N°99

Les fronts pionniers du Mato Grosso (Brésil): des défrichements à la mise en culture intensive

L’État du Mato Grosso, au sud de l’Amazonie brésilienne, est l’État où la déforestation sévit le plus en Amazonie. Selon l’Institut national de recherches spatiales (Instituto nacional de pesquisas espaciais, INPE), 37% de la déforestation détectée en Amazonie depuis 1988 a été observée au Mato Grosso. Les facteurs de déforestation sont divers (agriculture, élevage, exploitation du bois) mais «l’avancée fulgurante du soja» (Bertrand, 2004) est reconnue comme un élément moteur. En effet, le Mato Grosso est aujourd’hui le premier producteur de soja au Brésil (15,275 millions de tonnes sur 5,075 millions d’hectares en 2008) alors que cette culture n’y est apparue qu’au milieu des années 1980. La situation du Mato Grosso, tant du point de vue environnemental, économique que social, évolue constamment du fait de la progression d’un front pionnier qui est l’un des plus actifs du monde à l’heure actuelle.

Un front pionnier est une portion de l’espace en voie d’incorporation à l’œkoumène (Monbeig, 1952). Il se définit comme une limite mouvante qui sépare les régions peuplées de celles en voie de l’être (Turner, 1963). Il a une profondeur spatiale (Dubreuil, 2005) et ne peut pas être représenté par une simple ligne continue (Théry, 2006). On parle d’ailleurs de «frange pionnière» (Monbeig, 1952; Théry, 2006). La dynamique du front exprime la progression continue des hommes vers les espaces «vierges».

L’objectif de la thèse était de démontrer, à partir de techniques de télédétection, comment la dynamique du soja représente un élément moteur de la progression du front pionnier au Mato Grosso. Le travail se décompose en trois étapes: acquisition des données, définition de l’échelle d’étude pertinente et définition des phases d’évolution des paysages.

Dans un premier temps, des cartes d’occupation et d’utilisation du sol ont été produites à partir de cartes de déforestation réalisées par l’Institut national de recherches spatiales et le Secrétariat de l’environnement du Mato Grosso (Secretaria de Estado do Meio Ambiente do Mato Grosso, SEMA-MT) et de cartes de classification de séries temporelles d’indices de végétation issues des données MODIS/TERRA à une résolution spatiale de 250 m. Ces données ont permis de distinguer quatre types d’occupation du sol: les espaces naturels (forêt ou savane principalement), les espaces déboisés mais non cultivés par l’agriculture capitaliste (petite agriculture et élevage principalement), les espaces voués à l’agriculture capitaliste extensive (grandes productions de soja avec une récolte annuelle) et les espaces consacrés à l’agriculture capitaliste intensive (grandes productions avec deux récoltes annuelles, soja suivi de maïs ou coton).

Dans un deuxième temps, il a fallu définir la maille d’analyse la plus pertinente pour cartographier la dynamique du front pionnier: l’exploitation agricole, la localité agraire ou la grande région (ou le pays). L’échelle de la localité agraire a été choisie afin de faire ressortir la variabilité spatio-temporelle à l’intérieur de l’État. À cette échelle, on trouve non seulement les producteurs et leurs exploitations, mais aussi toute une filière agricole composée de techniciens, de chercheurs... (Albaladejo et al., 1996). Au Mato Grosso, État d’une superficie totale de 906 000 km2, il existe 1175 localités dont la superficie moyenne est de 771 km2. Dans cette étude, le Mato Grosso a donc été divisé en une grille de cellules de 0,25o x 0,25o (environ 28 km x 28 km), soit 770 km2.

Enfin, dans un troisième temps, plusieurs phases d’évolution des paysages des fronts pionniers ont été définies (encadré), en s’inspirant des travaux de Ruth De Fries, Jonathan Foley et Gregory Asner (2004) ainsi que de Marie Clairay (2003).

Les stades d’évolution des fronts pionniers

Pré-colonisation: la végétation naturelle occupe plus de 90% de l’espace.

Occupation: la forêt occupe entre 50 et 90% du territoire. La déforestation progresse mais il convient de préciser si cette ouverture s’explique par l’expansion des surfaces dédiées à l’agriculture capitaliste. Si les surfaces cultivées sont supérieures aux surfaces non cultivées, le front pionnier se situe en phase d’occupation agricole. Sinon, on parle de stade d’occupation non agricole (ce qui inclut ici les pâturages et donc l’essentiel de l’élevage).

Consolidation: stade atteint lorsque la forêt n’occupe plus qu’entre 25 et 50% de l’espace. Ici aussi, on distingue le stade de consolidation non agricole (lorsque les surfaces agricoles sont inférieures aux surfaces non agricoles) du stade de consolidation agricole.

Stabilisation: lorsque la forêt représente moins de 25% de l’espace. La stabilisation peut, là aussi, être non agricole (si l’agriculture traditionnelle ou l’élevage occupent plus de 50% des terres défrichées), ou agricole (si l’agriculture capitaliste est majoritaire).

Intensification: lorsque les surfaces cultivées avec deux récoltes annuelles sont supérieures aux surfaces cultivées avec une seule récolte.

