue, l’interdiction de survol est limitée en altitude (généralement autour de 5000 pieds), mais la qualité des appareils photos contemporains permet sans doute, pour ceux qui en auraient le désir, de satisfaire leur curiosité au-delà de l’altitude à partir de laquelle le vol est autorisé.

À l’inverse, on peut souligner que les informations diffusées par le biais du Service de l’information aéronautique (SIA) de la Direction générale de l’aviation civile (DGAC) donnent la localisation précise des zones à risques: le fait que ces sites soient parfaitement repérables sur les cartes aéronautiques et documentés conduit à un dévoilement partiel du secret défense qui les protège. Enfin, on peut s’étonner que cette législation de protection ne concerne pas les ULM.

L’encadrement législatif français des opérations de dissimulation

Une procédure régie par le Code de l’aviation civile

Le Code de l’aviation civile, dans la section 2 («Usage aérien des appareils photographiques, cinématographiques, de télédétection et d’enregistrement de données de toute nature») du chapitre III («Police et circulation des aéronefs») du titre III («Circulation des aéronefs») du livre Ier («Aéronefs») de sa partie réglementaire, stipule qu’«est interdite la prise de vue aérienne par appareil photographique, cinématographique ou par tout autre capteur des zones dont la liste est fixée par arrêté interministériel» [3]. Ladite liste, construite de concert par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et le Premier ministre, est annexée à l’arrêté du 15 mai 2007 fixant la liste des zones interdites à la prise de vue aérienne par appareil photographique, cinématographique ou tout autre capteur [4].

La liste de ces différentes zones est elle-même classifiée au niveau «confidentiel défense» (CD), classification rendant la consultation de l’annexe impossible à qui n’est pas habilité. S’il est impossible de connaître de façon exhaustive le contenu de cette liste, nous pouvons néanmoins en tracer les grandes lignes. Sa raison d’être originelle est bien la protection des sites à vocation militaire (bases aériennes, centres d’écoute et de transmission des signaux, centres de commandement) mais, à la fin des années 1990, apparaissent dans la liste les sites nucléaires, qu’ils soient militaires ou civils. Une autre évolution majeure se fait en 2007 avec l’incorporation de sites appartenant à Électricité de France (EDF), et l’intégration de sites pénitentiaires. Enfin, la dernière révision en date de la liste l’étend, en 2009, à de nombreux sites stratégiques sur le plan énergétique. Plusieurs groupes pétroliers ou encore le groupe industriel Areva deviennent ainsi fortement demandeurs de «floutage» de leurs sites. «La liste des zones interdites à la prise de vue aérienne par appareil photographique, cinématographique ou tout autre capteur» est ainsi constituée aujourd’hui de quelque 150 zones, plus ou moins étendues, en France métropolitaine comme en outre-mer.

La réglementation des prises de vue

Le Code de l’aviation civile stipule que «la liste des zones interdites à la prise de vue aérienne est déposée dans les préfectures, les directions régionales de l’aviation civile, les districts aéronautiques ou, pour les territoires d’outre-mer, dans les bureaux des délégués du Gouvernement et les services de l’aviation civile», et qu’«il appartient au pilote et à son employeur éventuel de s’assurer, auprès des organismes précités, de la possibilité d’effectuer librement des prises de vue aériennes».

Bien que seul l’IGN dispose d’une autorisation permanente de photographier ces sites, il reste néanmoins la possibilité pour tout opérateur de solliciter «des dérogations à ce principe [qui] peuvent être accordées pour une zone figurant sur ladite liste par le ou les ministres de tutelle de cette zone». La personne doit alors «souscrire une déclaration au plus tard quinze jours avant la date ou le début de période prévue pour l’opération envisagée auprès du chef du service territorial de l’aviation civile dont relève son domicile». Mais le fait que soit «dispensée de la déclaration mentionnée au septième alinéa la prise de vues photographiques ou cinématographiques effectuée à titre occasionnel et à finalité de loisirs par un passager, au cours d’un vol dont l’objet n’est pas la prise de vue» pose d’emblée la question de l’utilité d’un tel outillage réglementant la prise de vue aérienne. Au-delà de l’acte de prise de vue en soi, la diffusion apparaît également soumise à un ensemble réglementaire rigide.

La réglementation de la diffusion des images

Entre autres missions, l’IGN doit «réaliser et renouveler périodiquement la couverture en imagerie aérienne ou satellitaire de l’ensemble du territoire national», ainsi que «constituer et mettre à jour sur l’ensemble du territoire les bases de données géographiques et les fonds cartographiques dont la liste est fixée par arrêté du ministre chargé du développement durable, notamment le référentiel à grande échelle (RGE)» [5]. Ce référentiel à grande échelle contient notamment une composante orthophotographique (BD ORTHO) d’une résolution de 50 centimètres, mise à jour tous les cinq ans, qui constitue la couche «photos» du Géoportail, «moyen d’accès à l’information géographique de référence, c’est-à-dire une information publique, officielle, labellisée, contrôlée et réutilisable».

