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Numéro 73
Sommaire du numéro
N°73 (1-2004)

La rue-faubourg parisienne.

Essai de modélisation géohistorique

Antoine Fleurypage Fleury

Agrégé de géographie, doctorant UMR Géographie-cités
(13, rue du Four Paris)

Résumés  
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Introduction

Dans le Paris d'aujourd'hui, fortement marqué par l'œuvre d'Haussmann, ce sont les boulevards et les grandes places qui dominent le paysage. Ils ne doivent cependant pas faire oublier la diversité des rues, héritée de l'histoire. Parmi elles, les «rues-faubourgs» (B. Rouleau 1988) s'individualisent nettement: «il s'agit de voies qui vont du centre vers les portes de la ville (celles du rempart de Charles V)… ou encore issues des portes comme la rue du Faubourg-Saint-Antoine, la rue Saint-Honoré, la rue de Sèvres.» Elles possèdent un certain nombre de traits paysagers communs: un élargissement progressif vers la périphérie, un tissu de cours et de passages, un bâti hétéroclite. Ce sont souvent des voies commerçantes et des axes de circulation. L'objectif n'est pas d'en retracer l'histoire, mais de proposer une représentation graphique des mises en espace de la rue-faubourg et ses changements de statut dans le long terme, au sein des états successifs d'un espace urbain en expansion puis en recomposition. Cette démarche fournit de nouveaux éléments pour décrypter le plan et les paysages du Paris contemporain, sans s'arrêter à la strate du XIXe siècle.

L'intra-urbain est rarement modélisé, au profit des échelons supérieurs, celui de la ville ou des systèmes de villes. Pourtant, modéliser la grande échelle permet de mieux comprendre concrètement les processus d'urbanisation et les éléments d'organisation. Il s'agit de poser un autre regard sur la ville, pour analyser le fonctionnement de certains processus au niveau des espaces vécus et pour étudier la manière dont ces espaces s'intègrent dans un système spatial plus vaste. Cette approche reste valable pour une modélisation géohistorique, soucieuse de mettre en lumière des systèmes spatiaux successifs. L'enjeu est ici de prendre en compte l'inscription de la rue-faubourg dans les processus de construction de l'espace urbain et sa capacité à structurer la ville par les activités et les pratiques auxquelles elle donne lieu, tout en mettant en lumière les permanences, les ruptures et les changements de statut qui interviennent sur la longue durée.

Le modèle de la rue-faubourg n'a cessé de se complexifier: d'un processus simple d'urbanisation linéaire, commun à toutes les rues-faubourgs, on est passé à une dualité entre l'Ouest et l'Est, puis à quatre modèles spécifiques aujourd'hui. Ces trois périodes, retenues dans le cadre d'une approche chronologique, n'en recouvrent pas moins des étapes plus nombreuses qui seront détaillées en relation avec le modèle graphique.


La rue-faubourg, vecteur d'urbanisation

La rue-faubourg est restée au cœur des processus d'urbanisation pendant plusieurs siècles: c'est sous forme de faubourgs que la ville s'est agrandie, avant de les réintégrer en repoussant les enceintes. Au fil du temps, leur rôle structurant n'a cessé de s'affirmer.

La ville et sa voie d'accès: XIIe siècle

Modèle général

La ville intra-muros, l'enceinte et la route d'accès, tels sont les principaux éléments antérieurs à la rue-faubourg. C'est à la fin du XIIe siècle que Philippe Auguste fait construire l'enceinte qui portera son nom. Elle englobe à la fois des zones déjà urbanisées et des terres vierges; l'un de ses objectifs est de repeupler Paris. Onze portes et poternes permettent les échanges avec l'extérieur: six en rive droite (portes du Louvre, Saint-Honoré, Saint-Denis, Saint-Martin, Barbette, Saint-Antoine) et cinq en rive gauche (Saint-Victor, Saint-Marcel, Saint-Jacques, Gibard, Saint-Germain). Elles sont ouvertes dans le prolongement des principales rues préexistantes: Saint-Honoré, Saint-Denis, Saint-Martin, Vieille du Temple, François-Miron d'une part, Sainte-Geneviève, Saint-Jacques, de la Harpe, Saint-André des Arts d'autre part. De ces portes partent les principales routes reliant Paris aux autres villes du Royaume: Rouen, Senlis, Meaux, Sens, Orléans, Chartres et Dreux. Au-delà du rempart, ce ne sont que champs et prairies.

