Formes de villes en Europe et aux États-Unis
Les villes d’Europe et des États-Unis ont fait l’objet de nombreuses approches comparatives, qui soulignent les contrastes de densités (faibles aux États-Unis, plus fortes en Europe), de formes des trames viaires (plutôt orthogonales aux États-Unis, radioconcentriques en Europe), de paysages urbains (passage brutal de la verticalité des centres à l’horizontalité des périphéries aux États-Unis, gradient plus régulier en Europe). L’objet de notre recherche est de voir s’il est possible de résumer une partie de ces différences à travers l’élaboration d’une forme type pour chacun des continents, qui servirait non pas d’aboutissement mais au contraire de point de départ pour des travaux de modélisation urbaine. C’est en effet à l’occasion d’une thèse [1] utilisant un modèle multi-agent pour simuler l’évolution de la répartition des activités urbaines en Europe et aux États-Unis que nous avons débuté ce travail. Il s’agissait de recueillir des données sur un grand nombre de villes (une «collection» de cas) et d’élaborer une forme «moyenne» à partir de plans transformés en graphes (Delisle, 2008).
Parmi les différentes approches possibles, nous avons choisi de nous intéresser à la trame viaire. Si la forme urbaine résulte, à chaque époque, de traces matérielles relevant de niveaux d’échelles et de temporalités multiples, les réseaux de circulation sont particulièrement structurants: les infrastructures matérielles évoluent lentement, notamment en raison de leur coût d’installation, et les réseaux innovants utilisent souvent l’empreinte des précédents, déjà adaptés à la structure foncière du parcellaire. En Europe, la trame viaire radioconcentrique s’impose largement après les mouvements d’édification des remparts, entre le XIIe et le XVIIe siècle, les pattes d’oies imposées par les portes d’entrée marquant les différentes extensions spatiales des villes (Lavédan, Hugueney, 1974): «pour l’étranger qui entre dans la ville, la direction du centre s’impose, tout l’y conduit» (Cattan et al., 1999). Aux États-Unis, la trame viaire orthogonale qui se développe avec la loi foncière de 1785 devient l’outil de conception systématique des territoires urbanisés et reflète «l’ordre et la culture dans un territoire perçu comme sauvage» (Ghorra-Gobin, 1998). L’absence de références à un centre historique marque un paysage dans lequel «le vide renaît sans cesse» (Cattan et al., 1999).
La démarche adoptée consiste tout d’abord à construire un échantillon de villes relativement comparables. Un premier critère porte sur leur niveau hiérarchique: nous avons choisi de travailler sur des grandes villes, mais pas les plus grandes, excluant ainsi Londres, Paris, Boston, Chicago, Los Angeles… Ces dernières se démarquent des autres par un décalage, allant jusqu’à plusieurs décennies, dans l’adoption des innovations dans les technologies de transport, et elles ne sont pas assez nombreuses pour former un échantillon en elles-mêmes. Nous avons donc choisi les agglomérations comprises aujourd’hui entre 1 et 3 millions d’habitants. Pour la même raison que précédemment, nous avons écarté les villes d’Europe centrale et orientale, qui ont connu plutôt tardivement l’utilisation massive de la voiture et la périurbanisation. D’après la base Géopolis (Moriconi-Ebrard, 1994), nous arrivons à un total d’une quarantaine de villes. Un deuxième critère est constitué par le profil socio-économique des villes. Nous avons soustrait celles de la première révolution industrielle qui n’ont pu se diversifier ensuite et dont la forme est profondément marquée par cet héritage (par exemple Lodz ou Birmingham). Enfin, des villes caractérisées par des contraintes topographiques fortes (certaines villes d’estuaire, maritimes ou fluviales, comme Norfolk, Seattle ou Rotterdam) n’ont pas été retenues, ce qui donne, au final, une sélection d’une quinzaine de villes. Trois périodes principales ont été considérées, celle de la ville préindustrielle (la «walking city»), de la ville industrielle (extensions liées aux chemins de fer et aux premières circulations automobiles) et de la ville des mobilités rapides (autoroutes urbaines). Les sources et la transformation des plans de villes en graphes sont décrites dans l’encadré.