«Contrôlée» est bien ici à double sens. Vérifiée certes, mais éventuellement retenue: héritage des liens entre l’IGN et l’armée, la dissimulation de certains sites stratégiques est imposée par le ministère de la Défense à l’organisme ayant en charge la production et la diffusion d’une bonne part de l’information géographique française. Ainsi l’IGN est-il prestataire d’un service bien spécifique visant à reconstituer de nouvelles terrae incognitae [6] en dégradant la résolution des images satellitales ou les orthophotographies des sites figurant dans la liste des zones interdites à la prise de vue (fig. 2). Cette dégradation se fait suivant les directives d’une circulaire du SGDSN, classifiée «confidentiel défense», qui définit la résolution du pixel au-dessus de laquelle l’information doit être altérée par «floutage» (qui n’est pas sans rappeler le camouflage de certains sites par brouillard artificiel — l’émission d’un nuage de fumée — utilisé durant la Première Guerre mondiale; Coutin, 2012). La valeur même de cette résolution pixellaire seuil constitue une information confidentielle. Historiquement, cette valeur a évolué suivant les innovations technologiques en matière d’imagerie: lorsque le satellite SPOT 1 (Satellite Pour l’Observation de la Terre) a permis l’obtention d’images à la résolution pixellaire de 10 mètres, un vent de panique a soufflé au sein des autorités militaires qui ont obtenu qu’une dégradation à 20 mètres soit appliquée. Jusqu’à la révision en 2009 de la circulaire du SGDSN, la valeur seuil était de 5 mètres. Elle semble actuellement de 2 mètres, soit dix fois moins que les 20 mètres imposés aux images de SPOT 1, ce qui n’a pourtant pas eu pour effet de décupler la malveillance à l’encontre des sites classifiés.

2. Copies d’écran à partir du Géoportail de l’IGN, en bordure du site du CEA de Valduc
Met en évidence la dégradation de la résolution de l’image mise à disposition du public (enregistrement effectué le 23/05/2012).

Concrètement et pour limiter la diffusion de l’information géographique sur un site par le biais d’un «floutage», le demandeur doit solliciter l’autorisation d’une instance délégataire (états-majors des armées, Commissariat à l’énergie atomique, EDF, ministère de la Justice et des libertés). En cas d’accord, un niveau de protection et de classification est adossé à l’autorisation. Les images acquièrent alors le statut de document à «diffusion restreinte», statut ne traduisant pas une classification mais contraignant néanmoins à l’utilisation de supports et procédures réglementaires spécifiques pour toute manipulation [7].

Par ce procédé de dissimulation de l’information géographique, une contradiction se fait jour: le fait de dégrader la définition des photographies mises à disposition du public afin de dissimuler à la vue les sites répertoriés dans la liste classifiée revient à montrer que l’on ne montre pas. Autrement dit, le masque flou apposé sur les images pointe du doigt les sites à propos desquels le secret est à garder, participant d’une révélation des lieux stratégiques. Pour qui fait preuve de ténacité, la reconstitution de la liste des zones interdites à la prise de vue est possible par un balayage complet du territoire sur le Géoportail en repérant visuellement toute zone masquée. Les cartes aériennes disponibles en ligne [8] peuvent largement aider dans cette tâche. Rassembler, de façon exhaustive, cette information rendue, d’une certaine façon publique, revient-il ainsi à «s’assurer la possession, accéder à, ou prendre connaissance d’un procédé, objet, document, information, réseau informatique, donnée informatisée ou fichier qui présente le caractère d’un secret de la défense nationale» [9]? Ou bien encore à «détruire, soustraire ou reproduire, de quelque manière que ce soit, un tel procédé, objet, document, information, réseau informatique, donnée informatisée ou fichier»? L’article 413-11 du Code pénal stipule que ces atteintes au secret de la défense nationale sont «puni[es] de cinq ans d‘emprisonnement et de 75 000 euros d’amende».

La confrontation à l’imagerie d’origine spatiale

Une technologie qui n’est pas prise en compte par le droit

L’encadrement législatif de ces opérations de masquage n’englobe pas l’imagerie d’origine spatiale. Pourtant l’époque d’un différentiel qualitatif en faveur de l’imagerie aérienne en termes de définition spatiale par rapport à l’imagerie satellitale est désormais révolue, et la précision aujourd’hui atteinte par ces technologies n’a plus rien à envier à celle de l’orthophotographie. Les dernières générations de satellites civils d’observation fournissent ainsi des images faites de pixels représentant des détails d’environ 40 centimètres de côté. Pour le SGDSN comme pour l’IGN se pose donc aujourd’hui le problème de la disponibilité, sur un marché ouvert, d’images aux résolutions spatiales bien supérieures à celle autorisée à la diffusion. Une pléthore d’entreprises propose ainsi à la vente les images de satellites à vocation commerciale, telles celles du satellite américain Ikonos qui sont vendues en ligne pour quelques dollars par kilomètre carré.

Nous le voyons, l’arsenal législatif entourant la diffusion des images et des photographies des sites sensibles pour les intérêts de la France apparaît d’une part très limité, et d’autre part obsolète. Les textes soumettant à autorisation préalable la photographie de sites sensibles n’ont aucune prise sur la technologie satellitale et, en aval, la diffusion ne peut être contrôlée. Le droit français en matière de dissimulation ne s’applique pas aux images capturées par les satellites américains, indiens ou même européens. Ici, tout est affaire d’entente, d’accords non contractuels et, si diffusion il y a, rien ne permet au législateur français de faire valoir un quelconque droit au secret de la Défense nationale applicable aux fournisseurs étrangers.

3. Copie d’écran à partir du logiciel Google Earth montrant la dégradation de la résolution des images couvrant Mururoa
(enregistrement effectué le 19/10/2013).