La formation d'une rue-faubourg: XIII-XVIe siècle

Modèle général

Au cours des périodes de croissance urbaine, des faubourgs se développent le long des voies d'accès pour former des rues-faubourgs, principaux vecteurs de l'urbanisation hors les murs. Les grandes routes sont les premières concernées; les principaux chemins ruraux s'urbaniseront bien plus tard, à partir du XVIIe siècle. Ce processus s'explique par la densification de la ville intra muros: le manque de place entraîne la formation progressive de faubourgs. Sur la rive droite, le rempart est débordé dès le XIIIe siècle, peu de temps après l'édification de l'enceinte. Sur la rive gauche, le phénomène se produira beaucoup plus tard, à partir du XVIe siècle, mais sous la forme de faubourgs importants, à proximité de noyaux préexistants, comme les abbayes: Saint-Germain, Saint-Victor, Saint-Marcel. Ainsi le faubourg Saint-Marcel s'est-il développé en relation avec l'abbaye du même nom, le long de l'actuelle rue Mouffetard. Cette urbanisation correspond à un essor des activités commerciales et artisanales. Elle est favorisée par la fiscalité et par la paix relative dans le pays. Les espaces constitués sont des espaces de l'entre-deux, entre ville et campagne (doc. 2).

Vers l'intégration de la rue-faubourg: XIV-XVIIe siècles

Modèle général

Au XIVe siècle, alors que le contexte a changé, les faubourgs sont désormais étendus et peuplés. Lors de la guerre de Cent Ans, il faut même en abandonner certains. C'est pourquoi Charles V entreprend la construction d'un ouvrage avancé sur la rive droite, afin d'intégrer les faubourgs à la ville. C'est un moyen de renforcer la défense de la capitale tout en réaffirmant son autorité sur les faubourgs -— sur la rive gauche, le modèle n°2 vaut encore: le rempart de Philippe-Auguste est rénové et renforcé par des fossés. Portes et poternes sont beaucoup moins nombreuses: à l'est, on ne trouve que la porte du Temple et la porte Saint-Antoine, situées sur les principaux axes préexistants. L'urbanisation de certaines voies d'accès est interrompue. C'est le cas de la route de Meaux, dans le prolongement de la rue Vieille-du-Temple: la poterne Barbette est supprimée, et la future rue Oberkampf ne s'urbanisera qu'au XVIIIe siècle, après la démolition du rempart. Sur la rive gauche, Charles V se contente de rénover le rempart de Philippe-Auguste et de le renforcer par des fossés: pour ces faubourgs, le modèle précédent est donc toujours pertinent.

La croissance urbaine ne s'arrête cependant pas avec l'édification d'un nouveau système défensif. De nouveaux faubourgs émergent au-delà, malgré le contexte et les interdictions. Les autorités tentent toujours de contenir le phénomène, comme en témoigne la construction du rempart de Charles IX (achevé en 1558). S'il permet une extension de la ville vers l'ouest, il n'en arrête pas moins ce processus lié à une forte poussée démographique au XVIe siècle. Ainsi, le faubourg Saint-Honoré ne cesse pas de s'étendre au-delà du rempart (rue du Faubourg Saint-Honoré). Parallèlement, entre le XIVe et le XVIe siècles, les anciens faubourgs désormais intégrés à la ville, se densifient progressivement. Les espaces interstitiels s'urbanisent et la trace du précédent rempart s'efface progressivement. La première génération des rues-faubourgs est désormais comprise à l'intérieur de l'enceinte. Ces rues n'en conservent pas moins leurs spécificités: axes de circulation incontournables, aux fonctions commerçantes affirmées, elles structurent les quartiers qui se forment autour d'elles (doc. 2).