Sources et méthodologie | |
Les trames viaires ont été appréhendées à partir des plans de Google Maps*. Ont ensuite été identifiés des tracés particuliers, permettant de retracer des étapes de l’extension des villes dans la longue durée. Pour cela, diverses sources ont été mobilisées: cartes historiques** toponymes tels que ring ou gürtel dans les pays germanophones, boulevards dans les pays francophones, sites officiels des villes, sites des bureaux de recensement etc. Les tracés retenus ont ensuite été transformés en arêtes, par la simplification de tracés redondants et par le remplacement de courbes ou de lignes brisées par des segments de droite. Une variable visuelle de couleur a été affectée aux segments en tenant compte des caractéristiques historiques et géographiques du réseau viaire. |
Aux États-Unis, les tracés correspondant aux limites des villes aux environs de 1880 (centres historiques des villes, peu ou pas encore affectés par les transports mécaniques) ont été reproduits en noir. Les contours des villes industrielles (aux alentours de 1920) sont repérés en violet, et les autoroutes urbaines en rouge. La surface des vignettes est établie à partir du calcul de la superficie moyenne des agglomérations Géopolis: pour les villes européennes, un cercle d’un rayon de 38 km et pour les villes américaines un carré de 46 km de côté. * Site http://maps.google.fr/maps. Les plans des villes sont construits à partir de données récupérées auprès d’organismes en charge de la cartographie des territoires (Georoute® IGN en France, Ordonance Survey au Royaume-Uni, Tele Atlas North America aux États-Unis, etc.). ** David Rumsey Historical Map Collection (http://www.davidrumsey.com/), the Hebrew University of Jerusalem (Department of Geography), plans de villes contenus dans des recensements de population, notamment celui de 1880 (vol. 18 et 19). *** Sauf à Copenhague. Il existe bien une voie circulaire appelée Ring 3, mais elle apparaît à une époque plus récente que pour les autres villes, et nous l’avons de ce fait associée aux autoroutes urbaines. |
Comme on pouvait s’y attendre, les planches obtenues font nettement ressortir les contrastes dans l’emprise spatiale des villes. Ces différences semblent s’ancrer dans le temps long, même s’il est difficile de comparer les contours des villes de la période préindustrielle et industrielle qui ne renvoient pas toujours aux mêmes dates. La plus forte mobilité constatée aujourd’hui aux États-Unis semble néanmoins plonger ses racines jusqu’au début du siècle dernier, comme en témoignent les sources historiques sur l’utilisation des transports suburbains au tournant du XIXe et du XXe siècle (Pinol, 1991). On aurait là un modèle extensif d’utilisation de l’espace (Crozet, Joly, 2004) qui prendrait forme dès le XIXe siècle, dans le double contexte d’un front pionnier et d’un territoire immense qu’il s’agit d’occuper (Bretagnolle et al., 2008).
Une deuxième observation, déjà réalisée par les chercheurs et bien visible sur les planches, est relative à l’extrême inertie dans le temps des formes urbaines. Tout se passe comme si la ville s’agrandissait par la reproduction à l’identique d’une forme initiale, sorte de «graine» signant la fiche d’identité de la ville. Les modélisateurs ont d’ailleurs tenté à plusieurs reprises d’utiliser un modèle fractal pour simuler l’évolution d’une ville («diffusion limited agregation», Fotheringham et al. 1989; «tapis de Sierpinski», Frankhauser, 1994). Les caractéristiques qui fondent l’identité de la ville européenne, à savoir la compacité et la référence constante à la centralité, notamment par la valorisation du centre historique, apparaissent ainsi dès le Moyen Âge. La ville européenne se «reconstruit sur elle-même dans la permanence et la continuité» (Huet, 1998). Aux États-Unis, l’inertie des formes est plus surprenante, car la ville présente un caractère de mobilité «lié au mouvement de l’histoire économique et/ou politique» (Huet, 1998). Si l’on suit les propos de Jacques Lévy, l’identité de la ville passerait ici non pas par «les vieilles pierres ou d’autres traces visibles» mais par «l’immatériel et l’idéel». C’est le quadrillage qui fait l’unité de Manhattan, et l’«on peut changer tous les immeubles, Manhattan restera Manhattan» (Lévy, 2007).