Au-delà même du marché de l’imagerie satellitale, l’obsolescence des positions tenues par le SGDSN et soumettant l’IGN à des restrictions de diffusion apparaît criante quand, ces dernières années, de nombreux portails «en ligne» proposent la visualisation de la surface du globe terrestre, imagée en haute définition depuis cette res communis qu’est l’espace extra-atmosphérique. Parmi ces portails se trouvent les très populaires Google Earth et Google Maps (fig. 3), dont l’application aléatoire — voire même erratique — des accords avec la France en matière de dissimulation des sites sensibles illustre parfaitement les incohérences.

La multiplication des sources d’informations: le cas de Google Maps

Lancé en 2004 aux États-Unis, le portail de cartographie en ligne Google Maps devient accessible en France à partir d’avril 2006, en ayant entre temps (2005) intégré la fonction de visualisation d’images satellitales d’origines diverses et régulièrement mises à jour. Geoweb, services cartographiques 2.0, neogeography (Joliveau, 2010): les mots ne manquent pas, par la suite, pour qualifier l’irruption de cette information géographique — jusqu’ici rare, parcellaire ou en tout cas réservée aux professionnels [10] — à l’intérieur de tout foyer possédant une connexion à Internet. Plus encore, l’aspect participatif caractérisant la «cartographie 2.0» permet l’enrichissement par chacun de l’information géographique qui devient alors un produit consultable par tous et, par là même, un outil d’interaction et de participation. Parmi toutes les informations géographiques disponibles via Google Maps, l’image satellitale occupe une place à part, très prisée du public. Le territoire français est parfaitement couvert, souvent grâce à des images de très haute définition issues de différents satellites d’observation de la Terre (Pléiades, WorldView, GeoEye, QuickBird, IKONOS, SPOT, etc.), distribuées commercialement par des entreprises telles que DigitalGlobe, GeoEye ou encore TerraMetrics (toutes trois états-uniennes). Certaines grandes villes sont également couvertes par des photographies aériennes capturées là encore par des entreprises privées (les images à haute résolution disponibles via Google Maps ou Google Earth pour la ville de Paris ont été réalisées par l’entreprise belge Aerodata International Surveys). Notons que, si la France est parfaitement couverte, cette diversité de sources engendre néanmoins des résolutions spatiales différenciées sur son territoire. Ressort ici la fonction première de Google Maps, le geomarketing, qui pousse à mieux couvrir par l’imagerie les zones d’intérêt économique.

4. Copie d’écran à partir de Google Maps, en bordure du site du CEA de Valduc, sans dégradation de la résolution de l’image mise à disposition
(enregistrement effectué le 23/05/2012). Imagerie 2012, DigitalGlobe, GeoEye.

C’est dans ce contexte de sources multiples et internationales d’images aériennes et satellitales que l’inadaptation de la législation sur la dissimulation des sites sensibles par l’IGN se révèle pleinement. Aucune obligation n’incombe aux entreprises qui réalisent ou vendent les images quant à l’apposition d’un masque suivant les périmètres définis par le SGDSN, ce qui rend de facto totalement obsolète le maintien du «floutage» sur le Géoportail de l’IGN. Si des portails ou des logiciels tels que Google Maps, Google Earth, Flash Earth ou encore World Wind (un logiciel de visualisation d’images satellitales développé par la NASA dans une perspective pédagogique) acceptent de répondre positivement à ces demandes, il ne s’agit là que d’une entente, d’une conciliation, voire d’une concession. La mise en place par Google d’une cellule de contact avec les gouvernements étrangers (qui rend compte de ses activités au gouvernement américain) fait, en effet, suite à des protestations de certains États (Pakistan, Corée du Sud) quant à la trop bonne qualité des images disponibles sur Google Earth pour certains territoires. Comme le sous-entendait Hervé Théry, en 2006, à propos du masquage de la base de sous-marins nucléaires français de l’île Longue, cette cellule n’a pas été immédiatement mise en place lors de l’apparition de Google Earth: «On imagine que l’IGN a voulu, de sa propre initiative ou parce que ses autorités de tutelle le lui ont imposé, protéger ces installations sensibles de la curiosité, mais dans ce cas la réponse à Google Earth perd de sa force, car on y observe cette base sans problèmes, jusqu’à y voir, en zoomant un peu, un sous-marin nucléaire à quai.».

5. Copies d’écran du logiciel Google Earth montrant le site du CEA de Valduc
Image du 31/12/2006 à gauche, et image actuellement disponible à droite (enregistrement effectué le 23/05/2012).

Les périmètres demandés par le SGDSN et appliqués par l’IGN ne sont d’ailleurs pas toujours parfaitement suivis par les autres acteurs du Geoweb. Les exemples de Google Maps et Google Earth sont ici symptomatiques: ils ne détiennent pas exactement les mêmes informations que l’IGN, les réinterprètent, voire oublient de masquer certaines images lors de leur actualisation. Le site du Commissariat à l’énergie atomique de Valduc n’est ainsi plus dissimulé sur ces portails depuis l’actualisation de l’image satellitale en 2012 (fig. 4 et 5).

6. Copies d’écran du logiciel Google Earth montrant le site de la centrale nucléaire de Flamanville
Image du 15/07/2002 à gauche, et image actuellement disponible à droite (enregistrement effectué le 23/05/2012).

