Sommaire du numéro
N°75 (3-2004)

Les investissements directs étrangers,
révélateurs de l’attractivité des territoires à l’échelle mondiale

François Bost

Département de Géographie - Université Paris-X-Nanterre

Résumés 
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Comment appréhender un phénomène aussi complexe que celui de la mondialisation de l’économie par le biais de l’outil cartographique? L’approche par les flux (commerce international, matières premières, transport de marchandises et de passagers, migrations de travailleurs, télécommunications, Internet, etc.) constitue la voie la plus communément choisie. Mais, curieusement, celle-ci en néglige encore une composante essentielle: les investissements réalisés à l’étranger par les firmes transnationales. Ceux-ci reflètent pourtant les stratégies spatiales des firmes transnationales — actrices majeures de la mondialisation — et surtout leurs arbitrages géographiques à l’échelle mondiale (Bost, 2002 et 2003). Sans doute cette faible prise en compte s’explique-t-elle par les difficultés d’accès aux sources, de même que par le caractère immatériel de ces flux, avec lesquels les géographes ne sont pas encore complètement familiarisés. Aussi la question est-elle surtout traitée par les économistes, les quelques travaux géographiques menés en la matière portant principalement sur leurs effets aux échelles régionales et locales. Établies à partir des données statistiques de la CNUCED, les cartes proposées dans le cadre de cet article donnent quelques jalons sur la pertinence de cet indicateur de la mondialisation, en insistant notamment sur le nouveau découpage du monde qui en résulte selon le degré d’attractivité des pays auprès des firmes transnationales.

Fig. 1 Les différentes formes prises par les investissements directs vers l’étranger

Créations ou participations

Selon la définition du Manuel de la Balance des Paiements du FMI, les investissements directs étrangers (IDE) correspondent aux différentes opérations financières destinées à agir sur la marche et la gestion d’entreprises implantées dans un pays différent de celui de la maison mère.

Sous le terme d’IDE se regroupent en fait deux grands types d’opérations (fig. 1). D’une part, celles réalisées par croissance interne au sein d’une même firme transnationale entre la maison mère et ses différents établissements implantés à l’étranger (filiales, bureaux de représentation, etc.): création ex-nihilo d’unités nouvelles; extension des capacités de production des unités déjà existantes; flux financiers entre établissements (augmentation de capital, prêts et avances de trésorerie par la maison mère, etc.); réinvestissement local des bénéfices. D’autre part, celles réalisées par croissance externe, à condition d’atteindre au moins 10% du capital de l’entreprise étrangère convoitée: ce seuil est désormais retenu internationalement pour distinguer les IDE des «investissements de portefeuille», par définition beaucoup plus volatils et correspondant aux prises de participation inférieures à 10% du capital d’une entreprise.

Les investissements directs étrangers se réalisent principalement par «croissance externe». Deux vecteurs y contribuent: les programmes de privatisation d’entreprises publiques lancés dans les pays industrialisés comme dans les pays en développement depuis le début des années 1980; les fusions-acquisitions géantes (OPA — offres publiques d’achat — «amicales» ou «inamicales») destinées à placer les firmes transnationales en situation d’oligopole et à leur fournir dans les plus brefs délais la fameuse taille critique destinée à les protéger contre les tentatives concurrentes. Ces opérations d’achat sont souvent redoutées par les entreprises qui en sont l’objet, leur personnel et le pays hôte: elles se traduisent moins souvent par la création de nouvelles filiales et d’emplois que par la fermeture des établissements les moins performants ou en double emploi, de même que par des licenciements, l’objectif étant de maximiser les synergies entre les différentes unités de la maison mère organisées en réseau, voire de détruire la concurrence.

L’envolée des années 1985-2000

Les IDE avaient accompagné l’internationalisation des entreprises au cours du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, notamment à la faveur de la constitution des empires coloniaux. Mais la libéralisation et le développement rapide des marchés financiers internationaux à partir de 1985, puis la mise en place corrélative de procédures de déréglementation des IDE (Tersen et Bricout, 1996) et les innovations dans le domaine des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) ont provoqué une envolée spectaculaire des flux d’IDE dans le monde. Selon le World Investment Report de la CNUCED, ceux-ci n’ont cessé de croître jusqu’en 2000, pour culminer à cette date à 1 393 milliards de dollars. Le ralentissement de l’activité économique mondiale et le contexte d’incertitude consécutif aux événements du 11 septembre 2001 expliquent la régression sensible de ces flux (respectivement 824 et 651 milliards en 2001 et 2002).

