Des zones franches partout !
Cet atlas est un digne successeur de l’Atlas des zones franches et des paradis fiscaux signé, il a y 25 ans, par Roger Brunet et Christian Milelli et dont nous avions rendu compte dans les Cahiers de géographie du Québec en 1987 (vol. 31, n° 84, p. 508-510). Cependant, l’atlas actuel est beaucoup plus imposant, élaboré et documenté, comptant au total quatre fois plus de pages. Cela est en partie attribuable à l’essor considérable qu’ont connu les zones franches à travers le monde au cours des trois dernières décennies, notamment en Chine, en Asie du Sud-Est, en Europe centrale et en Afrique. L’atlas en recense 1 735, réparties dans 133 pays!
L’ouvrage présente plusieurs qualités, dont celui d’être éminemment didactique. Composé d’un très bref avant-propos, de 13 chapitres et d’une conclusion, il est structuré autour de quelque 190 graphiques, tableaux et cartes dont de très nombreuses en couleur et qui, très souvent, consistent dans des plans des zones franches étudiées, dont l’utilité n’est cependant pas toujours évidente. Le premier chapitre prend la forme d’une excellente introduction. Y sont présentées d’utiles définitions de trois grands types de zones franches. Il s’agit d’abord des zones franches commerciales qui comprennent elles-mêmes les ports francs, les zones franches aéroportuaires, les entrepôts sous douane et les boutiques hors douane, et les zones franches touristiques. S’y ajoutent ensuite les zones franches d’exportation aussi appelées zones franches industrielles et de services: c’est ce type, étroitement associé à la mondialisation, qui s’est le plus répandu depuis les années 1980 et dont le poids économique est le plus considérable aujourd’hui. Enfin, il faut aussi compter avec les zones franches urbaines, d’origine plus récente et que l’on ne trouve qu’en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Clairement établies dans ce premier chapitre, les distinctions et nuances entre ces différents «espaces de dérogation» n’apparaissent pas toujours avec la même clarté dans les chapitres qui suivent. Quant à l’introduction, elle comprend en outre plusieurs habiles tableaux de synthèse dont celui concernant «Les avantages d’une implantation industrielle en zone franche: l’effet d’enclave» (tableau 1-5, p. 20) ou ceux intitulés «Promulgation des premiers textes régissant les zones franches dans les pays en voie de développement et d’Europe orientale» (tableau 1-9, p. 27) et «Les principaux paramètres du succès d’une zone franche d’exportation» (tableau 1-18, p. 38). Le lecteur ne peut qu’apprécier le travail de réflexion ayant présidé à la préparation de tels tableaux.
Une autre qualité évidente de l’ouvrage est son caractère exhaustif. On peut difficilement imaginer comparable inventaire, comparable survol et surtout pareilles description et analyse de la répartition des zones franches dans le monde. D’autant plus que l’ensemble est clairement structuré et se consulte assez facilement. Ainsi, douze chapitres se répartissent le monde. Quatre sont consacrés aux Amériques du Nord, du Sud, centrale et antillaise. Suivent ceux consacrés à l’Europe occidentale, puis médiane et balkanique, aux pays slaves de l’ex-URSS, et à ceux du Sud et de l’Est de la Méditerranée; on passe enfin aux chapitres traitant de l’Afrique subsaharienne et de l’océan Indien, des pays du Golfe, de l’Asie du Sud et, à tout seigneur tout honneur, s’agissant des zones franches industrielles, de l’Asie dite orientale. C’est sous ce vocable que sont regroupés tous les pays de l’Asie de l’Est et du Sud-Est, dont la Chine qui, à elle seule, assurait encore récemment plus des trois quarts des quelque 38 millions d’emplois directs en zone franche dans le monde (p. 40). À vrai dire, non seulement cette vaste région rassemble près du tiers de toutes les zones franches dans le monde, mais aussi et surtout plus de 80% des emplois qu’elles assurent et une proportion au moins aussi forte des investissements qu’elles reçoivent et des productions industrielles qu’elles génèrent. Malgré l’ampleur de ce chapitre — couvrant une cinquantaine de pages, il est de loin le plus long — et la qualité du traitement accordé à plusieurs des pays qui y sont répertoriés, notamment la Chine, Singapour et la Malaysia, on peut regretter sa relative brièveté par rapport à l’ensemble de l’ouvrage.
Dans tous les chapitres, pays par pays, les divers types de zones franches sont identifiés — quoique pas toujours avec la clarté souhaitée — et localisés. D’ailleurs leurs plans occupent une place exceptionnelle à travers tout l’ouvrage, parfois au détriment d’éléments plus analytiques, tels que des tableaux statistiques rassemblant des données qui auraient permis de comparer l’importance relative et l’évolution des activités des diverses zones franches. À cet égard, la quinzaine d’auteurs ayant contribué à l’atlas semblent s’être peu consultés. Assez souvent, le lecteur doit plutôt composer avec de longues listes de statistiques présentées dans le texte même, tout en restant dans l’ignorance quant à leur origine. Pas toujours facile à concilier, notamment dans le cas de l’Inde (en particulier p. 209-210), de telles données seraient beaucoup plus claires et éloquentes si elles étaient présentées sous forme de tableaux. Il semble bien qu’une décision éditoriale ait été prise de faire très peu usage de tableaux statistiques — privilégiant plutôt le recours aux graphiques et figures, par ailleurs fort bienvenus — et de n’identifier qu’un strict minimum des sources consultées.
