N°99

La région de la Baltique orientale: vers une structuration
en bandes parallèles

Dans la thèse d’où est issue la carte présentée ici, on s’est intéressé aux effets géographiques de l’intégration de petits États de l’Est du continent (Finlande, Estonie, Lettonie, Lituanie) à l’Union européenne. Ces États sont à la fois périphériques par rapport au reste de l’Union européenne et en situation de voisinage avec la Russie. Ils sont ainsi concernés par des questions communes, principalement la gestion de la frontière extérieure de l’Union européenne et le fonctionnement de corridors de transit.

La carte vient en conclusion de la dernière partie de la thèse. Elle se veut une proposition prospective résultant de la mise en évidence de dynamiques territoriales divergentes à l’œuvre dans la région de la Baltique orientale.

1. La nouvelle organisation de l’espace en Baltique orientale

Cette carte est le résultat de la superposition de plusieurs données ayant fait l’objet d’analyses spécifiques. Elle propose de rendre compte d’une organisation régionale en bandes parallèles nord-sud, s’organisant à partir de deux éléments identifiés comme déterminants: le recentrage des activités économiques à l’échelle des territoires nationaux via la métropolisation — facteur de concentration des hommes et des richesses (Tykkyläinen,1995) — et le rôle répulsif des frontières orientales.

Cette carte cherchait à répondre à la question suivante: quelle nouvelle lecture géographique proposer de l’espace de la région de la Baltique orientale intégré à l’Union européenne? Au regard de sa situation à la frontière externe de l’Union européenne, il était légitime de s’interroger sur la mise en place d’une organisation spatiale commune à de nombreuses régions frontières (Brunet, 2004). Dans ces régions, la frontière y est un principe d’organisation essentiel, toujours perceptible par exemple dans la trame et l’orientation des réseaux. Le voisinage russe est répulsif du fait des contraintes à la circulation, imposées par le franchissement de la frontière, et des évolutions démocratiques. Il l’est aussi en raison des différends bilatéraux qui se sont multipliés depuis une quinzaine d’années et de visions opposées de l’histoire de la seconde moitié du XXe siècle.

Plus précisément, on peut rappeler que cette région a été historiquement structurée depuis l’extérieur (Orcier, 2005). Or à l’organisation spatiale telle qu’elle avait été précédemment conçue depuis des centres décisionnels externes — Saint-Pétersbourg (1721-1918) puis Moscou (1944-1991) — semble s’affirmer une tendance radicalement nouvelle obéissant à une logique inversée. C’est en effet depuis les capitales nationales qu’est désormais pensée l’organisation du territoire, tandis que c’est depuis Bruxelles qu’est conçue la nouvelle architecture territoriale de l’Union européenne. Une nouvelle strate d’organisation est en train de se mettre en place, sans pour autant effacer entièrement la précédente. À un territoire naguère structuré en fonction de corridors est-ouest s’oppose aujourd’hui une organisation résultant de coopérations nord-sud à différentes échelles, rendues possibles par l’intégration européenne.

La carte est donc construite par la juxtaposition de bandes nord-sud, à l’intérieur desquelles s’exercent des dynamiques spécifiques. La bande centrale (en vert) s’articule autour des capitales nationales. Celles-ci, à l’exception notable de Vilnius [1], se situent en retrait (150-200 km) de l’actuelle frontière orientale. Leur poids économique et démographique leur confère une aire d’attraction et d’influence étendue, jusqu’à engendrer des situations de macrocéphalie (Riga concentre ainsi 60% de la population et de l’économie lettonnes). Il s’agit des espaces les plus attractifs, qui attirent l’essentiel des investissements étrangers, les services de niveau supérieur, les aéroports et parfois les ports. Les marchés représentés par ces agglomérations favorisent les implantations nouvelles et accélèrent l’arrivée de populations venues de régions moins favorisées. Cette ligne de villes est reliée par la Via baltica, principal axe routier financé avec l’aide des fonds européens. Il répond à une logique spatiale résolument nouvelle d’intégration européenne, raccordant la région à l’Europe centrale et à l’Europe de l’Ouest (Rey et al., 2005). C’est sur cet axe désormais structurant que les flux progressent le plus rapidement. Il devrait être doublé dans une décennie d’un pendant ferroviaire, le projet Rail baltica. À proximité de cet axe sont concentrés les espaces agricoles et industriels les plus dynamiques et modernisés.