Flux et stocks d’IDE

La carte 1 illustre les sensibles différences d’attractivité des territoires, tous secteurs d’activité confondus. Elles sont le produit des arbitrages géographiques particulièrement sélectifs opérés par les firmes transnationales, selon les occasions d’investissement offertes sur le long terme, la qualité de l’environnement local des affaires, la visibilité économique et politique, les risques encourus en matière économique, politique ou sociale. Nous y avons représenté les stocks, plutôt que les flux annuels: ils sont en effet moins sensibles aux effets de conjoncture; ils enregistrent les IDE à leur valeur comptable, figurant au bilan des firmes; ils incorporent également la dépréciation des capitaux investis (stock effectif), de même que le réinvestissement des bénéfices réalisés localement. Ils évaluent ainsi l’ensemble des actifs détenus à l’étranger et non leur seul financement. Pour l’année 2002, le stock mondial d’IDE s’établissait ainsi à 7 122,5 milliards (cf. tableau). Ces IDE sont concentrés sur certains pays phares, ce qui témoigne de la très inégale intégration de l’ensemble du monde dans la globalisation de l’économie, comme si cette dernière sécrétait parallèlement une dynamique d’exclusion au détriment des pays les plus pauvres et les moins bien armés pour y participer. Elle permet aussi d’identifier au moins quatre groupes de pays, selon leur degré d’intégration à la dynamique de mondialisation des firmes transnationales.

Carte 1. Stocks mondiaux d’investissements directs étrangers en 2003

 

La «Triade» capitalise l’essentiel des stocks d’IDE

Les principaux stocks d’IDE (65% du total mondial en 2002) se concentrent dans deux des trois pôles de la «Triade», pour reprendre la terminologie popularisée par Kenichi Ohmae: l’Union européenne (37%) et les États-Unis (19%) accompagnés du Canada (3%). Le Japon (0,83%) ou encore l’Australie et la Nouvelle-Zélande sont très loin derrière (carte 2). UE et Amérique du Nord offrent en effet les meilleures occasions, surtout en matière de fusions-acquisitions. On y dénombre de surcroît la très grande majorité des sièges sociaux des firmes transnationales. Le niveau de vie de la population y est très élevé et les consommateurs aspirent aux mêmes types de produits. Le risque y est de loin le plus faible. Leur économie se singularise par l’ancienneté de leur industrialisation, la qualité de leurs infrastructures, leur supériorité technologique et scientifique, l’excellence de la formation de leur main-d’œuvre, ou encore la taille considérable de leurs marchés de consommation. Pour l’Union européenne (carte 3), l’attrait exercé sur les firmes transnationales a bénéficié de la signature de l’Acte unique de 1986 (libre circulation des biens, capitaux et personnes), puis de l’arrivée de l’euro en 2002, qui met à l’abri d’éventuelles dévaluations compétitives. Toutefois il ne faut pas oublier que la division de l’UE en nombreux pays entraîne un biais statistique, lié à la multiplicité des investissements croisés entre ces pays mêmes.

Carte 2. Stocks mondiaux d’investissements directs étrangers par grandes régions d’accueil en 2002

En revanche, la faiblesse des IDE au Japon montre que celui-ci reste un marché limité et protégé, alors même que les firmes japonaises investissent abondamment dans les autres pôles de la Triade. La structure financière des groupes nippons les rend très difficilement accessibles aux entreprises étrangères souhaitant entrer dans leur capital.

L’attractivité spectaculaire des «pays émergents».

Autour de ces deux pôles gravite le groupe étroit des «pays émergents», expression forgée au cours des années 1990 dans les milieux financiers. Il s’agit d’un groupe d’une vingtaine de pays en voie de développement rapide et d’Europe orientale (leur inventaire ne donne lieu pour le moment à aucune liste officielle) ayant incontestablement tiré profit de la mondialisation de l’économie (Bost, 2002). La plupart d’entre eux sont en Asie orientale (Chine avec Hong Kong, Corée du Sud, Inde, Indonésie, Malaisie, Taïwan, Philippines, Singapour, Thaïlande), en Amérique latine (Argentine, Brésil, Chili, Mexique) et en Europe centrale et orientale (Pologne, République Tchèque, Slovaquie, Hongrie, Slovénie, Bulgarie, Russie). En revanche, le continent africain ne compte qu’un seul pays émergent (Afrique du Sud). Signe tangible de l’engouement qu’ils suscitent depuis une dizaine d’années, ces pays attiraient à eux seuls 88% du total des stocks d’IDE au sein du monde en développement et des pays en transition, et 29% du total mondial des stocks d’IDE en 2002.

