N°101

La Tolède du Greco: le mariage moderne de la carte et du paysage

Dans son énigmatique Vue et Plan de Tolède, El Greco met en scène, à sa manière et comme jamais avant lui, le double regard que la modernité porte sur la Terre. L’essentiel du tableau propose une vue très ample de la ville, comme si elle était aperçue de loin, depuis une hauteur des environs. À droite, un jeune homme tient entre les mains un plan de la ville. Il le donne ostensiblement à voir au spectateur du tableau. À gauche, en symétrie, une composition mêlant un personnage figé dans une posture allégorique représente les sources du Tage. Il rappelle les ornementations de cartes anciennes.

Le paysage est ici un tableau, comme le veut le sens premier du mot dans les principales langues européennes à la Renaissance. Bien qu’avec une liberté qui est le propre du peintre gréco-espagnol, il adopte les conventions de la perspective linéaire, avec notamment un point de fuite clairement identifiable, sur la ligne d’horizon, derrière le bâtiment qui flotte sur cet improbable nuage. Il donne à voir que la géométrie euclidienne est, comme dans la carte moderne, à l’œuvre dans la peinture de paysage dès la Renaissance. La chose est acquise; ce tableau, peint autour de 1610, s’inscrit dans une filiation déjà longue de réalisations de ce type.

© Museo Nacional del Prado - Madrid - (España)
Vue et plan de Tolède. El Greco (1541-1614). Vers 1610-1614
Huile sur toile. Musée Greco, Tolède, Espagne

Cependant, en plaçant dans la même composition une carte et une vue de l’objet cartographié, une vue et une carte de la chose représentée, il va au-delà de ses lointains prédécesseurs. Il juxtapose et rend solidaires deux formes de représentations et suggère qu’outre leur commun emprunt à la géométrie, elles livrent des informations et des impressions complémentaires. Le tableau place le spectateur en position légèrement surélevée, comme au sommet d’une colline. Cette position lui permet de voir se dégager la ville de derrière une colline. Le dispositif reconstitue la troisième dimension, le relief, que la carte de la ville écrase nécessairement. Au loin, le spectateur peut embrasser l’horizon, à la courbure outrée qui renforce l’effet de perspective. La carte ne peut en rendre compte.

Mais il y a plus. Ces deux modes de représentation, réalistes c’est-à-dire soucieux de rendre compte des choses telles qu’elles sont, confondus dans la même composition, accueillent des exceptions. L’allégorie des sources du Tage, en bas à gauche, et une Madone évanescente survolant la ville qu’elle semble protéger de sa bienveillance, échappent à la règle. Mais surtout, au centre du tableau, l'ensemble composé par le nuage et le bâtiment semblent se soustraire à toute convention. Il s’agit de l’hôpital Tavera pour lequel El Greco a peint depuis 1595. Le tableau a sans doute été réalisé à la demande du recteur de l'hôpital, Salazar de Mendoza, probablement pour y être exposé [1]. Mais le bâtiment n’occupe pas dans le tableau la position qu’il avait alors dans la ville. El Greco s’en explique dans un court texte écrit sur le plan lui-même: «Il a été nécessaire de mettre l’hôpital de Don Juan Tavera en forme de modèle parce que non seulement il venait cacher la porte de Visagra, mais sa coupole montait de telle sorte qu’elle surpassait la ville, et ainsi une fois l’ayant mis comme modèle et bougé de sa place, il me semble préférable de montrer la façade plutôt que ses autres côtés. Et pour le reste, en ce qui concerne sa position dans la ville, on le verra dans le plan» [2].

© Museo Nacional del Prado - Madrid - (España)
Vue et plan de Tolède. El Greco (1541-1614). Vers 1610-1614
Huile sur toile. Musée Greco, Tolède, Espagne

On comprend pourquoi El Greco a recours à cet artifice: il peut satisfaire son commanditaire en combinant les conventions de la peinture de paysage et celles du modèle en architecture [3]. On peut comprendre qu’il ait pu devoir s’en justifier. Mais, plus intéressant encore, il le fait à l’aide d’un artifice, l’écriture sur le plan, qui participe du tableau lui-même, le plan de la ville trouvant peut-être là toute sa raison d’être.

Le jeune homme qui tient ce plan est probablement le fils du peintre, peintre lui-même et cartographe à ses heures. Le plan de Tolède qu’il donne à voir a sans doute existé sous une forme cartographique; en tout état de cause, on en a perdu la trace. Plaçant l’hôpital dans sa position exacte, le plan apparaît donc comme le garant de la maîtrise par le peintre de la connaissance exacte du référent de sa toile, Tolède au début du XVIIe siècle. Ce plan semble l’excuser de la liberté qu’il prend en déplaçant et en retournant l’hôpital sur la toile.

Certains ont cru pouvoir dire d’El Greco qu’il était fou, sans doute impressionnés qu’ils étaient par son traitement, peu conventionnel pour son temps, des formes et des couleurs. Mais en tout état de cause, sa Vue et Plan de Tolède atteste non seulement d’une excellente maîtrise des techniques de la peinture, mais aussi d’une extrême sensibilité aux codes cartographiques et picturaux de la représentation d’une ville à l'époque moderne. El Greco sait bien, et nous dit implicitement, que la peinture de paysage est de la même veine moderne que la carte euclidienne. Elle en est aussi le complément, le double, son point de vue ramenant le spectateur sur terre, le plaçant dans un lieu qui sur la carte n’était plus que coordonnées. Dès lors si, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la représentation elle-même mais tout à voir avec cet autre système symbolique qu’est la commande faite au peintre, le paysage devait déroger à cette règle de l’équivalence avec la carte, alors il convient d’adapter le dispositif pour s'en expliquer.

MARíAS FRANCO F. (1983). Arquitectura del Renacimiento en Toledo (1541 – 1631). Madrid: C.S.I.C.; Toledo: Instituto provincial de investigaciones y estudios toledanos Diputación de Toledo, 4 vol.
BARRÈS M. (1987). Greco ou le secret de Tolède. Bruxelles: Éditions Complexe, coll. «Le regard littéraire»,141 p. ISBN: 2-87027-239-1
Ce dispositif est suffisamment original pour que le théoricien du cinéma Sergueï M. Eisenstein y ait vu une forme précoce de l'idée de montage qui va s'épanouir avec la photographie et le cinéma bien plus tard. EISENSTEIN, S.M. (1980). Cinématisme : Peinture et Cinéma. Bruxelles: Éditions Complexe, trad. Anne Zouboff, 311 p. ISBN 2-87027-042-9