N°99

Trajectoires paysagères et poids des héritages dans les vallées normandes

En Normandie comme dans l’ensemble du Nord-Ouest de la France, les vallées offrent des paysages singuliers auxquels est associée une image idéalisée (Montembault, 2002). Au-delà de la multiplicité des regards, la confrontation des formes visibles et des représentations paysagères révèle en effet une forte appropriation de ces paysages. Ils sont considérés comme préservés par rapport aux plateaux environnants et perçus comme des refuges pour la biodiversité (Germaine, 2009). Certains motifs fortement appropriés comme le patrimoine hydraulique ou les haies bocagères ainsi que des éléments emblématiques de la nature (eau courante, prairie humide, landes…) apparaissent au cœur de la demande sociale de conservation d’un cadre de vie de qualité et de paysages diversifiés.

Il convient alors de s’interroger sur les facteurs de cette diversité en se tournant vers les systèmes de production des paysages (Bertrand, 1975). Leur reconstitution révèle qu’un certain nombre de motifs auxquels les habitants se réfèrent sont en réalité déconnectés des systèmes productifs contemporains. Ces formes sont en fait liées à des activités anciennes voire révolues car, comme le rappelle Annie Antoine (2000), «le paysage présente cette caractéristique de conserver des caractères hérités d’usages anciens» en tant que palimpseste. La prise en compte de la dimension temporelle doit permettre d’offrir de nouvelles clés de lecture (Antrop, 2005) indispensables à l’appréhension des motifs relictuels, nommés rémanences (Brunet, 1995), comme à la compréhension des processus de patrimonialisation et de conservation. Il s’agit en fait de «savoir à quoi ont pu ressembler les paysages dans le passé, non pas pour le regretter mais pour relativiser le présent et éclairer les possibilités d’avenir» (Lizet, Ravignan, 1987).

Les systèmes productifs sont placés au cœur de l’analyse diachronique car ils permettent de relier les transformations d’usage de la terre à des événements techniques, économiques ou sociaux. La reconstitution de l’évolution des paysages des vallées bas-normandes repose d’abord sur la restitution des états successifs de l’occupation du sol à partir de sources anciennes variées (cadastres napoléoniens, photographies aériennes de 1955) et d’images satellites SPOT 5 de 2002-2003 (Germaine, 2009). Il s’agit ensuite de «raconter les transformations intervenues entre chaque tableau» (Claval, 2005). Pour cela, archives iconographiques, statistiques agricoles et démographiques et littérature locale sont mobilisées. Elles permettent d’appréhender les transformations du paysage selon différentes échelles spatiales correspondant à des acteurs variés: l’action du propriétaire riverain, les partis pris d’aménagement des élus et décideurs régionaux, les répercussions des politiques nationales, voire européennes, de l’eau ou de soutien à l’agriculture.

L’analyse diachronique permet de mettre en évidence plusieurs facteurs pour comprendre la diversité des paysages: le poids des conditions naturelles, en particulier de la topographie et de l’étendue des fonds alluviaux, qui constituent des déterminants majeurs pour certaines activités, mais aussi l’influence de la position géographique, des marchés économiques nationaux et internationaux, et enfin des mesures institutionnelles émanant de l’État ou de l’Union européenne. Ainsi, au cours du XIXe siècle, la révolution industrielle, l’arrivée du chemin de fer et l’ouverture à l’économie de marché suscitent un renouvellement du regard porté sur les vallées. Cela se traduit par des spécialisations différenciées, en fonction des potentialités agronomiques et hydrauliques de chacune d’entre elles et de leur localisation vis-à-vis des marchés urbains.