Carte 3. Stocks d’investissements directs étrangers en Europe en 2002

Au sein de ce groupe, la Chine n’a cessé de se détacher irrésistiblement depuis le milieu des années 1990, au point de devenir le premier pays d’accueil mondial des flux d’IDE en 2002 (10% du total mondial avec Hong Kong), devant les États-Unis. Bien qu’à la seconde place par les stocks d’IDE, l’ensemble formé par la Chine et Hong Kong (respectivement 447 et 433 milliards de dollars) reste pourtant encore loin derrière les États-Unis (1 351 milliards de dollars). Au contraire, l’Inde se singularise par ses faibles résultats eu égard à sa population (25,7 milliards de dollars de stock en 2002, à peine plus que la Hongrie ou Israël), alors que ses performances économiques et ses dynamiques endogènes sont bien connues, notamment dans le secteur des nouvelles technologies. Cette anomalie s’explique au moins en partie par les difficultés juridiques et institutionnelles opposées aux investisseurs étrangers sur ce marché immense. Très différents par leur population, leur histoire ou leur culture, ces pays émergents n’en présentent pas moins un certain nombre de caractéristiques communes: une croissance économique souvent plus forte que dans les pays industrialisés; de réelles capacités industrielles et technologiques soutenues par un tissu d’entreprises locales performantes; des marchés de consommation attractifs en raison du développement rapide d’une classe moyenne active; une main-d’œuvre nombreuse et souvent bien formée dans les secteurs porteurs; enfin une politique économique favorable à l’ouverture sur l’extérieur (convertibilité des monnaies nationales, ouverture aux investissements étrangers, adhésion à l’Organisation mondiale du commerce, privatisations, etc.). Les risques qu’ils présentent sont généralement faibles à quelques exceptions près (l’Argentine, depuis son entrée en crise). Dans la nouvelle division internationale du travail, ces pays ont su en particulier devenir des lieux d’accueil privilégiés pour les transferts d’industries en provenance des pays industrialisés (textile et habillement, chaussure, jouet, électronique grand public, électroménager, etc.), notamment grâce à la création de zones franches industrielles. En revanche, et à l’exception de la Corée du Sud, ils ne figurent pas encore dans les pays qui investissent notablement à l’extérieur.

Les pays à l’attractivité encore limitée

Un troisième groupe de pays, très hétérogène, peut ensuite être identifié (Égypte, Indonésie, Roumanie, Turquie, Viêt-nam, etc.). Moins étroitement intégrés que les précédents dans la mondialisation de l’économie, ils n’en multiplient pas moins les efforts pour améliorer leur attractivité vis-à-vis des investisseurs étrangers et diversifier les structures de leur économie. Leurs relations avec la Triade sont encore plus asymétriques que dans le cas précédent. Les stratégies des firmes transnationales à leur égard semblent pour le moment marquées par l’attentisme, comme s’il était toujours temps d’«y aller», à la grande différence des pays émergents. Au sein de ce groupe, il convient de distinguer clairement le sous-groupe des paradis fiscaux. Ces micro-États, en général de petites îles (Bermudes, Caïman, Trinidad et Tobago, Vierges, etc.) manipulent des flux financiers non négligeables mais le plus souvent par l’intermédiaire de simples boîtes aux lettres, favorisant l’opacité des transactions («blanchiment de l’argent sale»); les capitaux transférés par des banques d’affaires, des filiales de firmes transnationales et des sociétés plus ou moins occultes n’y restent guère, mais y transitent en attendant de nouvelles destinations.

Le reste du monde délaissé

Un quatrième et dernier groupe est formé par les «pays les moins avancés» (PMA), selon la classification établie par les Nations unies. Cette catégorie n’a cessé de s’étoffer depuis les origines: 24 pays en 1971, 31 en 1981, 42 en 1991, enfin 49 en 2003 (dont 35 pays d’Afrique subsaharienne). Le stock d’IDE y est dérisoire (0,64% du total mondial en 2002 et 2% seulement de celui des pays en voie de développement, soit l’équivalent du stock de la seule Pologne). Dépourvus de tout, souvent lourdement endettés et n’ayant au mieux que des produits primaires agricoles et miniers à exporter, ces PMA sont presque totalement délaissés par les investisseurs étrangers à l’exception de quelques très rares secteurs d’activité (hydrocarbures, certaines matières premières minérales et agricoles). Plus que jamais, ces 49 pays se révèlent donc particulièrement tributaires de l’aide au développement internationale et de ses atermoiements.

Références

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