N°99

Transport et urbanisation à Rome

La capitale italienne a longtemps été une ville symbole des retards du transport collectif, des échecs de la planification urbaine et de la perversion des politiques publiques par les dynamiques spéculatives. Elle est souvent présentée par les chercheurs transalpins comme le cas paradigmatique de la prétendue «anomalie génétique» des villes italiennes: une croissance urbaine tardive et anarchique, opérée sans le soutien de réseaux modernes de communication.

S’affranchissant de ce postulat, j'ai cherché à reconstruire les trajectoires à long terme de la mise en place des réseaux et de l’urbanisation à Rome. La thèse explore donc, dans une perspective historique, les interactions entre le développement des transports collectifs et la croissance urbaine de Rome, mais aussi entre les mécanismes de décision de planification qui ont déterminé le développement des transports collectifs.

La méthodologie s’est fondée sur deux choix majeurs. Le premier était de centrer l’analyse sur une «séquence urbaine» représentative, afin de mener une observation à grande échelle qui soit susceptible d’inscrire les processus dans le sol de la périphérie romaine et d’en mesurer l’impact sur la situation présente. Le second était celui du croisement des regards mobilisés, c’est-à-dire d’une confrontation systématique entre les décisions politiques, les projets de transport et les documents de planification urbaine, de manière à forger une compréhension globale de la gestation des liens entre l’aménagement et les problèmes de mobilité.

La carte que je présente ici à titre d’exemple (fig. 1) met en évidence une modalité caractéristique du lien entre transport collectif et urbanisation dans la périphérie romaine pendant l’entre-deux-guerres: la soudure ou «marche arrière» de l’expansion urbaine. Dans une ville qui s’était considérablement étendue (environ 5 000 hectares urbanisés en 1934), où il y avait encore peu d’automobiles (moins de deux pour 100 habitants en 1934), le marché immobilier restait étroitement dépendant des liaisons en transports collectifs. Dans les années 1920 et 1930, l’«accessibilité collective» s’imposa donc comme un élément central des stratégies spéculatives des entrepreneurs romains.

1. La périphérie Nord-Est de la Rome de l'entre-deux-guerres

Comme on le voit ici dans le quartier Salario, situé au nord de la ville historique, la soudure résultait de la conjonction entre des programmes de logement public sur de lointains terrains périphériques cédés à bas coût par des grands propriétaires fonciers, le prolongement consécutif des lignes de tramway et de trolleybus, et la valorisation spéculative des espaces intermédiaires par une promotion immobilière privée... en grande partie contrôlée par ces mêmes propriétaires.

La rapidité et les modalités de la soudure dépendaient toutefois de plusieurs facteurs: structure de la propriété, qualité et capacité de la desserte (tramway, autobus, trolleybus), caractère des deux parties urbaines réunies (intensives ou extensives). Si l’alternance presque géométrique du quartier Salario resta exceptionnelle (fig. 2) — villas individuelles autour de la piazza Trento, petits collectifs entre via Chiana et viale Gorizia, logements sociaux sur la piazza Annibalianao — les soudures engendrèrent dans tous les cas une expansion linéaire, qui juxtaposait des alignements de logements collectifs et un habitat de standing moins dense.

2. Formes héritées de l'entre-deux-guerres dans les quartiers Salario et Trieste

Cette «radialisation spéculative» de l’espace urbain périphérique contribua à homogénéiser les conditions d’accessibilité de Rome: avec près d’un demi-siècle de retard sur les grandes capitales d’Europe du Nord, la périphérie romaine s’étendait, surtout dans sa partie septentrionale, en «doigts de gant», le long des principales liaisons de tramways et de trolleysbus. Contrairement aux idées véhiculées par un discours aujourd’hui dominant, celles-ci ont donc incontestablement «structuré» l’expansion urbaine de l’entre-deux-guerres et de la reconstruction.

L’écueil est que dans la majorité des cas, le «pouvoir inducteur» des transports collectifs a été détourné par la spéculation au bénéfice des intérêts privés. Cette stratégie a contribué à dénaturer les politiques urbaines et à déséquilibrer la croissance de la capitale: densification de secteurs devant être protégés, remplissage sans solution de continuité ou, au contraire, urbanisation à faible densité de couloirs bien desservis.

Finalement, l’étude fine des interactions entre transport collectif et occupation de l’espace urbain permet de renouveler l’analyse des modalités et des temporalités de production de l’espace romain, alors que la bibliographie italienne, peu familière de ce type d’approches, est restée largement focalisée sur les questions de morphologie urbaine. Elle contribue également à fortement nuancer la thèse de l’«anomalie génétique»: les carences persistantes dans la couverture territoriale des réseaux relèvent plutôt de «dispositifs hybrides», mêlant la décision politique, les savoirs qui l’éclairent et les acteurs et les instruments qui la mettent en œuvre. Enfin, l’approche historique permet de fournir des clés de compréhension et d’interprétation indispensables à l’étude des stratégies d’aménagement contemporaines comme des résistances et des controverses qui accompagnent leur mise en œuvre.

Référence de la thèse

DELPIROU A. (2009). La Fin de la ville loin du fer ? Transport et urbanisation dans la Rome contemporaine: les politiques publiques face aux héritages territoriaux. Paris: Université de Paris Ouest – Nanterre La Défense, thèse de doctorat de géographie, 643 p.