La diversité des sources disponibles, mais aussi les différentes fonctions proposées par les portails en ligne ou les logiciels de géovisualisation entraînent des incohérences, sur lesquelles l’IGN ou le SGDSN ne peuvent avoir prise. L’exemple de la fonction «historique», proposée par le logiciel Google Earth et qui permet à l’utilisateur d’accéder à la profondeur temporelle des images satellitales, est ici parfaitement représentatif. Si le «floutage» est effectivement appliqué à l’image actuellement disponible (celle chargée au démarrage du logiciel), il est appliqué de façon très aléatoire aux images d’archives qui permettent pourtant la photo-interprétation de la structure de bâtiments bien souvent toujours en place. Il en est ainsi des images disponibles pour le site de Valduc (fig. 5), pour la centrale nucléaire de Flamanville (fig. 6), la Société nationale des poudres et des explosifs (SNPE) à Toulouse (fig. 7), la maison d’arrêt de la Santé (fig. 8) ou bien encore le siège de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) à Paris (fig. 9).

7. Copies d’écran du logiciel Google Earth montrant le site de la Société Nationale des Poudres et Explosifs (SNPE) à Toulouse
Image du 31/12/2006 à gauche, et image du 18/10/2009 à droite (enregistrement effectué le 23/05/2012).

De surcroît, à côté des grandes plates-formes que sont Google Earth ou Google Maps se développent désormais des logiciels en ligne, certes plus confidentiels, mais autorisant chacun à alimenter leurs bases de données en informations géographiques.

8. Copies d’écran du logiciel Google Earth montrant le site de la maison d’arrêt de la Santé à Paris
Image d’octobre 2007 à gauche, et image actuellement disponible à droite (enregistrement effectué le 23/05/2012).
9. Copies d’écran du logiciel Google Earth montrant le siège de la Direction Générale de la Sécurité Extérieure (DGSE) à Paris
Image d’octobre 2007 à gauche, et image actuellement disponible à droite (enregistrement effectué le 23/05/2012).

Le développement des sites coopératifs d’informations géographiques

10. Copie d’écran du logiciel en ligne Wikimapia, montrant différents sites militaires le long de la zone démilitarisée entre Corée du Nord et Corée du Sud
(enregistrement effectué le 19/10/2013).
11. Copie d’écran du logiciel en ligne Wikimapia, montrant la désuétude de fait de la stratégie de dissimulation appliquée par la France à l’heure du géoweb participatif
Nul doute que les quelques 150 sites déclarés sensibles par le SGDSN sont ici dûment répertoriés. Pour chacun de ces sites, une fiche d’informations est disponible en ligne, alimentée par de nombreux contributeurs (enregistrement effectué le 19/10/2013).

De nombreux outils de cartographie participative ont été développés ces dix dernières années et sont disponibles sur Internet. Parmi eux, nous pouvons tout d’abord citer Openstreetmap, bien connu des géographes. Lancé en 2004, ce projet vise à «créer une carte libre du monde»  en collectant «des données dans le monde entier sur les routes, voies ferrées, les rivières, les forêts, les bâtiments et bien plus encore» [11]. La fonction Mapmaker, intégrée à Google Maps, permet elle aussi aux internautes d’enrichir par leur connaissance locale du terrain les cartographies déjà disponibles. Enfin, un autre projet participatif (et commercial), basé sur le système Wiki, est particulièrement intéressant dans le cadre de la cartographie de sites militaires. La plate-forme Wikimapia [12], qui comporte explicitement une base de données de sites à caractère militaire, d’une richesse parfois surprenante, créée en 2006 par deux Russes, Alexandre Koriakine et Eugueni Savelëv, permet de recenser et visualiser directement quelque 131 074 sites militaires [13] partout dans le monde (fig. 10), et plus particulièrement en France (fig. 11). La possibilité d’un affichage spécifique de cette catégorie, ou encore de requêtes à l’intérieur de cette base de données, permet d’imaginer la richesse des informations constituant Wikimapia.

Parmi ces sites identifiés comme «militaires», plusieurs sont des lieux historiques, comme les différents ouvrages de fortifications ou les bunkers vestiges de la Seconde Guerre mondiale, ou encore des sites connus et bien identifiés, comme les différents bâtiments de la gendarmerie nationale, en France. Mais on trouve également, avec force détails, de nombreuses zones faisant partie de la liste dressée par le SGDSN des sites sensibles mais dissimulés par l’IGN. L’exemple du site du CEA à Valduc est encore une fois symptomatique: le logiciel Wikimapia met à disposition les images satellitales d’entreprises telles que Google ou Bing et, en passant la souris sur le nom de la zone classifiée, un polygone en donne très clairement les limites spatiales. En cliquant sur ce nom, une fenêtre s’ouvre qui donne parfois pléthore d’informations théoriquement confidentielles (images, plans, textes détaillant les différents bâtiments et leur usage, emplacement des stocks de missiles, etc.). Une photographie du CEA de Valduc, zone interdite à la prise de vue, a ainsi pu être mise en ligne par un internaute (fig. 12).

