N°75 (3-2004)
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Qu’apporte l’échelon infracommunal à la carte des
inégalités de richesse en Île-de-France?
Jean-Christophe François Antonine Ribardière
Équipe PARIS, UMR 8504 Géographie-cités |
Le thème de la correspondance entre les structures spatiales, d’une part, et les formes cartographiques grâce auxquelles on les appréhende, d’autre part, est ici abordé à travers la question du maillage et de l’échelon d’observation. L’échelon communal présente d’indéniables avantages (stabilité du maillage dans le temps, disponibilité des données, lisibilité) et constitue la référence de base pour la cartographie de la division sociale de l’espace dans les aires métropolitaines. C’est à cet échelon que se forgent les représentations des géographes, aménageurs et autres professionnels de la ville. Toutefois, deux écueils guettent le lecteur. Le premier consiste à se satisfaire un peu vite de cet échelon d’observation. En constatant que les communes socialement très marquées sont exceptionnelles, on peut en arriver à sous-estimer les disparités socio-spatiales. À l’inverse, le deuxième écueil consiste à soupçonner que l’échelon communal dissimule systématiquement des disparités très fortes au sein des communes. La fascination pour les particularités locales va alors parfois jusqu’à l’idée que l’échelon d’observation idéal serait nécessairement le plus fin quelle que soit la question posée; mais il faudrait alors aller jusqu’à l’appartement… Naviguer entre ces deux écueils, c’est, nécessairement, varier les échelons d’observation. À partir de l’exemple des disparités de revenus en Île-de-France(1), on se propose ici d’observer d’abord les formes d’organisations spatiales à l’échelon communal, pour vérifier ensuite si elles demeurent pertinentes à l’échelon infracommunal. On dispose pour cela d’une source originale(2) qui permet de connaître la distribution des ménages de chaque commune dans dix classes de revenu correspondant aux déciles franciliens. Chaque commune est alors décrite par son profil de revenu. Une classification ascendante hiérarchique (CAH) permet d’établir une typologie des communes en sept classes (fig. 1). Un modèle radioconcentrique bien visible à l’échelon communal
Deux types de communes sont spécialisés dans la résidence des ménages riches. Le type 1, en vert foncé, se distingue par une surreprésentation très forte des ménages les plus riches et une sous-représentation de toutes les autres catégories de ménages. Le type 2 présente les mêmes caractéristiques, moins accentuées. La spécialisation des communes dans la résidence des ménages à revenus moyens se décline en trois types. Le type 3 apparaît plutôt spécialisé dans la résidence des ménages aux revenus moyens supérieurs. Le type 4 rassemble les communes où les ménages aux revenus moyens apparaissent surreprésentés tandis que ceux aux revenus extrêmes (très riches ou très pauvres) sont sous-représentés. Le type 5 est très proche du profil moyen francilien. Les communes des types 6 et, surtout, 7, sont spécialisées dans la résidence des ménages pauvres: c’est ici le pendant des classes 1 et 2. On peut tout de même noter que les communes de ces types, quoique fortement marquées par une forte concentration des plus pauvres, sont cependant relativement moins spécialisées que celles qui concentrent les ménages les plus riches. En particulier, la frange inférieure des classes moyennes (3e et 4e déciles) y est encore surreprésentée, alimentant la diversité sociale de ces communes. L’image obtenue, celle d’une organisation radioconcentrique, confirme les résultats déjà acquis sur la division sociale de l’espace francilien. On peut distinguer (fig. 2):
