N°73 (1-2004)
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L'aventure grecque: un modèle géohistorique
Lycée Sévigné, Charleville-Mézières |
Un cadre
Le cadre est imposé par la nature (modèle 1): une péninsule montagneuse, fractionnée en de multiples unités naturelles exiguës, aux côtes fermées et abruptes. Seules les plaines de Thessalie et de Macédoine offrent un horizon plus dégagé. À la discontinuité du relief s'ajoute une dissymétrie climatique entre la façade occidentale, de l'Épire au Péloponnèse, située au vent, abondamment arrosée, et les zones sous le vent, plus arides. Située au contact des plaques eurasienne et africaine, la péninsule grecque subit mouvements tectoniques et activité volcanique. Selon P. Lévêque (p. 43 et 58), la disparition du palais de Cnossos en 1400 av. J.-C. serait une conséquence de l'éruption du volcan de Santorin et la ville de Troie-VI fut détruite en 1275 av. J.-C. par un tremblement de terre. |
Une situation
Toutefois, loin d'être un bout du monde, la péninsule grecque jouit d'une situation de carrefour en Méditerranée, qui favorisa l'accumulation et l'innovation (modèle 2). Dès l'époque achéenne, l'existence d'un grand commerce avec l'Égypte, l'empire Hittite et la Mésopotamie est attestée. L'adoption de la métallurgie du fer hittite par les Doriens (Ibid., p. 84) ou la diffusion de l'alphabet phénicien à l'époque archaïque sont liées à cette logique de carrefour. La maîtrise de la route du Pont-Euxin fut un élément essentiel dans le déploiement de l'impérialisme athénien en mer Égée au Ve siècle (E. Will, p. 203). Cette rente de situation n'est cependant pas exempte de dangers. La perspective d'une captation de richesses attise la convoitise des voisins (Grataloup, p. 43): l'histoire grecque antique est riche d'invasions (Loniens au XXe siècle, Achéens au XVIe, Doriens au XIIe), de rivalités (la bataille d'Alalia contre Carthage en 537 av. J.-C., cf. Cunliffe, p. 31), d'hégémonies contestées (Crète minoenne, Corinthe, Athènes). La production des «lieux d'histoire» suppose un puissant ressort événementiel. |
Des dynamiques
Les multiples mouvements nord-sud de populations qui survinrent en Grèce entre le XXe et le IVe siècle (modèle 3) fournissent l'élément indispensable à la transformation de la péninsule hellénique en un système géohistorique dynamique. Les migrations achéennes et doriennes procèdent de bouleversements plus amples qui affectèrent toute l'Asie mineure (Lévêque, p. 87). L'irruption de ces groupes peu nombreux, venus des régions carpatho-danubiennes, constitua autant de bifurcations dans l'histoire grecque. Si l'archéologie ne permet pas de mettre en évidence une coupure nette entre les périodes de l'Helladique moyen et récent, les bandes achéennes s'assimilèrent rapidement au vieux fonds de population, les invasions doriennes provoquèrent un désastre et la ruine d'une civilisation. Au IVe siècle, la dernière invasion septentrionale, celle des Macédoniens, consacra l'inexorable déclin de la Grèce au profit d'un royaume périphérique. Le schéma est conforme au modèle de l'unification par la marge étudié par A. Reynaud (bibl.).