En définitive, si le processus d'urbanisation est linéaire, le long des voies d'accès à la ville, la construction des rues-faubourgs n'en est pas moins discontinue, soumise à des variations importantes, à des à-coups liés aux moments historiques et politiques. Aujourd'hui encore, on trouve à Paris plusieurs rues-faubourgs le long d'un même axe entre le centre et la périphérie, intégrées à différentes périodes dans la ville. Les rues-faubourgs restent aussi plus nombreuses sur la rive droite que sur la rive gauche, une dissymétrie essentiellement due à un différentiel démographique.


La rue-Faubourg dans la ville

À partir du XVIIIe siècle, les processus de façonnement de la ville se complexifient, mettant en cause la place de la rue-faubourg et sa forme. Sous l'effet d'une ségrégation socio-spatiale croissante puis de la réorganisation des espaces publics, on passe d'un à deux modèles de rue-faubourg: à l'Ouest, des rues-faubourgs pôles de quartiers résidentiels, et à l'Est, des rues-faubourgs restant le vecteur principal de l'urbanisation, dans des quartiers populaires et industrieux.

L'évolution différenciée des rues-faubourgs: XVIIIe siècle

Modèle général

La démolition des remparts commence en 1670. Ils sont remplacés par des boulevards, au-delà desquels il est interdit de construire pour faciliter les tirs d'artillerie. Sur la rive droite, ce sont les «grands boulevards» (actuels boulevards des Italiens, Poissonière, Bonne Nouvelle, du Temple, etc.) qui se transforment rapidement en promenades très animées; sur la rive gauche, les «boulevards du Midi» (actuels boulevards des Invalides, du Montparnasse, Saint-Jacques, de l'Hôpital) qui auront moins de succès.

L'effet «ville ouverte» entraîne un certain nombre d'extensions, qui se reportent surtout vers la rive droite. Les faubourgs préexistants se renforcent (rues Saint-Honoré, Saint-Denis, du Temple, Saint-Antoine); d'autres se forment (rue Oberkampf par exemple). Néanmoins, cette configuration dure à peine un siècle, puisque la construction du mur des Fermiers Généraux commence en 1784, dans un but essentiellement fiscal. Un second réseau concentrique de boulevards est aménagé le long de la nouvelle enceinte, qui tient compte au plus près de l'état de l'urbanisation. Sur la rive gauche où les faubourgs se sont assez peu développés depuis leur émergence au XVIe siècle, le mur est construit non loin des boulevards du Midi.

L'Ancien Régime a donné lieu à de grands programmes d'urbanisme et aux premiers lotissements de grande ampleur. Plus nombreux à l'Ouest qu'à l'Est, ils modifient largement les processus d'urbanisation: une première dissymétrie intervient dans l'histoire des rues-faubourgs de l'espace parisien. De plus, des avenues sont aménagées dans l'axe de certaines rues-faubourgs, par exemple les avenues de Clichy et de Saint-Ouen, les rues Marx Dormoy (ancienne route de Saint-Denis), de Flandre (ancienne route de Meaux dans le prolongement de la rue du Faubourg Saint-Martin), le cours de Vincennes (dans l'axe de la rue du Faubourg-Saint-Antoine), les avenues d'Italie et de Choisy.

Elles concernent les axes les plus fréquentés de l'époque: pour ces derniers, on ne trouve plus la forme de la rue-faubourg au-delà de la nouvelle enceinte. Les rues-faubourgs postérieures au XVIIIe siècle existent cependant: par exemple, les rues Saint-Honoré, de Lévis, de Belleville, sur la rive droite; les rues de Vaugirard ou de Vanves (actuelle rue Raymond-Losserand) sur la rive gauche. Certaines avenues modifient de manière radicale le réseau hérité, entraînant le déclassement des anciennes routes qui deviendront des rues-faubourgs moins dynamiques. Ainsi, dès le premier tiers du XVIIIe siècle, la route de Fontainebleau (avenue d'Italie), élargie, et la grande route d'Orléans (avenue du Général Leclerc) supplantent les anciennes voies romaines.

