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La frontière méridionale du Liban. Histoire, géographie et géopolitique d’une frontière paradoxale
La frontière des paradoxes
Décidée et tracée après la guerre de 1914-1918, la frontière libano-israélienne est issue, comme la plupart des frontières du Proche-Orient, du démembrement de l’Empire ottoman. Elle ne correspond ni à une limite historique, ni à un obstacle naturel quelconque. Depuis le ras (cap) Naqoura, elle court vers l’Est sur une trentaine de kilomètres, ondulant à travers les collines de Haute Galilée et séparant des populations que rien, avant le début de la colonisation juive, ne différenciait dans leur mode de vie, mais qui suit à peu près la limite entre villages sunnites et villages chiites au nord. Puis elle tourne à angle droit vers le Nord sur environ vingt kilomètres afin de laisser en Palestine (1) la dépression marécageuse du lac Houleh et la localité de Metulla. Elle s’infléchit de nouveau vers l’Est, coupe le Nahr el Hasbani (en fait le haut Jourdain) et rejoint la frontière syrienne «officielle» sur les derniers contreforts méridionaux du Jabal al Cheikh (mont Hermon) dans la région des «hameaux de Chebaa». Cette frontière n’a pas été tracée par les deux États qu’elle sépare aujourd’hui, le Liban et Israël (la Palestine sous mandat britannique à l’époque), mais par un accord entre deux puissances européennes, la France et la Grande-Bretagne. Elle a été tracée avec rigueur, et matérialisée par 95 bornes et une quarantaine de bornes intercalaires. Ces bornes existaient dans les années 1960, et elles sont indiquées sur les feuilles au 1/20 000 produites par la Direction Géographique de l'Armée Libanaise (DGA.) à cette époque. Il est possible que, par suite des événements qui se sont succédé depuis, certaines de ces bornes aient disparu. Mais le tracé n’est pas, au moins pour l’instant, remis en cause par les deux États qui ont succédé aux puissances protectrices, et, en fait, ne l’a jamais été officiellement… C’est un premier paradoxe. Deuxième paradoxe: elle sépare deux États qui n’ont jamais entretenu de relations diplomatiques. Le Liban ne reconnaît pas l’existence de l’État hébreu: sur les cartes que l’on peut se procurer au Liban, cette frontière sépare le Liban de la Palestine. Dans les publications libanaises, la censure n'accepte pas que l’on écrive «Israël». Il faut écrire «Palestine» ou «territoires occupés». L’État hébreu n’est jamais indiqué: il n’existe pas. Troisième paradoxe: cette frontière, inscrite sur les cartes, a virtuellement disparu pendant 22 ans, du fait de l’occupation israélienne, c’est-à-dire depuis le début de l’«Opération Litani» jusqu’à l’évacuation de la «zone de sécurité» par Tsahal en 2000. Le général (aujourd’hui en retraite) Amin Hoteit, qui représentait le Liban dans la commission chargée de vérifier le retrait d’Israël en 2000, écrit, le 12 octobre 2006, dans le Daily Star (quotidien libanais anglophone): «Quatre espaces en rouge marqués comme ‘réserves’ indiquent les zones qui restent à ce jour en discussion entre l’ONU et le Liban. Elles ont été exclues du retrait [israélien] en 2000 et sont donc encore sous occupation israélienne. Ces ‘zones rouges’ sont Roneich, Al-Adaissey, Al-Matalah et les fermes de Chebaa. Un rectangle, récemment dessiné, de 150 par 2300 mètres, recouvrant Al-Adaissey, une petite portion de Bourkat al-Naqqar, et quelques centaines de mètres à Alma al-Shaab, Telal Yaroun et Manarat, indique les derniers territoires ‘confisqués’ par Israël. Israël a aussi confisqué le cimetière de Mazar al-Oubad, dans lequel est enterré un des importants leaders d’Israël. Je me souviens des violentes protestations [des Israéliens] lorsqu’une petite portion de ce cimetière a été rendue au Liban en 2000 en raison du tracé de la Ligne Bleue.» («Four red areas marked as ‘reserves’ indicate the areas that remain disputed to this day between the UN and Lebanon. They were excluded from the 2000 withdrawal and remain under Israeli occupation. The red areas are Rmeich, Al-Adaisseh, Al-Matalah and the Shebaa Farms. A newly drawn 150-meter-by-2,300 meter rectangle covering Al-Adaisseh, a small portion of Bourkat al-Naqqar and hundreds of meters in Alma al-Shaab, Telal Yaroun and Manarat shows the latest territories ‘taken over by Israel’. Israel has also completely taken over the cemetery of Mazar al-Oubad, where