N°98

Tivoli, une «garnison» assiégée à Kingston (Jamaïque, mai 2010)

Les médias internationaux se sont, il y a peu, intéressés de près au quartier de Tivoli Gardens, dans le centre-ville de Kingston, en Jamaïque. Le 24 mai 2010, les forces de l’ordre y ont lancé un violent et spectaculaire assaut, afin d’arrêter le Don (chef de gang et leader communautaire) Christopher «Dudus» Coke, surnommé «le Président» dans les quartiers pauvres de Kingston, et à l’encontre de qui le gouvernement des États-Unis avait émis un mandat d’extradition pour trafic de drogue.

Peinture murale représentant le Don Jim Brown, père adoptif de Christopher Coke, à l'entrée de Tivoli Gardens. (cliché: Romain Philippon, 2010 (http://www.pendantcetemps.fr/)

«Dudus» est pourtant parvenu à échapper à ceux qui étaient venus l’interpeller [1]. Plusieurs centaines d’hommes armés s’étaient barricadés dans le quartier, et ont tenté de repousser l’assaut conjoint de la police et de l’armée. Les affrontements ont fait entre 70 et 125 victimes, selon qu’on se fie à l’estimation de la police ou à celle de l’ancien premier ministre Edward Seaga, très impliqué dans les affaires de ce quartier [2]. De nombreux témoignages, notamment publiés dans le journal conservateur Gleaner, ont mis en lumière la violence de l'assaut [3]. Plus de 500 plaintes ont été déposées par les habitants — soit une plainte pour huit résidants! — dénonçant les violences injustifiées et les exactions des forces armées (exécutions sommaires, bombardements). Très peu d’armes (une vingtaine) ont d’ailleurs été retrouvées sur les corps de la centaine de victimes.

Dans cette tragique affaire, la politique joue un rôle central. Tivoli Gardens est en effet la circonscription (constituency) [4] du Premier Ministre Bruce Golding, issu du Jamaica Labor Party (JLP). Le journal Gleaner suggère que c’est Christopher Coke lui-même qui a naguère choisi Bruce Golding pour représenter la circonscription de Tivoli au Parlement, le poussant ainsi vers le pouvoir. Car, dans le fonctionnement historique du parti travailliste, c’est le député de Tivoli qui est désigné pour briguer le poste de Premier Ministre.

Il se trouve en outre que les élections sont, dans certaines constituencies, très peu disputées. Un parti dispose souvent d’un véritable monopole de la représentation. Le système politique à cette échelle peut être visualisé en examinant une simple carte des votes, par exemple celle des résultats de l’élection générale de 2002 (fig. 1). Dans la ville basse de Kingston (2/3 de la population urbaine), on distingue de nombreuses zones où les votes se sont concentrés à plus de 95% sur un seul des deux partis en lice: Waterhouse, Cockburn, Rose Town, Jones Town, Jungle, Rema, Mathews Lane, Southside, Jarett Lane, et bien sûr Tivoli Gardens.

Ces quartiers où un parti est en situation de monopole sont appelés en jamaïcain une «garnison» (garrison) (encadré).

Encadré

Le terme jamaïcain garrison ne peut être traduit simplement par «garnison». Il ne désigne pas une troupe armée — la bande qui contrôle un quartier est appelée gang, massive, crew ou encore posse — mais bien l'espace contrôlé par un gang, le quartier pauvre qu'il domine. Du contenu, le terme en est arrivé à désigner le contenant, processus fréquent en anglais jamaïcain.

Pour le parti politique qui gère la «garnison» conjointement avec le gang, il s’agit d’une véritable forteresse dans laquelle les habitants votent comme un seul homme pour un candidat en échange de prestations (emplois, infrastructures, etc.). Le géographe Colin Clarke (2006) précise que les termes utilisés pour désigner les quartiers pauvres de Kingston peuvent varier: on parle de bidonville (slum), de ghetto, ou enfin de garnison, selon que l’on veut mettre l'accent sur la pauvreté chronique, sur l’homogénéité sociale et ethnique, ou enfin sur le clientélisme politique et la violence qui y est associée.

Le fonctionnement de ces «garnisons» a déjà été étudié (Gray, 2004; Figueroa et al., 2007; Sives, 2010; Cruse, 2009). La figure dominante en est la personne du Don. Ce dernier est, entre autres, l'intermédiaire entre le député, représentant politique de la constituency, et la population du quartier. En échange des sommes qu’il confie au Don, le parlementaire est assuré de bénéficier du vote massif de la population. Il se trouve, en effet, que chaque député dispose officiellement d’une enveloppe de 20 millions de dollars jamaïcains par an (presque 200 000 €) à distribuer dans sa circonscription. Ces sommes sont en fait redistribuées par le Don, ainsi que d’autres avantages (emplois) négociés par le député. Le Don, qui alimente par ailleurs en armes ses hommes de main, est donc l’homme fort par excellence dans le quartier, dont il assure «l’ordre» et la tranquillité [5]. Lors de l'assaut sur Tivoli, la police a découvert un tribunal officieux avec une salle dans laquelle les condamnés étaient battus et un petit terrain vague où les cadavres étaient enterrés [6]. En contrepartie de cette justice expéditive, la population est très efficacement protégée contre le vol. Les vendeurs du marché situé en face de Tivoli Gardens, s’ils payent chaque jour la «taxe pour le Président», peuvent laisser leurs produits sur place pendant la nuit sans aucun risque, bien que l’on soit au cœur du Kingston miséreux.