À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, les quartiers Ouest et les quartiers Est suivent des trajectoires socio-économiques différentes: de plus en plus résidentiel, l'Ouest est aussi le lieu de toutes les opérations de prestige, alors que l'Est se spécialise dans les activités artisanales et industrielles. La structure sociale des deux ensembles diverge, avec des catégories plus aisées à l'Ouest et plus populaires à l'Est. De même pour les processus d'urbanisation: alors que l'Ouest voit se construire de nombreux lotissements plus ou moins planifiés, l'Est continue de s'urbaniser selon des modalités traditionnelles, sans aucun souci d'organisation. Dans les deux cas cependant, les rues-faubourgs conservent leur caractère structurant: elles restent au centre des nouveaux quartiers, avec une fonction commerciale marquée.

Les rues-faubourgs dans un espace en mouvement: 1re moitié du XIXe siècle

Modèle général

Dans toute la première moitié du XIXe siècle, les rues-faubourgs continuent à structurer l'espace parisien en forte croissance, puisqu'elles constituent le principaux axes de circulation à l'échelle de la ville. En 1845, Thiers fait édifier une nouvelle enceinte dont l'objectif est avant tout défensif mais qui va favoriser l'urbanisation. La différenciation Est-Ouest s'affirme. Dans l'Est, la rue-faubourg reste le principal vecteur d'une urbanisation dont le processus reste identique à celui décrit dans les premières étapes de ce modèle. Leur nombre est relativement élevé: chaque voie d'accès, de la plus petite à la plus grande, fixe à son échelle la croissance urbaine. Les activités industrielles prennent un essor considérable; leur diffusion s'opère progressivement du faubourg Saint-Antoine vers le Nord, prenant Paris en écharpe. Les cours et les passages, en arrière des rues-faubourgs, sont le lieu par excellence de ce type d'activités. À l'inverse, les spéculations se multiplient à l'Ouest, aboutissant à la construction de vastes lotissements comme Grenelle et Plaisance. Les rues-faubourgs y sont relativement peu nombreuses, puisque l'urbanisation se fait en priorité dans le cadre des lotissements. Seuls les anciens villages et leur rue principale rappellent la forme de la rue-faubourg. Si la plupart des anciennes voies d'accès à Paris sont intégrées aux lotissements, elles n'en constituent pas nécessairement le centre et peuvent se trouver marginalisées par de nouvelles rues.

La rue-faubourg relativisée: 2e moitié du XIXe – 1re moitié du XXe siècle

Modèle général

Au XIXe siècle, l'espace public parisien est bouleversé. Les percées dotent Paris d'un nouveau réseau de circulation à l'échelle de la ville tout entière. Il est fondé sur la création de larges «voies de dégagement rectiligne» qui s'appuient d'une part sur «les rues les plus anciennes à grand rayon de desserte, voies radiales pour la plupart» – principalement les rues-faubourgs et les avenues héritées de l'Ancien-Régime – et d'autre part sur les «boulevards circulaires dont le système appelait un complément» (B. Rouleau, 1988, p. 105). Les nouveaux boulevards s'articulent sur les places reconstruites à l'emplacement d'anciennes portes, comme les places de la République ou de la Bastille. Si les travaux d'Haussmann ont relativisé le rôle des rues-faubourgs dans la ville, c'est pour les inclure dans un espace public cohérent et hiérarchisé, où elles occupent une place non négligeable, à l'échelle des quartiers dont elles restent les axes structurants, alors que les boulevards organisent l'espace à l'échelle de la ville (doc. 2). Au sommet de la hiérarchie, ce sont les percées qui concentrent les éléments d'une nouvelle centralité administrative, politique et symbolique, à l'échelle de la ville de Paris, notamment les principaux monuments publics.