Qu’en est-il de l’élaboration d’une forme type? L’exercice pourrait être tenté pour certaines villes aux plans particulièrement réguliers, comme Denver ou Minneapolis/Saint Paul. Cependant, les formes hybrides nées de contextes géographiques ou historiques particuliers (polycentrisme à Minneapolis/Saint Paul, franchissement de fleuve à Portland, Saint-Louis ou Cologne) rendent difficilement généralisable la démarche inductive. Comment valider un schéma type obtenu en calculant des valeurs moyennes de superficie, de longueur d’arêtes, de nombre d’arêtes incidentes ou autre? Il reste que l’approche comparative par la simplification des trames viaires permet de réfléchir aux «configurations spatiales élémentaires» (Durand-Dastes, 2009) qui sous-tendent le développement des villes, et pourrait utilement être appliquée à d’autres régions du monde, par exemple l’Asie.
Bibliographie
BRETAGNOLLE A., GIRAUD T., MATHIAN H. (2008). «La mesure de l’urbanisation des États-Unis, des premiers comptoirs coloniaux aux Metropolitan Statistical Areas (1790-2000)». Cybergeo, n° 427, 40 p.
CATTAN N., PUMAIN D., SAINT-JULIEN Th., ROZENBLAT C. (1999). Le Système des villes européennes. Paris: Anthropos, coll. «Villes», 197 p. ISBN: 2-7178-3898-8
CROZET Y., JOLY I. (2004). «Budget-temps de transport: les sociétés tertiaires confrontées à la gestion paradoxale du bien le plus rare». Les Cahiers scientifiques du transport, n° 45, p. 27-48.
DELISLE F. (2008). Accessibilité et morphologie urbaine en Europe et aux Etats-Unis. Paris: Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, mémoire de master 1.
DURAND-DASTÈS F. (2009). «Des climats de l’Inde à l’épistémologie». In BATAILLON C., dir. Géographes. Génération 1930. Rennes: Presses universitaires de Rennes, coll. «Espace et territoires», p. 127-143. ISBN: 978-2-7535-0966-5
FOTHERINGHAM S., BATTY M., LONGLEY P. (1989). «Diffusion-limited aggregation and the fractal nature of urban growth». Papers in Regional Science, vol. 61, n°1.
FRANKHAUSER P. (1994). La Fractalité des structures urbaines. Paris: Anthropos, coll. «Villes», 291 p. ISBN: 2-7178-2668-8
GHORRA-GOBIN C. (1998). La Ville américaine, espace et société. Paris: Nathan Université, coll. «128», 127 p. ISBN: 2-271-05510-5
HUET B. (1998). «Une génétique urbaine». In Urbanisme, novembre-décembre 1998, n° 303, p. 56-64.
LAVEDAN P., HUGUENEY J. (1974). L’Urbanisme au Moyen Âge. Paris: Arts et métiers graphiques, coll. «Bibliothèque de la Société française d’archéologie», 184 p.
LÉVY J. (2007). Jacques Lévy. In ALLEMAND S., dir., Comment je suis devenu géographe. Paris: Éditions Le Cavalier Bleu, p. 137-154. ISBN: 978-2-84670-177-8
MORICONI-EBRARD F. (1994). Geopolis: pour comparer les villes du monde. Paris: Anthropos, coll. «Villes», 246 p. ISBN: 2-7178-2721-8
PINOL J.-L. (1991), Le Monde des villes aux XIXe et XXe siècles. Paris: Hachette Supérieur, coll. «Carré histoire», 230 p. ISBN: 2-01-018053-4