Quid de la qualité des données récoltées via ces outils de «cartographie 2.0»? «Équivalente, voire supérieure, aux bases cartographiques utilisées par la défense et le renseignement français et européen», répond le cabinet de conseil en géomatique Geo212 dans un rapport à l’intention de la délégation générale pour l’Armement française (Intelligence Online, 2009). Enfin, à l’heure du web 2.0, la stratégie de dissimulation imposée à l’IGN met par ailleurs en évidence les distorsions entre un besoin — si ce n’est une envie — de communication en direction du public et une procédure archaïque. Exemple anecdotique, voire dérisoire: le 4 septembre 2013, l’IGN partageait sur son compte Facebook, sous une bannière vantant fort à propos «l’information grandeur nature», une image aérienne de la citadelle de Saint-Martin-de-Ré, dans laquelle figurent deux zones dissimulées (fig. 13).

12. Copie d’écran du logiciel en ligne Wikimapia 13. La difficile alliance entre communication et dissimulation
Montrant à droite le CEA de Valduc (France), et à gauche une photographie – normalement interdite – déposée par un contributeur (enregistrement effectué le 19/10/2013). Copie d’écran de la publication d’une image aérienne de Saint-Martin-de-Ré par l’IGN sur son compte Internet Facebook. Une caserne, ainsi que le bagne de Vauban y sont dissimulés. Ce dernier devient, en juin 1938, à la suite de l’abolition de la transportation, un centre pénitentiaire puis une centrale qui est aujourd’hui la plus importante maison centrale de France, avec 485 places (enregistrement effectué le 05/09/2013).

In fine, c’est bien l’absence de législation internationale qui, en matière de «floutage», apparaît nettement à travers les outils de géovisualisation en ligne. Ainsi pour le cas de la France, et sans même avoir besoin de s’étendre sur les plates-formes coopératives d’information géographique qui échappent à tout contrôle, Google n’applique pas parfaitement les volontés du SGDSN sur son portail Google Maps, ou avec son logiciel Google Earth. Mais qu’en est-il des images satellitales disponibles sur cette plate-forme pour d’autres pays, pour d’autres territoires réputés sensibles?

Comparaisons internationales

14. Copie d’écran du logiciel Google Earth montrant la dégradation de l’image disponible pour la De Peel Air Force Base aux Pays-Bas
(enregistrement effectué le 03/02/2014).

Le caractère secret, ou tout du moins confidentiel des différentes politiques de dissimulation, fondées sur des négociations et accords tacites — le plus souvent secrets — entre les États et l’entreprise Google, rend difficile toute analyse globale et systématique, obligeant à constater les différentes pratiques de manière empirique, par un «survol» de certains territoires. C’est également au hasard de l’actualité qu’il est possible de mettre au jour certaines stratégies: la prison secrète américaine de Stare Kiejkuty, en Pologne, financée par la CIA et qui a servi pendant des années à des interrogatoires de prisonniers suspectés d’appartenir à Al-Qaïda (Goldman, 2014), est ainsi floutée sur les images diffusées par Google Earth. En Europe, il apparaît que seuls les Pays-Bas appliquent peu ou prou la même stratégie que la France — celle d’un masquage ciblé et quasi systématique des sites stratégiques [14]. Là encore, de nombreux sites hollandais grossièrement dégradés sur Google Earth (fig. 14) restent disponibles en haute résolution sur d’autres portails. De plus, la plate-forme Wikimapia permet souvent d’obtenir rapidement la liste de ces sites (par l’usage du mot clé blurred dans le moteur de recherche intégré), ainsi que les liens vers des images moins dégradées, voire non retouchées. Plus généralement, nous pouvons distinguer trois «modèles», avec des exemples pris sur les territoires de trois États dont l’histoire récente et l’actualité laissent à penser que la dissimulation de leurs sites militairement stratégiques devrait être relativement poussée: les États-Unis d’Amérique, la Russie et Israël. Si les USA laissent voir l’ensemble de leur territoire en haute résolution sans aucune dissimulation apparente, la Russie fournit des images globalement mauvaises. Dans ces deux cas, les conditions de la guerre froide nucléarisée ont sûrement joué un rôle important. Le cas d’Israël est, lui, très symptomatique d’une culture de guerre conventionnelle ou asymétrique.

Sur la Russie, des résolutions globalement mauvaises

15. Copie d’écran du logiciel Google Earth montrant le bâtiment du Kremlin à Moscou (Russie)
(enregistrement effectué le 19/10/2013).

L’échec de Barbarossa a été, en partie, dû aux difficultés logistiques rencontrées par les armées nazies et en premier lieu par la mauvaise qualité des cartes disponibles sur l’Union soviétique. Cela a justifié les opérations de photographie aérienne réalisées par la Luftwaffe, dont les images ont été récupérées par les Américains à la fin de la guerre. Les opérations de «deception» (Deuve, 2013), comme disent les anglophones, seront par la suite élevées au rang d’art national, avec les différents leurres, stratagèmes ou dissimulations, parmi lesquels la systématisation des cartes fausses. Ainsi, les sites nucléaires ou balistiques seront tenus secrets: Sarov, Kapoustine Iar ou Baïkonour ont, au début de la guerre froide, échappé aux renseignements américains, ainsi que la plus grande partie du potentiel nucléaire soviétique. Dans ces conditions, les USA ont cherché à mieux connaître le territoire de l’ennemi. À partir de 1955, Eisenhower met en place des groupes d’études sous la direction d’Edwin Land — inventeur du Polaroïd — d’où sortira le projet U2, dont les essais se feront dans le Nevada, dans la fameuse «zone 51». Le 4 juillet 1956, un U2 survole Leningrad, puis Moscou et ses environs. Les U2 ayant été détectés par leurs radars, les Soviétiques protestent énergiquement. Mais la véritable réponse vient l’année suivante avec le lancement du premier Spoutnik. À partir de ce moment, Russes et Américains savent que l’ensemble de leurs territoires peut être connu par leurs adversaires avec une grande précision. Les Américains, abandonnant le programme U2, développent les satellites-espions Corona et les premiers drones Lockheed D-21. Wolfgang Krieger note que: «Jusqu’à la fin de l’année 1963, les États-Unis [parviennent] à procéder au relevé satellite de toutes les grandes villes, de tous les aérodromes militaires d’importance, de pratiquement toutes les bases de sous-marins et de la majeure partie du réseau ferroviaire soviétique» (Wolfgang, 2013).

