Éditorial: Entre Ville et villes
Dossier chrono-chorématique urbaine
Avec la présente livraison, cent numéros de M@ppemonde ont été publiés depuis sa fondation en 1986. Un beau chiffre et un événement qui pourrait être l’occasion d’un retour sur vingt-quatre ans de travail éditorial et de débats scientifiques au sein du comité de rédaction.
Plutôt que de se lancer dans ce travail purement rétrospectif, M@ppemonde a souhaité offrir un numéro spécial, consacré à la modélisation graphique des trajectoires urbaines sur le temps long. Un projet intellectuel très ambitieux, présenté plus en détail ci-dessous, et dont l’aboutissement témoigne de la vitalité de travaux qui font partie du socle de la ligne éditoriale de la revue. Place donc aux contenus, à la mise en images et en modèles, sur le temps long, des trajectoires de villes de l’ancienne Gaule à la France contemporaine, entre généralité et singularité.
Nul ne s’étonne que le mot «ville» puisse être utilisé à la fois pour Athènes au temps de Périclès, Nankin sous les Ming, Tenochtitlan pour les Aztèques, Tombouctou pour l’empire du Mali, voire même pour Karakorum, la capitale de yourtes de l’empire mongol. C’est bien supposer que toute concentration sociale durable en un lieu pérenne forme une configuration géographique dotée d’une large transhistoricité et utilisable dans des contextes culturels très variés; ce que recouvre la notion de ville. Mais peut-on aller au-delà de cette vague définition?
Certes, aujourd’hui les sciences sociales sont sensibles à la «violence conceptuelle» de l’Occident et se méfient de toute notion présentée comme universelle, mais dont l’origine est pourtant strictement datée et localisée, en l’occurrence la Méditerranée antique. Prétendre décrire sérieusement la plupart des sociétés existantes ou ayant existé depuis le Néolithique sans employer le mot «ville» — ou un terme très proche (cité, agglomération…) — risque fort d’être un exercice digne de l’Oulipo.
C’est pourquoi le dossier qui compose le n° 100 de M@ppemonde représente un jeu entre la ville, au singulier, et des villes concrètes, spécifiques, nommées par des toponymes. Ces villes, en l’occurrence Angers, Avignon, Poitiers, Tours, Vendôme, sont toutes uniques, irréductibles les unes aux autres. Pourtant, nul ne conteste qu’il s’agit bien de villes. Elles ont donc des caractères communs qu’on va désigner par des termes eux aussi dotés d’une certaine permanence temporelle et spatiale: centre, quartier, rue, maison, lieu de pouvoir ou de culte… Assumer la part d’universalité de la notion de ville suppose même qu’il y a là des arrangements récurrents entre ces caractères urbains, par exemple une organisation centre/périphérie.
Sans ce pari assumé, il n’est plus de démarche scientifique, plus de construction conceptuelle permettant de construire une explication géographique des villes. En poussant les choses jusqu’au bout, mettre l’accent uniquement sur l’exceptionnalisme de chaque cas ne peut que conduire au silence: les mots manqueraient, puisque le propre des noms communs et de recouvrir plusieurs cas possibles. Bien sûr, le danger inverse est tout aussi fort: tout ramener au lit de Procuste de banalités passe-partout. En fait, les deux risques, l’obscurité de l’exceptionnalisme et l’évanescence de la banalité, ne sont que les deux faces d’une faiblesse heuristique fréquente en sciences humaines: entre études de cas, aires culturelles, terrains, d’une part, modèles et théories de l’autre, tisser le lien est la tâche la plus ardue.
D’où la nécessité de formaliser le va-et-vient entre les deux extrêmes. C’est ce que tente d’assumer ce dossier, entre Ville et villes. Les figures des différents articles s’efforcent de se répondre selon des règles du jeu explicitées dans le premier texte. Les autres contributions sont à la fois les plus générales possibles (la frise modèle de la dynamique des villes de la Gaule-France) et explicitement spécifiques. Dans cette perspective d’interaction, l’édition électronique présente un atout que le papier n’a pas: il n’y a pas d’ordre préétabli entre les contributions qu’il n’est d’ailleurs plus tout à fait exact d’appeler «articles». On peut passer d’une figure à une autre. La présence d’une légende commune mobile unifie les différentes figures pourtant de nature distincte.
Ce dossier s’inscrit dans une procédure plus générale de mise en forme des structures géographiques élémentaires, la modélisation graphique ou chorématique, dont M@appemonde a toujours été la principale tribune. Il était logique que la livraison symbolique qu’est le 100e numéro s’inscrive dans cette particularité. Il est également logique que Roger Brunet en écrive la conclusion provisoire. Ce qui a pu sembler une mode s’est heureusement enraciné, presque banalisé, et fait parti de l’outillage quotidien de la géographie, particulièrement dans son enseignement, mais aussi, comme on peut le voir dans ce dossier, dans la réflexion archéologique.
Ce dossier ne pouvait qu’être le fruit d’un travail collectif. Non seulement parce qu’il se situe à la charnière de deux disciplines, mais parce que le va-et-vient entre études de cas et modélisation générale suppose de nombreuses connaissances empiriques. Ce chantier, ouvert il y a une dizaine d’années, n’aurait pas pu s’épanouir sans l’existence d’une structure originale, le Centre national d’archéologie urbaine (CNAU, [1]), basé à Tours, que son ministère de tutelle, la Culture, s’efforce aujourd’hui de faire disparaître.
Il ne s’agit pas, en effet, d’un travail rétrospectif, d’un bilan de pratiques chorématiques. Si ce numéro s’inscrit dans une tradition, il se veut aussi pionnier. Ce n’est pas la première fois que sont publiées des modélisations géographiques prenant en compte la temporalité des sociétés. Mais ce dossier tente de formaliser la dynamique tout autant que les structures, l’historicité comme la géographicité. D’où une réflexion sur les «arrêts sur images», baptisés ici «épisodes», afin de contourner les connotations du terme de «périodes». Ce glissement de l’espace au temps résulte de l’appropriation de la modélisation graphique par d’autres champs que la géographie, en l’occurrence l’archéologie.
La structure de ce numéro spécial reflète les particularités du travail collectif dont il est l’aboutissement. Tous les articles, en effet, se répondent. Au point que le choix a été fait d’une frise de référence commune à toutes les contributions, mais aussi d’une bibliographie unique pour l’ensemble du dossier, appelable à partir de n’importe quel article. Les nombreuses références croisées, citations textuelles ou iconiques que l’on pourra trouver dans les textes témoignent de l’intensité des débats et des échanges au sein de l’atelier de chrono-chorématique.
Enfin, il nous a semblé utile de présenter, dans notre rubrique «À Voir, à Lire», en général réservée à la recension de publications récentes, une rétrospective des nombreux articles de M@ppemonde qui, au fil des années, ont abordé la question de la modélisation des structures urbaines, dans une perspective diachronique ou non. Cet état des lieux interne à la revue (mais nous savons que M@ppemonde a été le lieu d’expression d’une partie significative de ces travaux) se veut une modeste contribution à un panorama plus large et plus systématique de la présence de cette thématique chez les géographes – et les historiens- de l’urbain.
M@ppemonde, depuis cent numéros, s’est efforcée de mettre à disposition d’un public large des pratiques et des recherches cartographiques novatrices et entend bien continuer. Rendez-vous au n° 200, en décembre 2035.