L’idée était donc de déterminer, à partir de données de télédétection, à quelle phase de l’évolution du front pionnier se situait chaque localité agraire du Mato Grosso.

La figure présente les cartes obtenues, après lissage des résultats par une méthode d’interpolation, pour les années 2000-2001 et 2006-2007 (pour chaque année agricole du mois d’août à juillet).

Évolution récente de la colonisation agricole au Mato Grosso

On voit que les aires protégées au nord-ouest et au nord (parcs, terres indigènes) et la dépression du Pantanal, au sud, sont les seuls espaces qui sont encore au stade de pré-colonisation, avec plus de 90% de végétation naturelle préservée. Cela confirme donc l’efficacité des aires protégées pour la conservation des couverts végétaux. Ces aires constituent le rempart le plus efficace pour lutter contre l’avancée du front pionnier et on peut penser que ces zones n’atteindront jamais le stade suivant de la dynamique du front pionnier (l’occupation).

Une majeure partie de l’État se trouve aujourd’hui à un stade d’occupation non agricole, ce qui traduit le fait que le Mato Grosso est un État récemment colonisé où l’élevage joue toujours un rôle prépondérant dans la dynamique de déforestation. Cependant, entre 2000 et 2006, de nombreux espaces sont passés du stade d’occupation au stade de consolidation. La déforestation se poursuit donc et atteint plus de 50% de l’espace dans de nombreuses localités. Ces régions forment des méga-clairières (Clairay, 2003) à partir desquelles s’organise la colonisation du Mato Grosso. On distingue surtout deux grandes régions, au sud-est et au sud-ouest, qui ont peu évolué au cours de la période d’étude. Ce sont les régions d’occupation plus ancienne dans le biome de cerrado (savane brésilienne). Plus au nord, l’occupation du territoire se poursuit activement comme l’indique la forte expansion des espaces consolidés, surtout autour des régions de Sorriso, Alta Floresta et Querencia.

Parmi ces méga-clairières, certaines ont un développement clairement orienté vers l’agriculture capitaliste et notamment les trois principales régions agricoles que sont: la région centre autour de Sorriso, la région de la Chapada dos Parecis autour de Campo Novo dos Parecis et la région sud-est autour de Campo Verde.

Ces régions présentent des dynamiques de colonisation différenciées. La région la plus dynamique est la région centre, le long de la route BR-163 passant à Sorriso.

Elle a connu une expansion significative de l’espace de consolidation agricole. Cette expansion a également été accompagnée d’une forte intensification agricole dans un noyau central au sud de Sorriso qui est passé du stade de stabilité agricole au stade d’intensification agricole. La région de la Chapada dos Parecis présente également une zone d’intensification, qui est la principale marque de changement apparente entre les deux années d’étude.

En conclusion, les paysages du Mato Grosso sont en pleine évolution. Le front de déforestation est suivi, en arrière, d’un front économique lié à l’avancée du soja et d’un front d’intensification lié à l’adoption de pratiques culturales intensives.

Bibliographie

ALBALADEJO C., DUVERNOY I., DOMINGUEZ C., VEIGA I. (1996). «La construction du territoire sur les fronts pionniers». In ALBALADEJO C., TULET J.-C., dir., Les Fronts pionniers de l'Amazonie brésilienne. La formation de nouveaux territoires. Paris: L’Harmattan, coll. «Recherche et documents Amériques Latines», p. 247-278. ISBN: 2-7384-4651-5

BERTRAND J. (2004). «L’avancée fulgurante du complexe soja dans le Mato Grosso: facteurs clés et limites prévisibles». Revue Tiers Monde, vol. 45, n° 179, p. 567-594.

CLAIRAY M. (2003). Études par télédétection des structures spatiales du front pionnier dans le Nord du Mato Grosso. Rennes: Université de Rennes 2, thèse de doctorat de géographie, 320 p.

DEFRIES R., FOLEY J., ASNER G. (2004). «Land-use choices: balancing human needs and ecosystem function». Frontiers in Ecology and the Environment, vol. 2, n° 5, p. 249-257.

DUBREUIL V. (2005). Climats et pionniers du Mato Grosso. Rennes: Université de Rennes 2, mémoire d’habilitation à diriger les recherches, 230 p.

MONBEIG P. (1952). Pionniers et planteurs de São Paulo. Paris: Armand Colin, coll. «Cahiers de la Fondation nationale des politiques», 376 p.

THÉRY H. (2006). «Franges pionnières d’hier et d’aujourd’hui». In ZAGEFKA P., dir., Amérique Latine. Paris: La Documentation française, coll. «Les études de la Documentaion française», p. 113-129.

TURNER F. (1963). La Frontière dans l’histoire des États-Unis. Paris: Presses universitaires de France, 328 p.

Référence de la thèse

ARVOR D. (2009). Étude par télédétection de la dynamique du soja et de l'impact des précipitations sur les productions au Mato Grosso (Brésil). Rennes: Université Rennes 2 Haute-Bretagne, thèse de doctorat de géographie, 393 p. (Télécharger ici)