1. L’évolution des systèmes et paysages agricoles des vallées bas-normandes (1800-2010)

La figure 1 reprend les différentes étapes de la construction de ces paysages en les mettant en regard avec la mutation des systèmes agricoles. Si les fonds de vallées paraissent relativement stables, leur vocation herbagère héritée de la mise en place des aménagements hydrauliques dès l’époque médiévale dans le Nord-Ouest de la France (Rivals, 2000; Pichot, Marguerie, 2004) est remise en cause aujourd’hui (abandon des systèmes hydrauliques, difficultés de la filière lait). Les versants se caractérisent par une plus grande mobilité. Les landes des pentes raides et caillouteuses, anciennes parcelles défrichées ou communales, ont été exploitées en pâtures, en taillis et finalement abandonnées, tandis que les versants, tous en labours jusqu’à la moitié du XIXe siècles ont eu des évolutions différentes. Les contraintes topographiques de certains d’entre eux sont rédhibitoires pour l’agriculture moderne: ils sont alors considérés comme des terres marginales dans les systèmes les plus intensifs car on ne peut y pratiquer la culture mécanisée. Ils sont aujourd’hui le support privilégié de certaines productions comme les vergers cidricoles dans le pays d’Auge, mais sont également menacés d’abandon dans les vallées des régions de grande culture ou dans les tronçons les plus encaissés.

La figure 2 propose un modèle de l’évolution des infrastructures hydrauliques au cours des XIXe et XXe siècles. On y met en évidence des évolutions différentes selon le potentiel énergétique des cours d’eau et les spécificités de chaque vallée. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, l’omniprésence des labours est corrélée à une forte densité d’ouvrages hydrauliques. La plupart d’entre eux sont des moulins à grains qui assurent la mouture des céréales cultivées sur les plateaux et les versants (Lespez et al., 2005). Progrès techniques et révolution énergétique sont la cause de l’abandon de ce système paysager construit autour du moulin et reposant sur la complémentarité des terroirs. La meunerie, qui s’était imposée dans l’ensemble des cours d’eau bas-normands, disparaît au fil du XIXe siècle. Après une phase d’intense industrialisation, les gorges ont également en grande partie perdu leur vocation industrielle. Une grande partie des établissements et ouvrages hydrauliques est cependant conservée. Qu’ils soient abandonnés (friches) ou qu’ils soient valorisés comme patrimoine (habitat, musée), ceux-ci exercent une influence sur le fonctionnement des hydrosystèmes. D’un paysage de production, on passe alors à un paysage d’agrément dans lequel, en l’absence d’entretien régulier des ouvrages, la dégradation est inéluctable. Alors que les projets de «renaturation» des cours d’eau se multiplient et que beaucoup d’ouvrages sont érigés en objets patrimoniaux, la gestion de ces friches représente un enjeu important pour les paysages de vallées de demain dont on ne sait s’ils seront les produits de l’ingénierie écologique, d’une valorisation individualiste ou de projets de réinvention collective (Barraud, 2007).

2. L’évolution des ouvrages hydrauliques et des paysages liés à l’eau dans les vallées bas-normandes (1800-2010)

Au final, l’analyse diachronique permet de relativiser le poids du déterminisme dans la construction des paysages de vallées et met en avant le rôle de la dimension éminemment mobile du paysage et des systèmes naturels et sociaux qui sont responsables de sa production. Au-delà, elle alimente la réflexion sur la légitimité de la conservation des paysages en mettant en perspective les transformations récentes et en posant la question du sens des états de référence (Ballouche, 2005; Marty, 2005). En outre, la confrontation des évolution des paysages aux discours contemporains révèle de grands décalages entre les représentations paysagères et les modes de production, ce qui pose la question du coût de cette demande sociale et de l’identification des acteurs qui auront à assurer l’entretien des paysages. Le sentiment de précarité ressenti par la société contemporaine vis-à-vis d’une nature changeante et de paysages mouvants donne lieu à une redécouverte des paysages et favorise l’émergence de la volonté de conservation. Les formes visibles sont maintenues, soit grâce à des politiques publiques, soit du fait de l’apparition d’usages de substitution (élevage extensif, jardinage…) qui répondent à de nouvelles fonctions: la préservation de la nature, le ressourcement ou les loisirs. Cela témoigne d’un système paysager profondément bouleversé.