Deux scénarios géohistoriques structurent l'histoire grecque antique dans la longue durée (modèle 4). Des phases d'expansion sont consécutives à un bouleversement politique. Un nouveau pouvoir accapare les richesses puis engage, pour diverses raisons (faim de terres, paix sociale, etc.), un processus d'expansion par conquêtes ou colonisations. De finisterre, le monde grec devient un bassin maritime. Puis à ces périodes de prospérité succèdent des temps de crise et de repli. La catastrophe dorienne en fournit le plus dramatique exemple. Les causes de ces difficultés sont variables et parfois cumulatives: les voisins augmentent leur pression aux frontières alors qu'à l'intérieur de puissantes forces centrifuges achèvent de saper la cohésion géographique: la troisième guerre sacrée entre les Grecs fournit à Philippe de Macédoine le prétexte pour soumettre la péninsule en 338 av. J.-C. Le milieu, toujours actif, peut ajouter de l'entropie au système: éruption volcanique et tremblement de terre ont eu leur part dans l'affaiblissement des civilisations minoenne et achéenne. Aux orgueilleuses thalassocraties et confédérations d'envergure régionale, succèdent des établissements humains (Desmarais, Ritchot) médiocres plus ou moins autistes. Cette alternance de cycles d'accumulation et de récession procède de la logique de carrefour caractéristique de la situation de la péninsule grecque en Méditerranée (modèle 5). Après les invasions achéennes, la Grèce est constituée d'une nébuleuse de royaumes sous la suzeraineté nominale de Mycènes. À l'étroit, les Achéens se lancent dans une politique de conquête à la recherche de nouvelles terres en Crète, à Rhodes, à Chypre et en Anatolie. La légende de la guerre de Troie, survenue entre 1280 et 1220 av. J.-C., conserve le souvenir de cet impérialisme achéen. Entre 1200 et 1100 av. J.-C., les invasions doriennes bouleversent considérablement cette organisation du territoire. Aux principautés succèdent une kyrielle de villages plus ou moins autonomes. Dans ce chaos des âges obscurs s'élabore une nouvelle forme d'établissement humain: la cité (cf. de Polignac). |
L'intensification des échanges et l'exploitation concurrente des ressources entre les communautés est à l'origine d'un double mouvement de consolidation et de hiérarchisation des centres de pouvoir. Dans le même temps, la fondation de nombreux sanctuaires participe à une remise en ordre cultuelle et géographique du monde grec. La dévotion commune rétablit la cohérence régionale autour d'Olympie et de Delphes. Les nécessités de maintenir l'équilibre entre la population et les ressources, d'une part, et la paix sociale, d'autre part, ont alimenté un intense mouvement de colonisation du bassin méditerranéen entre le VIIIe et le VIe siècle av. J.-C. L'ensemble du monde grec n'a pas connu la cité, des régions septentrionales conservent une organisation lâche proche des principautés anciennes. L'histoire politique et économique est à l'origine de la diversité des évolutions des cités. L'importance de la seisachtheia de Solon dans la genèse de la démocratie à Athènes est bien connue. En levant les hypothèques et en interdisant l'esclavage pour dettes, le législateur bloque le processus d'accaparement des terres par les aristocrates et la constitution de grands domaines, tout en encouragent la création d'un groupe de petits propriétaires entrepreneurs. Cette descente vers la mer des Athéniens au VIe siècle constitue une bifurcation essentielle dans l'histoire de la cité. En devenant une puissance maritime, Athènes peut s'opposer aux Perses lors des guerres médiques et imposer son hégémonie sur la mer Égée. Sparte fournit l'exemple d'une évolution opposée. Au Ve siècle, la cité lacédémonienne est devenue un semi-isolat, dont la cohésion sociale et spatiale repose sur l'exploitation d'hilotes et de peuples périphériques dans le cadre d'une économie agrarienne d'État. Les implications géographiques de cette dialectique de l'ouverture et de la fermeture des deux principales cités grecques sont à l'origine de la guerre du Péloponnèse (431-404) et de l'affaiblissement durable de la Grèce au profit de la Macédoine. Conclusion Loin de céder à une quelconque facilité «réductionniste» l'élaboration d'un modèle géohistorique articulé sur un millénaire et demi requiert, au contraire, discernement et modestie. Il s'agit moins de présenter un travail achevé que de provoquer la rencontre des disciplines et de méthodes pour parvenir à une meilleure intelligence d'une histoire qui n'a pas livré tous ses secrets. L'«aventure grecque» est là aussi. |
Bibliographie CUNLIFFE B. (1993), La Gaule et ses voisins, Paris: Picard, coll. Antiquité-synthèse, p. 31. DESMARAIS G., RITCHOT G (2000), La Géographie structurale, Paris: L'Harmattan, coll. Géographies en liberté. GRATALOUP Chr. (1996), Lieux d'Histoire, Montpellier: RECLUS, p. 43. LÉVÊQUE P. (1964), L'Aventure grecque, Paris: A. Colin, coll. «Destins du monde». POLIGNAC F. DE (1995), La Naissance de la cité grecque, Paris: La Découverte. REYNAUD A. (1992), Une Géohistoire, la Chine des printemps et des automnes, Montpellier: RECLUS. SNODGRASS A., SCHNAPP-GOURBEILLON A. (1986), La Grèce archaïque: le temps des apprentissages, Paris: Hachette, coll. «Bibliothèque d'archéologie». WILL E. (1991), Le Monde grec et l'Orient, Paris: PUF, p. 203. |