16. Copie d’écran du logiciel Google Earth montrant la base militaire de Kaspoutine Iar (Russie)
(enregistrement effectué le 19/10/2013).

En 1977, une étape supplémentaire est franchie par le satellite-espion Crystal, qui atteint une précision photographique de 15 centimètres, mais permet aussi aux responsables d’en disposer dans l’heure qui suit la prise de vue (Daninos, 2011). Le président Carter donnera alors la préférence au renseignement technique sur le renseignement humain. Dans ces conditions, les autorités soviétiques, pratiquant la même politique à l’égard du territoire américain, adoptent une parade pragmatique à l’observation de leurs sites stratégiques. Ne pouvant se protéger des photographies satellitales, ils mettent en place des pratiques de dissimulation, s’appuyant sur les difficultés d’interprétation et en généralisant l’usage des leurres.

Aujourd’hui encore, le floutage ne paraît pas pouvoir jouer un rôle important dans la protection du territoire russe. Ce qui se confirme à l’observation. Les principaux sites stratégiques identifiables (sites nucléaires, bases aériennes ou de sous-marins, etc.) ne présentent pas de différences significatives avec les espaces qui leur sont voisins ou avec le centre de Moscou (fig. 15 et 16). Mais globalement, sur Google Earth, les territoires russes présentent une assez mauvaise résolution, y compris dans les espaces les plus centraux. L’explication peut sans doute être trouvée dans les termes de la négociation entre la firme commerciale américaine et les autorités russes, aucune des parties n’ayant un intérêt à une résolution très fine pour des usages privés des photos satellites.

Les États-Unis d’Amérique en haute résolution et sans floutage

17. Copie d’écran du logiciel Google Earth montrant le bâtiment du Pentagone (Arlington, à proximité de Washington)
Siège du quartier général du département de la Défense des États-Unis (enregistrement effectué le 19/10/2013).

Sur le territoire états-unien, on ne décèle pas de floutage évident des sites stratégiques dont aucun ne manifeste de différences sensibles avec les espaces proches. Pourtant, on aurait pu penser, avec l’exemple français, que le Pentagone (fig. 17), le site central de la CIA (fig. 18) ou des bases de sous-marins nucléaires (fig. 19) seraient protégés; les images montrent qu’il n’en est rien.

On peut multiplier les exemples: le laboratoire de Los Alamos n’est pas plus protégé que le site nucléaire de Sarov en Russie (les deux villes sont du reste désormais jumelées). Les vues des bases de drones de Creech Air Force (Nevada) ou Battle Creek (Michigan) sont disponibles à la même résolution que leur environnement, la différence de résolution entre elles s’expliquant par le contexte commercial, un site urbain dans un cas, un désert dans l’autre. On peut avancer que, durant la guerre froide, les responsables américains savaient pertinemment que les Soviétiques avaient accès à toutes les photographies qu’ils souhaitaient obtenir: le floutage ne servait à rien sur le territoire américain, seulement menacé par les missiles nucléaires. L’après 11-septembre n’a rien changé sur ce point, les sites militaires n’ayant pas été privilégiés par les actions terroristes par rapport aux objectifs civils.

La culture du secret et du contrôle pratiquée par les agences de renseignements états-uniennes ou par les responsables militaires s’exerce manifestement d’une autre manière qu’avec le floutage ou le contrôle des photographies. Mais ce secret, associé à des sites particuliers comme la zone 51 ou l’aéroport de Denver, provoque des réactions multiples et déclenche une intense activité chez les adeptes des théories du complot. Dans ce cadre-là, la suppression d’aérodromes abandonnés sur des cartes aériennes (par exemple le Rocky Ford Airfield dans le Colorado) suscite aujourd’hui toujours des débats passionnés, surtout lorsque la résolution n’est pas très bonne, pouvant, à tort sans doute, donner l’impression d’un floutage.

18. Copie d’écran du logiciel Google Earth montrant le bâtiment principal de la CIA à Langley (Virginie, USA) 19. Copie d’écran du logiciel Google Earth montrant la base navale de New London (États-Unis d’Amérique), avec plusieurs sous-marins nucléaires à quais
(enregistrement effectué le 19/10/2013). (enregistrement effectué le 19/10/2013).

Les différences fondamentales observées dans un pays comme les États-Unis relèvent du choix de Google Earth, dont la logique commerciale dépend de la rentabilité de l’information dispensée. Apparemment, aucune stratégie étatique de protection des sites ne vient l’entraver au-delà d’une définition globale de la résolution autorisée.