Cela dit, des comparaisons utiles des coûts de la main-d’œuvre sont parfois établies, par exemple au sujet du salaire horaire moyen dans le textile au Bangladesh, en Inde, en Chine et en Turquie (p. 203), mais sans jamais que ces données ne soient datées ni leurs sources évoquées. On apprécie tout de même ces cas, fréquents, où un historique des zones franches est présenté, ne serait-ce que brièvement. Cela est fait, notamment, au sujet du port franc de Hambourg, sur l’Elbe et accédant à la mer Baltique, et de son passé de ville hanséatique (p. 101), ou des zones franches spécialisées de Doubaï, sur le golfe Persique, dont on rappelle qu’elles bénéficient d’une longue expérience «à saisir les occasions, à capter les flux commerciaux, à attirer les capitaux et les savoir-faire» (p. 195), ce qui comprend une «zone franche humanitaire [qui] mise sans complexes sur les affaires de charité» (p. 195-96).
Au total, l’ouvrage possède les défauts de ses qualités. Sa richesse et son exhaustivité amènent le lecteur à se poser des questions sur les véritables fondements de l’existence des zones franches et sur les mécanismes et l’évolution de leur fonctionnement. Mais, sur ce point, le lecteur reste sur sa faim, car l’ouvrage compte peu de mises en parallèle des degrés d’ouverture ou de fermeture relatives des zones franches sur le marché mondial, ou sur la part respective des capitaux internationaux et nationaux dans leur financement. De plus, la structure économique des zones franches, des divers types de zones franches, plus encore leur économie politique sont quasiment passées sous silence. Pourtant l’on sait le rôle clé qu’elles peuvent jouer en termes de débouchés pour les capitaux accumulés, voire sur-accumulés dans les grands pays industriels tout comme dans les pays rentiers. Ainsi David Harvey a bien montré à quel point l’ouverture massive des zones économiques spéciales sur le littoral chinois à la toute fin des années 1970 et au début des années 1980 était étroitement liée au recyclage des capitaux accumulés dans les pays pétroliers du Moyen-Orient, à la suite des deux crises du pétrole des années 1970. Dans cette affaire, les banques new-yorkaises avaient joué un rôle essentiel (Harvey, 2005, chapitre 5). Depuis, on le sait, la Chine a merveilleusement bien répondu à la demande du capitalisme mondial en devenant la première destination pour les investissements — devançant même les États-Unis sur ce plan — tout comme le premier atelier du monde.
D’ailleurs, à travers tout l’Atlas mondial des zones franches, on trouve de nombreux rappels de l’importance singulière des États-Unis comme investisseur mondial mais aussi et peut-être surtout comme client, comme acheteur. C’est le cas auprès du Mexique — dont les maquiladoras sont particulièrement bien décrites dans l’excellent chapitre consacré à l’Amérique du Nord — de l’Amérique centrale et du Sud, des Antilles et, bien au-delà, de l’Irlande, l’Égypte, la Jordanie et la Chine, bien sûr! Même la fortune des zones franches africaines, en principe beaucoup plus dépendantes du marché européen, est souvent déterminée par les politiques commerciales étasunniennes, dont celles découlant de l’African Growth and Opportunity Act, datant de l’an 2000, bien évoqué dans l’atlas, notamment au sujet du Kenya et du Togo.
La minceur de la conclusion de l’ouvrage, qui contraste avec la richesse de l’introduction, témoigne soit d’un certain essoufflement, soit d’un choix délibéré de la part du responsable et de ses collaborateurs de reporter à plus tard l’élargissement de l’interprétation du contenu du formidable travail qu’ils ont accompli et dont on ne peut que les féliciter. L’Atlas mondial des zones franches représente déjà un remarquable outil tant pour l’enseignement que pour la recherche.
Référence de l'ouvrage
BOST F., dir. (2010). Atlas mondial des zones franches. Paris: CNRS-GDRE S4; Paris: La Documentation Française, coll. «Dynamiques du territoire» 313 p., ISBN: 978-2-11-008258-9
Références bibliographiques
BRUNET R., MILELLI C. (1986). Atlas des zones franches et des paradis fiscaux. Paris: Fayard-Reclus, coll. des atlas Reclus 80 p. ISBN: 2-213-01798-0
HARVEY D. (2005). A Brief History of Neoliberalism. New York: Oxford University Press, 247 p. ISBN: 0-19-928326-5