one of Israel’s important leaders is buried, I remember how they were crying over this cemetery when some of it ended up in Lebanon back in 2000 due to the Blue Line.») Quatrième paradoxe: il s’agit d’une frontière «chaude», sans cesse conflictuelle. Elle crée un face à face entre deux armées: Tsahal et la milice du Hezbollah; elle est très fréquemment le théâtre d’affrontements armés; l’aviation et l’artillerie israélienne l’ignorent superbement, les mortiers, roquettes et drones du Hezbollah également. La guerre de l’été 2006, dite «guerre des 33 jours», a vu des affrontements meurtriers de part et d’autre de cette frontière par des bombardements incessants de l’aviation israélienne, puis, une fois de plus, son franchissement par Tsahal, et, pour la première fois, les roquettes du Hezbollah ont frappé à de nombreuses reprises tout le Nord d'Israël, et jusqu’à Haïfa. Avant la création de la frontière La notion de frontière était fort évanescente dans ce que l’on appelait au XIXe siècle la Syrie, ou bien le Levant, les termes de Proche et de Moyen-Orient étant apparus plus tard. Ce vaste ensemble, qui recouvrait ce qui est aujourd’hui la Syrie, le Liban, Israël et les territoires palestiniens occupés, la Jordanie, et même une partie de la Turquie (la Cilicie, le sandjak d’Alexandrette), faisait partie de l’Empire ottoman. Il n’était donc pas traversé de frontières d’États, mais comportait un certain nombre d’entités (wilayas, sandjaks, pachaliks…) dont l’autonomie — souvent floue — et les limites — également floues — variaient dans le temps et dans l’espace… Dans cet ensemble «syrien», ce que l’on appelait le Mont Liban a toujours marqué une certaine spécificité. Du XIIe au XIXe siècle, à l’époque des émirs de la montagne, sunnites, druzes ou chrétiens selon les moments, le Mont Liban connut une quasi-indépendance, souvent remise en question, tout en conservant toujours un lien de vassalité avec la Sublime Porte. Puis il y eut, au XIXe siècle, les caïmacamats, qui, à la suite des premiers heurts confessionnels en 1840, avaient poussé les Ottomans, sous la pression des grandes puissances européennes, à diviser la montagne libanaise en deux entités confessionnelles (chrétienne et druze). La particularité du Mont Liban était d’abriter une communauté chrétienne maronite, démographiquement majoritaire, homogène en certains endroits, et dans d’autres endroits partageant les pentes de la montagne avec des druzes ou des musulmans chiites ou sunnites. Pour régler vingt ans de conflits, la Sublime Porte accorda à ce «Petit Liban», en 1861, un régime d’autonomie interne sous l’autorité d’un gouverneur, sujet ottoman, chrétien, nommé par Istanbul, mais non «libanais»: c’est la période de la «moutassarifya». Beyrouth n’était pas inclus dans ce «Liban» et avait un wali, ou gouverneur ottoman. On comprend que, dans toute cette histoire complexe, les frontières soient fluctuantes, au gré des défaites, des ambitions et éventuellement des conquêtes des émirs de la montagne, ainsi que des décisions de l’administration ottomane. Seul, le «Petit Liban» de la moutassarifya a des limites à peu près définies, et correspond approximativement au tiers du Liban actuel. Sa frontière méridionale est située largement au nord de l’actuelle frontière méridionale du Liban. Genèse de la frontière actuelle
Pendant la guerre de 1914-1918, François-Georges Picot, consul général de France à Beyrouth, expose à sir Mark Sykes, sous-secrétaire d’État au cabinet de guerre britannique, les revendications françaises, dans l’éventualité d’un dépeçage de l’Empire ottoman: la France veut toute la Syrie, soit le «Liban» de la moutassarifya, Beyrouth, les territoires situés au nord et au sud de ce «Petit Liban», la Syrie actuelle, plus la Cilicie et le Kurdistan ottoman, y compris Mossoul. Les accords Sykes-Picot (mai 1916) aboutissent à un compromis: la France obtiendrait la «Syrie», ce qui, dans l’esprit des accords, recouvre la Syrie et le Liban actuels, la Cilicie, le Kurdistan ottoman et Mossoul; la Grande-Bretagne aurait (outre la «Mésopotamie» et ce que l’on commence à appeler la Transjordanie), la Palestine. Les frontières sont suggérées à grands coups de crayon sur les cartes: la frontière entre la Syrie et la Palestine est vaguement tracée — sans aucune précision — du ras Naqoura au mont Hermon; la France renonce à Akka (Saint-Jean-d’Acre) qu’elle