• La radiale des «beaux quartiers» de l’Ouest parisien et leurs prolongements en périphérie, les communes les plus cossues des Hauts-de-Seine (Neuilly, Saint-Cloud) et des Yvelines (Le Vésinet, Saint-Nom-la-Bretèche), encadrés par des communes également spécialisées dans la résidence des très riches, forment un ensemble d’une grande cohérence spatiale. À l’est de Paris, apparaît un autre ensemble de communes riches en forme de chapelet qui souligne d’abord le tracé de la Marne (Saint-Maur), avant d’obliquer vers le sud en suivant la limite occidentale de la Seine-et-Marne. Un autre chapelet du même type s’étire depuis le lac d’Enghien jusqu’aux hauteurs boisées de Montmorency, pour ensuite s’éparpiller au nord du Val-d’Oise. • Le secteur des communes populaires du Nord et de l’Est de l’agglomération, fortement modelées par l’industrialisation des XIXe et XXe siècles et les voies de communication induites, s’organise autour d’un noyau principal au nord de l’agglomération (Saint-Denis, Stains, La Courneuve en Seine-Saint-Denis, Garges-lès-Gonnesse, Sarcelles et Gennevilliers). Ce noyau est lui-même encadré par un ensemble de communes défavorisées (d’Argenteuil à Aulnay-sous-Bois). Quelques communes de la vallée de la Seine dont l’urbanisation a coïncidé avec la dernière en date des vagues d’industrialisation (Chanteloup et Mantes-la-Jolie en aval, Grigny en amont) appartiennent également à ce type d’espace. On perçoit aussi les marges orientales de la Seine-et-Marne, marquées par une concentration relativement élevée de ménages aux faibles revenus; toutefois, à niveau de revenus comparable, le contexte sociospatial est sensiblement différent dans cet environnement rural. • Résultat peut-être moins attendu, l’agglomération est presque complètement ceinturée par une couronne périphérique de communes que caractérise une prédominance de ménages aux revenus de niveaux moyen et inférieur. Cette couronne correspond assez bien en Île-de-France à l’espace des classes moyennes inférieures. On y retrouve l’essentiel de la Seine-et-Marne et de l’Essonne, une grande part du Val-d’Oise ainsi que les marges occidentales des Yvelines. À la mosaïque que donne à voir en troisième couronne une approche classique par les catégories socioprofessionnelles, l’approche par les revenus substitue ici l’image d’un espace beaucoup plus homogène socialement. L’emprise spatiale des classes moyennes inférieures est ainsi nettement identifiée dans l’espace régional. En revanche, les communes de ce type sont rares en petite couronne. • Enfin, les communes qui se caractérisent par une répartition presque uniforme des ménages entre les différents déciles de revenu sont peu nombreuses. Elles constituent parfois des exceptions locales (par exemple Fontainebleau), mais ont beaucoup plus souvent tendance à jouer le rôle d’espaces-tampons entre résidence riche et zones plus populaires, tels Colombes, Saint-Gratien en banlieue et, intra-muros, les arrondissements du nord-est de Paris. Au centre de l’agglomération apparaît donc un espace peu spécialisé. À cette organisation radioconcentrique se superpose un modèle nucléaire. Certains noyaux correspondent à des pôles industriels ou à des infrastructures lourdes, comme Trappes et son nud ferroviaire, exception spectaculaire au cur du secteur très favorisé de l’Ouest. D’autres coïncident avec des centres locaux plus pauvres que leur environnement périurbain (Étampes). Le cas de Fontainebleau s’inscrit dans cette logique: la ville-centre qui admet une relative mixité sociale se distingue par là des autres communes de la forêt, toutes favorisées. Des formes spatiales encore plus nettes à l’échelon infracommunal À l’échelon infracommunal, quelles organisations spatiales recèlent ces communes ? Lorsque l’observation est faite à l’échelon des quartiers(3), les secteurs de richesse et de pauvreté identifiés à l’échelon communal conservent-ils la même compacité spatiale (fig. 3)?
