Le Goût du monde, exercices de paysage
D’emblée, il faut le dire: Le Goût du monde est un livre difficile. On doit consacrer beaucoup de temps à le lire, savoir revenir plusieurs fois sur certaines pages, et surtout savoir faire abstraction du découragement lorsque l’on a l’impression de ne pas avoir compris, et de souffrir d’une certaine incomplétude de sa propre réflexion.
Les mauvaises langues diront que les philosophes ont l’art de compliquer les choses simples. Mais d’autres admireront la manière dont ils peuvent, par leur pensée affutée et affuteuse, aiguiser les inquiétudes des scientifiques et leur donner du grain à moudre pour leurs recherches.
Extraordinaire, ce qu’un philosophe peut créer (oui, «créer» est le mot propre!) comme pensée discursive (ou comme discours bien pensé?) autour d’un mot que le commun des mortels doit juger très simple, presque univoque, et ne conceptualise probablement même pas!
Paysage? Rien de plus évident; interrogez autour de vous. On vous répondra: c’est ce que l’on voit autour de soi, les arbres, les maisons, les montagnes. Certains iront même jusqu’à signaler un sens abstrait: le paysage politique ou psychologique.
Or le mot et le concept n’ont vraiment rien de simple. Une traduction dans une autre langue et un coup d’œil sur un dictionnaire des synonymes suffisent à en démontrer la plurivocité. Le mot français «paysage» peut se traduire en anglais par «landscape» ou par «scenery» et un dictionnaire des synonymes offre le choix entre «décor», «peinture», «tableau», «site», «vue», «verdure», «spectacle», «horizon»... Il faut retenir les mots «peinture» et «tableau» et le mot «horizon»: on les retrouve dans le livre de Jean-Marc Besse.
Alors pourquoi intituler ce livre: Le Goût du monde. Exercices de paysage? Le monde se donnerait-il par les paysages qu’il offre, se donnerait-il par les sens? Il y a dans le titre une véritable provocation. Pour les géographes, bien sûr, le monde et ses paysages se donnent par la vue, un peu par l’ouïe (très peu; les géographes sont souvent sourds au monde…), mais par le goût? Peut-on goûter le monde, comme on goûte un fromage? Le monde a du goût, et ce sont les paysages qui lui donnent son goût.
L’auteur doit penser que le sujet est tellement difficile que l’on ne peut y accéder et le penser que par des exercices sur le paysage. Beaucoup considèrent le paysage comme un des concepts fondateurs de la géographie et se le réserveraient bien pour leur domaine de la connaissance, quitte à le brader dans quelques guide à l’usage des touristes. Mais en fait ils n’en ont pas fait grand chose sinon de l’esthétique! Livres et manuels de géographie sont remplis de paysages dont la description est éventuellement appuyée par une photographie. Des géographes allemands se sont, un temps, fait une spécialité de l’étude des paysages et les géographes de Besançon ont mis au point des méthodes et des techniques d’analyse qui ont conduit à une formalisation souvent utile. Jean-Marc Besse sait tout cela et n’oublie pas de le dire, mais il ouvre la porte sur ce qui est tout à la fois une notion et un concept (et j’écris cela alors que je sais fort bien que dire: «le paysage peut être à la fois notion et concept» va faire se récrier les kantiens — mais je ne suis pas sûr que cela heurtera Jean-Marc Besse: voir les pages 158 à 164), et c’est aussi une idée (ou peut-être l’idée d’une idée?): on peut en être sûr après avoir lu le livre en question.
Pour Jean-Marc Besse, il faut entrer dans les problématiques paysagères contemporaines (il parle même de «cartographie» des problématiques, s’inscrivant d’office dans la métaphore géographique) par cinq portes: la porte de la représentation culturelle et sociale (p. 16), celle du territoire fabriqué et habité (p. 30), de l’environnement matériel et vivant des sociétés humaines (p. 40), de l’expérience phénoménologique (p. 49), et enfin la porte (un peu plus dérobée et oblique à mon sens) qui ouvre sur le paysage considéré comme projet (p. 57).