Un second axe côtier (bleu) se dessine, plus étroit, marqué par l’existence de poches de peuplement dynamiques, de Kaliningrad à Vaasa, autour d’une importante fonction portuaire et d’une fonction balnéaire et résidentielle secondaire. Cette frange côtière serait, de ce fait, marquée par une forte dépendance à l’égard de son avant-pays et de l’arrière-pays proche (vacanciers venus de la capitale) ou éloigné (opérateurs économiques russes), et une faible interaction avec l’arrière-pays immédiat. On peut y lire une sorte de reprise du modèle de la cité hanséatique, de la ville-État. Cette bande est en outre marquée par la saisonnalité de l’activité touristique et le poids des investissements extérieurs à la région. Sa structuration est encore incomplète en raison du poids décisif des impulsions «nationales» des capitales, au détriment des relations transversales. La maritimité redécouverte demeure une donnée clé des relations avec l’extérieur (Orcier, 2009).

On distingue un troisième axe, dit «fragile», encore peu valorisé et au tracé discontinu à l’est, au contact de la frontière orientale. Ce serait un axe de crise(s), qui s’étirerait d’Alytus à Narva via Daugavpils et Rēzekne, et se prolongeant en Finlande de l’Est (Carélie du Sud et du Nord). Les évolutions socio-économiques des vingt dernières années seraient à l’origine de ces situations de crise multiformes (industrielle et identitaire en Ida Viru, rurale en Latgale lettonne) ou de fragilité structurelle (Carélie du Nord, dont l’industrie du bois-papier est affectée par les relèvements des prix russes). Le renforcement du statut de la frontière orientale fait souvent de ces régions des culs-de-sac, faiblement densément peuplées et aux populations vieillissantes, au contact de régions russes et biélorusses peu dynamiques. Il s’agit d’angles morts des territoires, éloignés des capitales, souffrant d’une moindre accessibilité, où la forêt regagne du terrain sur les terres agricoles. La fonction défensive traditionnellement dévolue aux régions frontières est présente à travers le dispositif des stations radar de l’Otan destinées à la surveillance aérienne et du Collège de défense balte de Tartu. Le renforcement des axes nord-sud serait un facteur de désenclavement et de lutte contre des situations renforcées de périphéries.

Un dernier axe, de l’autre côté de la frontière, regroupe les «territoires perdus» par les quatre États en 1920 et 1944: Carélie, Setumaa, région d’Abrene, territoires lituaniens historiques… Souvent mythifiés dans les idéologies nationales, toujours présents dans les esprits bien que leur perte définitive soit désormais acceptée, ces territoires entrent néanmoins toujours dans les représentations identitaires (Foucher, 1993). Ils abritent encore des minorités, un patrimoine architectural, en direction desquels sont menées des actions (restauration d’églises, musées, monuments). C’est également avec ces régions que les États de la Baltique orientale développent aujourd’hui des échanges économiques (ouverture en 2009 d’une liaison aérienne Riga/Pskov) et une coopération dans le cadre de la politique européenne de voisinage (eurorégions).

La région de la Baltique orientale demeure soumise à des dynamiques qui échappent en grande partie aux actions des États, même si les formes et les modalités de la dépendance à l’extérieur ont évolué. La recomposition spatiale s’opère selon des critères et des contraintes tenant à la fois à des effets de situation et à l’exploitation de potentialités.

Bibliographie

BRUNET R. (2004). Le Développement des territoires: Formes, lois, aménagement. Paris: Éditions de l’Aube, coll. «Rencontres du nouveau siècle», 95 p. ISBN: 2-7526-0033-X

FOUCHER M. (1993). Fragments d’Europe: atlas de l'Europe médiane et orientale. Paris: Fayard, 327 p. ISBN: 2-213-03128-2

ORCIER P. (2009). «L’espace nordico-baltique: une périphérie oubliée à l’intérêt renouvelé?». In FOUCHER M., L’Europe, entre géopolitiques et géographies. Paris: Cned, Sedes. 249 p. ISBN: 978-2-301-00056-9

ORCIER P. (2005). La Lettonie en Europe, atlas de la Lettonie. Riga: Zvaigzne ABC ; Paris: Belin, 219 p. ISBN: 9984-37-233-2

REY V, COUDROY DE LILLE L., BOULINEAU E. (2005). L’Élargissement de l’Union européenne: réformes territoriales en Europe centrale et orientale. Paris: L’Harmattan, coll. «Logiques politiques», 246 p. ISBN: 2-7475-7492-X

TYKKYLÄINEN M. (1995). Local and regional development during the 1990’s transition in Eastern Europe. Aldershot: Avebury, 161 p. ISBN: 1-85972-118-4

Référence de la thèse

ORCIER P. (2009). Les Recompositions territoriales dans la région de la Baltique orientale (Finlande, Estonie, Lettonie et Lituanie). Lyon: ENS-LSH, thèse de doctorat de géographie, 447 p.

Vilnius, capitale historique du royaume lituanien médiéval avait été annexée par la Pologne en 1920 et n’est redevenue lituanienne qu’en 1940 après l’intégration du pays à l’URSS. Pendant l’entre-deux guerres, la capitale lituanienne était Kaunas.