La dissymétrie Est-Ouest s'affirme encore: les grands lotissements sont toujours l'apanage des quartiers Ouest (16e et 17e arrondissements). Quant aux quartiers Est, principalement ouvriers, ils sont en partie réaménagés autour de larges percées destinées à les sécuriser et à les assainir. Les rues-faubourgs sont en partie remaniées. Certaines sont coupées par une percée, perdant par là même leur unité, comme la rue Oberkampf que croisent les boulevards Voltaire et Richard-Lenoir d'une part, les avenues Parmentier et de la République d'autre part. Pendant la première moitié du XXe siècle, les changements sont mineurs: il s'agit d'achever ce qui a été entamé au siècle précédent, de compléter le réseau par des percées locales, de dégager certaines rues ou de renforcer l'alignement. Ces opérations modifient localement le paysage des rues-faubourgs, mais c'est dans la seconde moitié du XXe que vont avoir lieu les plus grands bouleversements, conséquence des recompositions qui s'opèrent à l'échelle de la ville.

Document 2

Stade 1. La morphologie d'une rue-faubourg à sa formation.
Noter l'urbanisation le long de la voie principale, et surtout la profondeur du tissu en arrière de celle-ci, avec passages et cours. Les jardins ne sont jamais loin de la rue.

Stade 2. La formation des quartiers en arrière de la rue-faubourg.
Les processus d'urbanisation se poursuivent au détriment des espaces ruraux; les tissus préexistants se densifient. De nouvelles voies sont ouvertes pour limiter l'encombrement de la rue-faubourg.

Stade 3. La rue-faubourg et le réaménagement de l'espace public.
L'ancienne rue-faubourg se trouve relativisée à l'intérieur de la ville; elle est scindée par le percement de larges voies surimposées aux tissus urbains hérités et le long desquels sont construits les bâtiments publics et de nouveaux logements.

Les quatres modèles spécifiques
de la rue-faubourg aujourd'hui: XX-XXIe siècles

Modèle général

Depuis plusieurs décennies, des changements sont intervenus dans les pratiques et dans les représentations des citadins. La mobilité est plus prononcée et l'horizon de la majorité des citadins dépasse désormais le quartier. La structure commerciale a été bouleversée: alors que les centres commerciaux attirent de plus en plus les citadins en périphérie, le petit commerce n'a cessé de décliner. Les choix d'urbanisme n'ont pas non plus été sans conséquences: de grandes opérations de rénovation ont été engagées, transformant par endroits le paysage des rues-faubourgs, considérées comme trop étroites, insalubres et dangereuses. Tous ces processus touchent inégalement les rues-faubourgs, en fonction de leur histoire, de leur situation et de leur forme, définissant quatre modèles spécifiques.

Les rues-faubourgs banalisées

Le déclin du commerce a touché un certain nombre de rues-faubourgs. Banalisées, ces rues ne conservent que quelques traces de leur histoire, un bâti ancien souvent fortement remanié et quelques commerces de détail; elles servent surtout à la circulation. C'est le cas dans les arrondissements centraux des rues de Clichy, du Faubourg-Poissonnière ou de Vaugirard; dans les arrondissements périphériques de la rue du Faubourg Saint-Jacques et de la rue de la Tombe-Issoire, de la rue Falguière et, en moindre mesure, de la rue Lecourbe. Le contexte contemporain n'explique pas tout cependant: ces rues sont rarement situées dans la partie orientale de l'espace parisien, où les rues-faubourgs ont mieux résisté, dans leur version populaire. Ces rues banalisées avaient déjà à l'origine une identité peu marquée. Rares sont les grandes rues-faubourgs historiques qui se banalisent: l'effet taille joue beaucoup, comme en témoignent les rues du Faubourg Saint-Jacques et de la Tombe Issoire, déclassées depuis plusieurs siècles par l'ancienne avenue d'Orléans (avenue Général Leclerc) qui polarise désormais les activités de cette partie sud de Paris, tout comme elle assure la majorité des flux.