aurait bien voulu inclure dans «sa» Syrie (fig. 1). Ces accords Sykes-Picot ne seront jamais entérinés. À la fin de la guerre, ils sont rejetés par la Grande-Bretagne qui trouve trop belle la part faite à la France et n’oublie pas l’enjeu pétrolier de Mossoul et du Kurdistan. Sur le terrain, ils ne sont pas admis non plus par Hussein, chérif de La Mecque, puis par son successeur, Fayçal, à qui les Britanniques ont promis Alep, Homs et Damas, ni par les nationalistes syriens laïques qui pensent à une «Grande Syrie» indépendante et républicaine, ni par les sionistes à qui lord Balfour a promis la création d’un «foyer national» et qui réclament le massif de l’Hermon (enneigé en hiver et riche en eau) et tout le bassin du Hasbani (c’est-à-dire en fait le haut Jourdain, en amont du lac de Tibériade.) Certains exigent même le bassin du Litani (en raison du débit pérenne et abondant de ce fleuve), incluant Tyr et Saïda. Le mémorandum sioniste indique: «la frontière part d’un point situé aux environs [nord] de Saïda, suit les contreforts du Liban jusqu’à Jisr el Karaon puis el Bine en continuant sur un axe situé au milieu des deux bassins de Wadi el Qorn et de Wadi el Telm, puis vers le sud en suivant une ligne située au milieu des slopes du mont Hermon, jusqu’à l’ouest de Beit Jemm…» (fig. 2). Le mémorandum exige que le mont Hermon, «père des eaux», soit entièrement en Palestine, et qu’un accord partage les eaux du Litani (claire revendication sur la maîtrise des eaux). Les Maronites, eux, pensent à un Liban indépendant, mais non limité au Mont Liban. Un tracé provisoire entre la Palestine et la Syrie est mis en place unilatéralement par les Britanniques en septembre 1918: c’est la ligne OETA (Occupied Ennemy Territorial Administration) que la France remet en question. À la Conférence de la Paix, en 1919, le patriarche maronite, Mgr Elias Hoyek, apporte un mémorandum, dans lequel il présente un «Grand Liban» dont la frontière méridionale correspond à peu près, mais avec plus de précision, à celle qui avait été envisagée dans les accords Sykes-Picot. La décision du tracé Finalement l’État du Grand-Liban est créé par entente entre les puissances mandataires, bafouant les revendications arabes, ne donnant pas satisfaction aux nationalistes grand syriens, restreignant les ambitions des sionistes, La frontière entre le Grand Liban, devenu le Liban, et la Palestine est tracée par un accord (1923) entre les Français et les Britanniques. Ce tracé ne variera plus — au moins en reconnaissance internationale — jusqu’à maintenant… Ceci malgré les sionistes, un temps soutenus par les Britanniques qui, rabattant un peu de leurs ambitions, se seraient «contentés» d’une frontière qui suivrait le Litani jusqu’à son coude et se dirigerait vers un point au nord de Banias. La France ne cède rien sur le Litani, mais accepte le «doigt galiléen» en raison des nombreuses implantations juives autour du lac Houleh et se résigne donc à l’incorporation à la Palestine de Metulla. La Palestine est ainsi privée du Litani et des sources du Hasbani (c’est-à-dire des sources du Jourdain), ce qui donnera lieu à d’interminables revendications sur les eaux, nullement réglées aujourd’hui. Il avait été prévu une commission mixte franco-anglaise pour travailler sur la répartition des eaux, commission dont les travaux suscitaient des polémiques, et qui a, bien entendu, disparu avec l’indépendance du Liban, de la Syrie, d’Israël et de la Jordanie (fig.3). Lors de l’armistice libano-israélien de 1949, les deux parties — qui ne se reconnaissent pas ! — entérinent le tracé décidé par les Français et les Britanniques. Le 12 juin 1967, après la guerre des Six Jours, pendant laquelle le Liban est resté dans un prudent attentisme, le Premier ministre israélien Lévy Eshkol déclare: «Israël ne reconnaît plus les lignes et conventions mixtes d’armistice, sauf avec le Liban.» Dernière en date des reconnaissances de cette frontière, décidément très chantée, le 14 septembre 2005, lors de la Conférences des Nations Unies, le secrétaire général Kofi Annan déclare que «Israël s’étant retiré du territoire libanais en 2000, les Nations Unies ont tracé [sur la frontière libano-israélienne] une ligne bleue… Il reste une portion contestée du territoire — les fermes de Chebaa — qui, selon Israël et nos archives, est syrienne. Mais les Libanais considèrent qu’elle leur appartient (2).»