Ces cinq portes franchies, Jean-Marc Besse ouvre un chapitre très riche intitulé «Géographies aériennes». On y apprend que le besoin de s’élever au-dessus du sol (pour élargir le regard sur le paysage?) s’est exprimé avant même Nadar et son ballon; les vues cavalières de villes et de batailles sont légion (voir la planche III-1) et même sans un but utilitariste ou sans vouloir glorifier un prince vainqueur, des peintres aiment bien se placer sur un point haut. Les géographes aussi qui, certes ont besoin du sol, mais aussi de l’altitude (ou de la photo prise en altitude), ces géographes qui voudraient être à la fois Antée et Icare, ou, plus concrètement, avoir les pieds dans la boue et la tête dans les étoiles, selon une très belle formule dont j’ai oublié l’auteur...
Dans une étape suivante, l’auteur nous conduit tout naturellement — enfin... assez naturellement — à la carte: le chapitre IV est intitulé «Cartographier, construire, inventer» et a comme sous titre: «Notes pour une épistémologie de la démarche de projet». Certes, il est un peu question de cartes, mais Jean-Marc Besse dépasse largement une réflexion sur la cartographie. Je dirais presque qu’au bout de quelques pages, ce n’est plus son sujet, tout juste un contexte et un prétexte. Mais il y a là quelques pages que tout géographe — et même toute personne soucieuse de sciences humaines et sociales — doit absolument lire afin de s’en pénétrer. On trouve à partir de la page 170 une réflexion sur l’invention et le moment de l’invention — pas l’invention au sens vulgaire du Concours Lépine, mais l’invention, le moment où jaillit l’idée, une des grandes questions de la construction de la connaissance, que pratiquement tous les philosophes ont abordée à un moment ou à un autre.
Et dans ce cheminement vers la compréhension de ce moment, quasiment dialectique, post-hégélien, Jean-Marc Besse apporte des clartés tout à fait nouvelles, au moins pour des géographes; en particulier les pages consacrées à l’abduction m’apparaissent essentielles. Entre induction et déduction, les spécialistes des sciences humaines et sociales se sont toujours sentis étranglés dès lors qu’ils tentaient d’échapper un peu aux canons castrateurs du positivisme. Une bonne connaissance de l’abduction comme chemin vers la construction de la connaissance peut être salvatrice. Je ne saurais trop recommander de longues méditations sur les pages 168 à 188...
En définitive, que dire globalement de ce livre? On hésite à le qualifier de passionnant, car il est tellement dense, car sa lecture offre tant de difficultés — ce n’est pas un reproche! — qu’il faut le distiller lentement, goutte à goutte, mais quelle richesse!
Quelques défauts cependant qui sont le renvers des qualités de l’ouvrage. Ce livre n’est pas, comme il arrive parfois, une simple compilation d’articles parus ici et là, mais il est néanmoins constitué de textes déjà publiés, quoique largement remaniés. Le résultat — c’est la loi du genre — est une certaine hétérogénéité, quelques ruptures intellectuelles qui mettent les lecteurs à rude épreuve: Jean-Marc Besse est très exigeant pour eux; son livre n’est certes pas un long fleuve tranquille. Par ailleurs, il multiplie les références, jusqu’à sept ou huit par page; toutes ces références sont heureusement présentées en notes infra-paginales, ce qui ne rompt pas trop la lecture; mais alors il aurait fallu un index des auteurs et des ouvrages cités; en retrouver un est une épreuve de fond! De même, il aurait été utile de faire un index des principaux concepts; pour retrouver le mot «horizon», j'ai dû relire, au moins obliquement, la quasi-totalité du livre!
Une fois de plus ce livre — dont il faut bien voir cependant qu’il n'est pas consacré uniquement à la géographie, le paysage n’étant pas une propriété privée des géographes — me convainc, malgré l’ironie que j’ai souvent ressentie de la part de collègues en l’affirmant — que la géographie est le domaine de la connaissance le plus proche de la philosophie (avec les mathématiques, peut-être), et que géographes et philosophes feraient bien de s’en apercevoir un peu plus souvent, remarque qui n'est certes pas destinée à Jean-Marc Besse!
Peut-on conclure en lacanisant un peu: si vous croyiez que les paysages pouvaient être des pays sages, eh bien lisez Besse et vous en reviendrez!
BESSE J.-M.(2009). Le Goût du monde. Exercices de paysage. Arles: Actes Sud, coll. «Paysage», 227 p. ISBN: 978-2-7427-8729-6