Les rues-faubourgs structurantes

D'autres rues ont conservé de la ville passée leur caractère structurant à l'échelle d'un quartier plus ou moins vaste. Le commerce de proximité y conserve un dynamisme certain: ce sont la plupart du temps des «rues-marchés», très animées. Elles existent aussi bien dans l'Ouest que dans l'Est de Paris, même si elles sont plus nombreuses dans les quartiers populaires. Dans les unes des commerces traditionnels mettent en avant la qualité (boulangeries, charcuteries, fromageries, fruiteries); dans les autres se concentrent des commerces bon marché. Les rues d'Auteuil, de Passy, de Lévis, Raymond Losserand et de Vaugirard dans les arrondissements périphériques, ainsi que les rues Mouffetard et des Martyrs, répondent à la première variante. Les rues se rattachant à la seconde variante sont nombreuses, mais l'on peut retenir les principales: les rues du Faubourg Saint-Denis et du Faubourg Montmartre, la rue Oberkampf (entre l'avenue Parmentier et le boulevard de Ménilmontant) dans les arrondissements centraux, ainsi que les rues de Belleville et de Ménilmontant dans les arrondissements périphériques. Quant aux avenues tracées sous l'Ancien Régime, sans être des rues-faubourgs dans leur forme, elles conservent bien souvent le même dynamisme commercial (avenues de Clichy et d'Italie par exemple).

Les rues-faubourgs spécialisées

À l'intérieur de Paris, les processus de recomposition de la centralité aboutissent à la spécialisation de certains quartiers, de certaines rues. Les rues-faubourgs sont fréquentées parce qu'elles offrent des services spécifiques. Elles se lisent non plus à l'échelle des quartiers, mais à celle de la ville entière. Des rues qui n'ont pas gardé un commerce dynamique se sont spécialisées, à moins que ce soit justement cette spécialisation qui ait entraîné le déclin du commerce. Deux types de spécialisations peuvent être relevées. Côté Ouest, certaines rues-faubourgs sont devenues des pôles de commerce de luxe, comme les rues du Faubourg-Saint-Honoré, du Four, de Sèvres et du Cherche-Midi. La rue du Faubourg-Saint-Honoré est même devenue un symbole du luxe parisien: elle concentre la plupart des grandes marques et a même donné son nom à certains produits mondialement connus. Les rues-faubourgs de l'Est ont plutôt eu tendance à devenir des espaces à spécialisation ludique. Dans les faubourgs, les loisirs sont présents depuis longtemps, comme au Faubourg Saint-Antoine, à Montparnasse ou à la Courtille de Belleville. Par la suite, cette image a souvent contribué à attirer des populations à la recherche de loisirs. Chaque génération a choisi une rue qui est devenue, avec son quartier, le lieu « branché » par excellence; une fois la mode passée, la fonction ludique a bien souvent survécu. On peut citer la rue Mouffetard, les rues du Faubourg Saint-Antoine et de Charonne, et plus récemment, les rues Oberkampf et du Moulin des Prés (quartier de la Butte aux Cailles).

Conclusion

En s'appuyant sur des connaissances déjà acquises, en grande partie rassemblées par B. Rouleau, cet essai de modélisation permet une meilleure compréhension du paysage et de l'espace urbain actuels. Il contribue notamment à expliquer la localisation de certaines activités, de certaines pratiques de l'espace en replaçant ces rues dans l'évolution de l'espace urbain et dans ses recompositions sur la longue durée. Ce travail trouve logiquement son aboutissement dans la construction d'une carte de Paris faisant apparaître les différents modèles de rue-faubourg aujourd'hui (doc. 3). Évidemment, il reste certains approfondissements à accomplir, au premier rang desquels une analyse comparative et quantitative s'imposerait sans doute (commerce, fréquentation, etc.). C'est une autre piste de recherche qu'il serait utile de lancer.

Remerciements

Cet article est issu d'un travail réalisé en 2002 dans le cadre du DEA ATEG et du séminaire «Théories et modèles en géographie», à partir des enseignements de Christian Grataloup que je remercie cordialement pour ses conseils.

Document 3

Bibliographie

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ROULEAU, B. (1985), Villages et faubourgs de l'ancien Paris, histoire d'un espace urbain. Le Seuil, Paris.