1. L’élection générale de 2002

 

Car la grande majorité des résidants de ces quartiers est très pauvre, et a des problèmes d’accès à l’emploi, ce qu’a bien montré Colin Clarke (2006). Même ceux qui travaillent ont bien souvent un revenu inférieur au montant des dépenses de base — loyer, eau, électricité et nourriture. Cette population pauvre bénéficie des largesses du Don qui peut payer, dans les moments difficiles, les frais de scolarisation, les uniformes des enfants, les dépenses de santé, etc. et protège les résidants de la curiosité excessive des agents des compagnies d’eau ou d’électricité. À Tivoli, la compagnie d’électricité JPS ne compte ainsi qu’une cinquantaine d’abonnés.

Dans le cas de Tivoli, on est en mesure de retracer l’histoire des rapports entre les Dons et les représentants politiques depuis l’origine du quartier (Sives, 2010). Tivoli est en effet un programme résidentiel lancé peu après l’indépendance de 1962 par le gouvernement travailliste de l’époque. Le ministre du logement est Edward Seaga, lequel organise en 1966 la destruction du bidonville de Back O' Wall et la construction de ces logements, qui sont attribués sur une base politique aux électeurs du JLP originaires de la ville basse (downtown). Edward Seaga choisit alors ce quartier pour se présenter aux élections et, dès 1968, la constituency de Tivoli vote à plus de 95% pour son parti. En 1980, il est élu premier ministre, poste qu'il occupera jusqu'en 1989. Edward Seaga est surnommé alors le «Don des Dons». Car le quartier est administré en partenariat avec plusieurs  Dons qui se succèdent au fil du temps mais connaissent tous une fin tragique: Claudie Massop, abattu par la police; Jim Brown, mort dans l’incendie de sa cellule à la veille de son extradition vers les États-Unis; Jah-T, fils du précédent et, lui aussi, abattu par la police. Notons que Christopher Dudus qui succéda ensuite à Jah-T est aussi le fils (adoptif cette fois) de Jim Brown: il se situe dans la continuité d’une lignée de caïds.

La carrière d’un Don jamaïcain se fait donc en lien étroit avec le milieu politique et avec un parlementaire en particulier, qui lui fournit une partie de son pouvoir financier en lui permettant de redistribuer de l’argent public en échange de votes captifs. Il est curieux de constater que les Dons successifs qui ont régné sur Tivoli sont, jusqu’ici, tous morts avant d’avoir été traduits en justice. De ce fait, on peut se demander si l’assaut donné en mai 2010 visait réellement à arrêter Christopher Dudus ou à l’éliminer avant qu’il ait l’occasion de parler devant un tribunal.

Bibliographie

CLARKE C. (2006). Kingston, Jamaica: urban development and social change, 1692-2002. Kingston: Ian Randle Publishers. 378 p.

CRUSE R. (2009). L'Antimonde caribéen, entre les Amériques et le Monde. Arras: Université d'Artois, thèse de doctorat, 711 p.

FIGUEROA M., HARRIOT A., SATCHELL N. (2007). “The political economy of Jamaica’s inner city violence”. In JAFFE R., The Caribbean City. Kingston, Miami: Ian Randles Publishers, 358 p. ISBN: 976-637295-0

GRAY O. (2004). Demeaned but empowered, the social power of the urban poor in Jamaica, UWI Press, 430 p.

SIVES A., 2010, Elections violence and the democratic process in Jamaica, 1944 – 2007, Ian Randle Publishers

Il a été interpellé sans violence un mois plus tard, le 22 juin 2010, lors d’un contrôle routier.
http://www.jamaicaobserver.com/news/Shut-up-Adams-tells-Seaga_7660263
http://www.jamaica-gleaner.com/gleaner/20100607/lead/lead3.html
Dans le système parlementaire jamaïcain, les membres du Parlement sont élus par circonscription (constituency, soit, en ville, un quartier).
Les Dons et leurs gangs sont quand même parmi les principaux responsables du troisième taux d'homicide par habitant au monde!
http://www.jamaicaobserver.com/news/Spine-chilling-finds-in-Tivoli