Bibliographie

ANTOINE A. (2000). Le Paysage et l’historien. Rennes: Presses universitaires de Rennes, coll. «Histoire», 344 p. ISBN: 2-86847-680-5

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BALLOUCHE A. (2005). «De la nature sauvage à la nature-patrimoine: quels enjeux? Réflexions à partir de l’exemple de zones humides mauritaniennes». In ARNOULD P., GLON E., La Nature a-t-elle encore une place dans les milieux géographiques ? Paris: Publications de la Sorbonne, coll. «Géographie», 270 p. ISBN: 2-85944-542-0

BARRAUD R. (2007). Vers un «tiers-paysage» ? Géographie paysagère des fonds de vallées sud-armoricaines. Héritage, évolution, adaptation. Nantes: Université de Nantes, thèse de doctorat de géographie, 408 p.

BERTRAND G. (1975). «Pour une histoire écologique de la France rurale». In DUBY G., WALLON A., Histoire de la France rurale, tome 1. Paris: Le Seuil, coll. «L’Univers historique», p. 37-118.

BRUNET R. (1995). «Analyse des paysages et sémiologie.» In ROGER A., dir., La Théorie du paysage en France, (1974-1994). Seyssel: Champ Vallon, coll. «Les Classiques du Champ vallon», 463 p. ISBN: 978-2-87673-508-8

CLAVAL P. (2005). «Géographie et temporalité.» In BOULANGER P., TROCHET J.-R., dir., Où en est la géographie historique ? Paris: l’Harmattan, coll. «Géographie et culture. Histoire et épistémologie de la géographie», p. 43- 62. ISBN: 2-7475-8144-6

GERMAINE M.-A. (2009). De la caractérisation à la gestion des paysages ordinaires des vallées dans le Nord-Ouest de la France. Représentations, enjeux d’environnement et politiques publiques en Basse-Normandie. Caen: Université de Caen Basse-Normandie, thèse de doctorat de géographie, 648 p. (Télécharger ici)

LESPEZ L., GARNIER E., CADOR J.-M., ROCARD D. (2005). «Les aménagements hydrauliques et la dynamique des paysages des petits cours d’eau depuis le XVIIIe dans le Nord-Ouest de la France: l’exemple du bassin versant de la Seulles (Calvados).» Aestuaria, n° 7, «La rivière aménagée entre héritages et modernité. Formes, techniques et mise en œuvre», p. 89-109.

LIZET B., DE RAVIGNAN F. (1987). Comprendre un paysage. Guide pratique de recherche. Paris: INRA, coll. «Écologie et aménagement rural», 147 p. 2-85340-951-1

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MONTEMBAULT D. (2002). Les vallées face à l’appropriation urbaine. Des mutations de l’occupation du sol dans les vallées proches d’Angers aux nouveaux paysages. Angers: Université d’Angers, thèse de doctorat de géographie, 2 tomes, 409 p.

PICHOT D., MARGERIE M. (2004). «Approche pluridisciplinaire sur l’aménagement des petits cours d’eau par les sociétés médiévales dans l’ouest de la France (VIIe-XVIIe siècle)». In BURNOUF J., LEVEAU P., dir., Fleuves et marais, une histoire au croisement de la nature et de la culture. Sociétés préindustrielles et milieux fluviaux, lacustres et palustres: pratiques sociales et hydrosystèmes, Paris: Ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, coll. «Archéologie et histoire de l’art», 493 p. ISBN: 2-7355-0561-8

RIVALS C. (2000). Le Moulin et le Meunier, Tome 1: une technique et un métier. Portet-sur-Garonne: Empreinte, 239 p. ISBN: 2-913319-08-4

Référence de la thèse

GERMAINE M.-A. (2009). De la caractérisation à la gestion des paysages ordinaires des vallées dans le Nord-Ouest de la France. Représentations, enjeux d’environnement et politiques publiques en Basse-Normandie. Caen: Université de Caen Basse-Normandie, thèse de doctorat de géographie, 648 p. (Télécharger ici).