Israël: un floutage généralisé encadré par une loi puissante mais anachronique

Pays économiquement développé avec aujourd’hui une très grande activité dans les nouvelles technologies de la communication, à la pointe dans l’utilisation d’Internet comme dans l’industrie des drones, Israël présente pourtant sur l’ensemble de son territoire une mauvaise résolution des images diffusées par Google Earth. Jérusalem ou Tel Aviv sont moins visibles que Damas, Beyrouth ou Amman. Le conflit armé par lequel Israël a conquis son territoire en 1948, mais également l’expérience des deux guerres avec leurs voisins en 1967 et 1973 ont encouragé dans ce pays une attitude d’assiégé. Non par des grandes puissances, mais par des pays proches géographiquement qui ne disposent ni de satellites, ni de moyens techniques suffisants pour survoler le territoire israélien. Depuis 1980, un nouveau risque provient des actions conduites par les Palestiniens d’Israël ou dans les territoires occupés.

En 1997, l’État d’Israël adopte le National Defense Authorization Act, dont la loi n° 104-201 — plus connue sous le nom d’amendement Kyl-Bingaman — oblige la National Oceanic and Atmospheric Administration (États-Unis) à réglementer la diffusion des images à haute résolution couvrant l’État hébreu. Cet amendement stipule qu’un ministère ou un organisme états-unien ne peut délivrer une licence de collecte ou de diffusion par une entité non fédérale d’images satellitales des territoires israéliens que si ces images ne sont pas plus détaillées que celles disponibles via des sources commerciales ailleurs dans le monde. La justification de cette loi par Israël est que son territoire est la cible facile de missiles à courte portée.

20. Copie d’écran du logiciel Google Earth montrant le floutage apposé sur les Territoires Palestiniens (à proximité de Rafah)
Ce floutage déborde sur l’Egypte (enregistrement effectué le 19/10/2013).

Le problème est que le floutage de l’ensemble du territoire israélien s’étend à ceux de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza. L’observation directe peut être faite facilement, notamment aux frontières, par exemple à Rafah (fig. 20), où ce floutage se poursuit quelques dizaines de mètres après les limites territoriales, ici sur le territoire égyptien. Le détail des négociations entourant le National Defense Authorization Act n’est bien sûr pas accessible, mais il est peu probable que ce soit le résultat d’une entente avec l’Autorité palestinienne. Enfin, les récentes révélations à propos de la vente par la France de satellites d’observation de la gamme Pléiade (d’une résolution de 30 centimètres environ) aux Émirats arabes unis (Guibert, 2014) montrent une véritable «guerre des résolutions» sur un marché commercial de l’imagerie satellitale de plus en plus ouvert, qui n’est plus l’apanage des entreprises états-uniennes. Les résolutions spatiales de 2 mètres par pixel, qui étaient d’actualité en 1997, sont aujourd’hui à remiser dans le placard. Dans ce contexte, l’anachronique amendement Kyl-Bingaman semble tout simplement voué à la disparition.

Conclusion: la dissimulation, quelle efficacité?

Informations multiples se côtoyant quant aux périmètres des sites à dissimuler, lourdeurs administratives et techniques liées aux procédures de classification/déclassification, impossible contrôle sur la multitude de sources et de relais d’images satellitales à haute définition via Internet, efficacité des interdictions verticales et latérales de survol des sites sensibles encore récemment mises à mal [15] et inefficacité de sanctions a priori, développement d’un Geoweb participatif ayant parfois une longueur d’avance sur la défense et le renseignement d’État… Tout concourt à la remise en cause de la ligne suivie par le SGDSN en matière de dissimulation des sites sensibles aux regards du public. L’IGN, à qui incombe la tâche de mettre en œuvre cette dissimulation à l’aide de masques apposés sur les photographies aériennes et les images satellitales qu’il produit et diffuse sur le Géoportail, met lui-même fortement en doute l’efficacité d’un tel arsenal et, à ce sujet, a déjà interpellé à plusieurs reprises le SGDSN, mais ce dernier reste inflexible. Le cas des Pays-Bas montre que cette vaine dissimulation n’est pas une exception au sein de l’Union européenne ou de l’OTAN. Mais rares sont les autres pays qui appliquent pareille stratégie quand, dans le même temps, une lutte des résolutions spatiales fait rage sur le marché de l’imagerie satellitale (Intelligence Online, 2013).

Nulle dissimulation du bâtiment du Pentagone près de Washington. Aucun camouflage des quartiers d’affaires de Manhattan. Pas même l’ombre d’un masque plus ou moins flou tombant sur le Groom Dry Lake dans Emigrant Valley — cette fameuse «Area 51», visible via Google Maps [16] — zone militaire pourtant symbolique des théories conspirationnistes les plus farfelues quant aux travaux secrets de l’armée américaine en liaison avec une intelligence extraterrestre. Les formes géométriques au sol visibles à proximité de cette zone alimentent ainsi la toile, jour après jour, en photo-interprétations les plus folles. Si de telles interprétations existent alors même que la part satellitale de l’information géographique est disponible, dissimuler certaines zones du territoire apparaît dès lors comme un excellent moyen d’entretenir voire de renforcer, dans l’opinion publique, la ritournelle du mensonge d’État. Au-delà, et plus sérieusement, il faut souligner cette ambiguïté — certes toujours présente dès lors que la mention «confidentiel défense» se trouve apposée sur un document — entre la volonté de dissimulation et le fait que, par ladite dissimulation, on pointe du doigt les sites sensibles pour la défense des intérêts de la France.