Si l’on exclut le problème des «fermes de Chebaa», les récents développements de la situation libanaise ne remettent en effet nullement en cause le tracé de la frontière méridionale (fig.4). Le quotidien libanais francophone L’Orient Le Jour en date du 24 septembre 2005 publie ces lignes: «Dans une déclaration à la presse, le porte-parole des Nations Unies a rappelé "à la lumière des récents articles de presse sur le sujet" que le secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, a réitéré à plusieurs reprises la position de longue date exprimée par l’organisation internationale à savoir qu’Israël a retiré ses troupes de l’ensemble du territoire libanais, en application des résolutions 425 et 426, une initiative qui a été officiellement confirmée par le Conseil de sécurité de juin 2000. «Le secrétaire général estime qu’il est absolument nécessaire que toutes les parties en présence respectent entièrement la ligne bleue, définie et entérinée par le Conseil de sécurité et plus récemment par la résolution 1614 de 2005. Le porte-parole rappelle que cette question a été soulevée lors de l’entretien qui a eu lieu entre M. Annan et le Premier ministre israélien, Ariel Sharon, en marge de la 60e session de l’Assemblée Générale de l’ONU». Et la revue libanaise Hebdo Magazine, du 23 septembre 2005, écrit: «Le gouvernement libanais compte présenter une demande au Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, lui rappelant qu’il est devenu indispensable de corriger le tracé des frontières sur la ligne bleue dans le secteur des collines de Kfarchouba. Car Israël a mis la main sur des terres appartenant au Liban. L’État hébreu aurait même projeté de construire des routes dans le secteur des collines. Au Ministère des Affaires étrangères, des fonctionnaires finissent de préparer un dossier qui contient de multiples pièces prouvant la propriété bien libanaise des collines. Le dossier devra être remis à M. Annan dans l’espoir qu’il dépêche une commission qui viendrait rendre compte sur place, de la situation à Kfarchouba.(3)». Conclusion L’histoire, souvent tragique, de cette frontière méridionale du Liban est un concentré de tous les problèmes du Proche Orient :
Henri Chamussy Références bibliographiques Outre les articles cités en note, les lecteurs peuvent se reporter, pour plus de détails sur le sujet à : CORM Georges (1986). Géopolitique du conflit libanais. Paris: La Découverte, 259 p. ISBN: 2-7071-1625-4 CORM Georges (1999). Le Proche Orient éclaté, 1956-2000. Paris: Gallimard, 1068 p. ISBN: 2-07-040669-5 CHAGNOLLAUD J-P, SOUIAH S-A (2004). Les Frontières au Moyen-Orient. Paris: L’Harmattan, coll. «Comprendre le Moyen-Orient», 230 p. ISBN: 2-7475-6436-3 LAURENS H. (1999 et 2002). La Question de Palestine. Tome 1, 1799-1922, l’invention de la Terre Sainte. Tome 2, 1922-1947, une mission sacrée de civilisation. Tome 3, 1947-1967, l’accomplissement des prophéties. Paris: Fayard, 718 + 704 + 823 p. ISBN: 2-213-60349-9 ; ISBN: 978-2-286-03472-6 ; ISBN: 978-2-213-63358-9 Merci en particulier à Liliane Barakat, professeure de géographie à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth pour les précisions, conseils et corrections qu’elle m’a fournis. Sources Couverture cartographique du Liban au 1/20 000 (Direction Géographique de l’Armée Libanaise, années 1960) Notes 1. Cette partie du Mandat britannique de Palestine se trouve aujourd’hui comprise dans le territoire de l’État hébreu tel qu’il est défini par les lignes de cessez-le-feu de 1949 2. Voir l’article d’Éric Verdeil, «Récents litiges entre Syrie et Liban», M@ppemonde, n° 78, 2-2005. La situation des «hameaux» ou «fermes» de Chebaa, occupés par l’armée israélienne, est très complexe en raison, d’une part, de l’incertitude sur l’appartenance, discutée, à la Syrie ou au Liban; d’autre part, parce que, situés à la frontière syro-libanaise, ces «hameaux» se trouvent, de fait sinon de droit, sur une frontière entre Liban (ou Syrie?) et la portion du Joulan (Golan) annexée unilatéralement et sans aucune reconnaissance internationale par Israël (voir dans M@ppemonde, n°80, 4-2005 l’article de Michael Davie, «Entre Syrie et Israël: les cartes topographiques du Joulân-Golan, vecteurs de revendications territoriales») On peut ajouter à l’article d’Éric Verdeil que les deux cartes routières disponibles dans le commerce au Liban, la carte «guide Stephan» et la carte «Géoproject », toutes deux éditées à Beyrouth, incluent Chebaa assez largement dans le territoire libanais. Sur ces cartes, aucune route ne relie les «hameaux de Chebaa» à la Syrie, alors qu’une route indiquée comme carrossable les relie à Hasbaya au Liban. Cependant le «rapport Roed-Larsen» en date d’octobre 2005, affirme de nouveau que «selon l’ONU», les fermes de Chebaa appartiennent à la Syrie. 3. Kfarchouba est un hameau situé dans la zone des «fermes de Chebaa». Voir Éric Verdeil, op. cit. |