En 2006, Hervé Théry (2006) questionnait déjà la pertinence d’un tel dispositif: « On sait bien qu’avec les satellites militaires ce genre d’images et d’autres plus précises sont depuis longtemps à la disposition des états-majors étrangers. Si Google Earth permet aux internautes de voir toutes les zones sensibles du monde entier, à quoi bon poser ces rustines sur la carte de France?». Reste que «l’espace est un doute», comme l’écrit Georges Perec (1974). Le fait que certains pays comme les États-Unis ne semblent pas dissimuler l’information géographique contenue dans les images satellitales accessibles au public ne doit pas faire oublier que cette brillante transparence peut n’être qu’une surface qui, selon d’où provient l’éclairage, reflète plus qu’elle ne laisse voir. Des affaires telles que les révélations sur le réseau Échelon à la fin des années 1980, WikiLeaks plus récemment ou encore les informations dernièrement livrées par Edward Snowden sur Prism, le système d’espionnage électronique américain, montrent que transparence d’un côté et secret de l’autre sont conciliables et peuvent relever d’une seule et même stratégie. Mais comme le prouve le recensement des sites militaires par la plate-forme en ligne Wikimapia, la politique française en matière de dissimulation de ses sites sensibles ne relève pas plus d’un secret efficace que de la transparence.

Alors, le «floutage», véritable tartufferie? Couvrez ce site que je ne saurais voir! Et allons plus loin, car en matière de dissimulation des sites nucléaires par exemple, on pourrait penser que «par de pareils objets les âmes sont blessées, et cela fait venir de coupables pensées» (Molière, 1663, Tartuffe, acte III, scène 2). Mais à l’échelle temporelle des technologies numériques, ces débats vont bientôt n’occuper plus que les historiens. En réalité, se prépare une nouvelle révolution: celle des drones militaires et civils, dont les marchés respectifs explosent. Les premiers transforment l’exercice même de la guerre dans une perspective policière (Chamayou, 2013). Les seconds se développent au service tout autant d'activités économiques classiques (applications scientifiques, agriculture, mines, etc.) que de celles de sociétés de surveillance (Michel, 2014).

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http://www.ign.fr/institut/11/l-institut/statut-et-missions.htm
Ce travail est issu du programme de recherche SEMIPAR (SEcret MIlitaire et PARticipation) dont l'objectif était d'étudier la diffusion de l'information, notamment environnementale, autour des sites classés secret défense. Il s'agissait aussi d'étudier les conditions de la conciliation entre deux droits fondamentaux: droit à l'information, entre autres géographique, et droit au secret, notamment au secret de la défense nationale. L'étude a été menée dans le cadre du programme «Concertation, Décision, Environnement» du ministère français de l'Écologie, du développement durable, des transports et du logement (http://semipar.u-bourgogne.fr/presentation.html).
Article D133-10 du Code de l'aviation civile, modifié par le décret n° 2005-865 du 27 juillet 2005, article 1, Journal officiel du 29 juillet 2005. Sauf mention contraire, toutes les citations de ce paragraphe sont issues de cet article.
Journal officiel n° 113 du 16 mai 2007, p. 9093.
http://www.ign.fr/institut/11/l-institut/statut-et-missions.htm
À ses débuts, le Géoportail masquait d'un polygone blanc (et ainsi «marquait», ce qui permettait aisément de «remarquer») tout site interdit à la prise de vue et à la vue, rappelant ainsi les terrae incognitae des cartographies anciennes (Théry, 2006), comme les photos aériennes de l'IGN.
Voir à ce sujet l'instruction générale interministérielle n° 1300 sur la protection du secret de la défense nationale: http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000024892134
http://carte.f-aero.fr
Toutes les citations du paragraphe: art. 413-11 du code pénal, modifié par la loi n° 2009-928 du 29 juillet 2009, art. 12. Partie législative; Livre IV: Des crimes et délits contre la nation, l'État et la paix publique; Titre Ier: Des atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation; Chapitre III: Des autres atteintes à la défense nationale; Section 2: Des atteintes au secret de la défense nationale.
S'appuyant sur Andrew J. Turner (2006), Thierry Joliveau (2010) rappelle ainsi que «les géomaticiens traditionnels utilisent Mapinfo et Arc-GIS, les néogéographes emploient Google Maps et World Wind».
Présentation du projet Openstreetmap sur le site web http://openstreetmap.fr
http://wikimapia.org/
Dernière consultation le 7 novembre 2013. Moins d'un mois avant cette date, ce chiffre était de 130 391, preuve d'une alimentation relativement ample de la base de données de Wikimapia.
Concernant les Pays-Bas, nous renvoyons au n° 133 de Manière de Voir. Le Monde Diplomatique), dans lequel le lecteur trouvera une série d'illustrations de cette stratégie de dissimulation, par Mishka Henner.
En mai 2012, en pleine période électorale et afin d'attirer l'attention des candidats à la présidence de la République française sur la question du nucléaire, l'association Greenpeace organise une intrusion par voie aérienne dans la centrale du Bugey. Le militant de l'association comparaîtra pour «survol volontaire par le pilote d'un aéronef d'une zone interdite», délit passible d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende. La vidéo de l'action de Greenpeace, montrant — sans floutage, bien entendu — des images de cette zone interdite, est disponible sur Internet: http://video.liberation.fr/video/35bbc145724s.html
http://goo.gl/maps/gTT6