Aux deux extrémités de l’échelle sociale, l’échelon infracommunal introduit peu de diversité. Si les communes riches ne sont pas exemptes d’une certaine diversité spatiale, celle-ci demeure dans des limites étroites, puisqu’elle se borne à l’inclusion de quartiers moins favorisés ou socialement plus hétérogènes mais dans lesquels la présence des plus riches est toujours significative (Versailles). Ces traits de mixité maîtrisée s’accentuent encore dans le cas des communes les plus riches (Neuilly, Le Vésinet). L’échelon infracommunal introduit cependant une hétérogénéité un peu plus grande au sein des communes pauvres. Les quartiers de résidence des catégories défavorisées (type 6), et très défavorisées (type 7), prédominants, s’associent généralement avec des quartiers où la petite classe moyenne est surreprésentée ou avec des quartiers peu spécialisés. Cette hétérogénéité sociale limitée doit être encore relativisée: il est fréquent en effet qu’elle soit fortement organisée spatialement, sous la forme d’un gradient, voire d’une discontinuité (fig. 4a). Toutefois, cette hétérogénéité trouve vite ses limites. On ne compte, dans les commune très spécialisées dans la résidence des plus défavorisés (type 7), absolument aucun quartier favorisé. En outre, les communes pauvres de la proche banlieue nord, spatialement très regroupées, sont celles qui connaissent le degré d’homogénéité interne le plus élevé (Saint-Denis, Bobigny, Aubervilliers, Garges-lès-Gonnesse). Comparées aux types extrêmes, les communes spécialisées dans la résidence de ménages des classes moyennes et supérieures sont généralement plus hétérogènes que les précédentes. Toutefois, dans ces communes, les différents types de quartiers ne se distribuent pas non plus de manière aléatoire à l’intérieur des périmètres communaux: les quartiers qui se ressemblent sont souvent regroupés dans un même secteur(4). D’une façon générale, la carte des disparités de revenus entre quartiers confirme donc la géographie sociale esquissée à l’échelon communal. On peut même affirmer que la spécialisation sociale de l’espace urbain selon une logique sectorielle y apparaît encore plus nette. Le secteur de concentration des communes les plus défavorisées apparaît beaucoup plus monolithique et plus étendu à l’échelon des quartiers qu’à l’échelon communal. En proche banlieue nord en effet, les quartiers défavorisés non seulement occupent l’essentiel de l’espace des communes les plus défavorisées mais encore débordent sur les communes voisines.
La cartographie à l’échelon infracommunal fait ainsi apparaître, en petite couronne, des contacts entre grands secteurs qui peuvent être très brutaux et ne suivent pas nécessairement le tracé des limites communales (entre Saint-Ouen et Clichy, entre Enghien-Montmorency d’un côté et Villetaneuse Épinay de l’autre, fig. 4b). Le recours à l’échelon Iris révèle également des formes qui étaient peu visibles à l’échelon communal, comme les alignements de quartiers pauvres aux paysages marqués par les entrepôts et usines le long des voies de circulation lourde (fig. 4c). Enfin, à l’échelon infracommunal, on repère des agrégats de quartiers pauvres qui transcendent les frontières communales. À l’interface de plusieurs territoires communaux, ces poches correspondent à des zones situées à la périphérie des communes, demeurées vacantes jusqu’aux années 1960, puis rapidement couvertes de logements sociaux (fig. 4d). La question de la mixité sociospatiale à l’épreuve du changement d’échelle En repérant ces formes locales de l’organisation spatiale des types de revenus, on ne peut manquer de s’interroger sur le sens social de cette diversité, sur le rapport entre diversité spatiale et mixité sociale. À cet égard, le cas de Paris intra-muros apparaît très spécifique avec un vaste espace intermédiaire de quartiers porteurs d’une grande diversité sociale interne, expression d’une certaine mixité sociospatiale. Celle-ci tient à la fois au processus d’embourgeoisement des quartiers anciennement ouvriers de l’Est et du Nord et à l’attrait exercé par le centre de la métropole sur les nouveaux arrivants. Cette diversité sociale des résidants est rendue possible par la diversité de l’offre de logement, typique d’un tissu urbain ancien. Dans Paris, le changement d’échelle met donc en évidence une extension des aires sans spécialisation particulière. En banlieue en revanche, l’hypothèse d’une telle mixité ne peut être retenue car, à l’intérieur des communes, l’hétérogénéité spatiale est fortement ordonnée spatialement. En définitive, le phénomène le plus marquant reste l’exclusion spatiale des quartiers de types extrêmes, les uns et les autres ne se rencontrant jamais au sein des mêmes communes. Cette réciprocité dans l’exclusion mutuelle des quartiers spécialisés dans la résidence des ménages aisés et dans celle des ménages pauvres est d’autant plus inquiétante qu’en moyenne les pauvres, lentement mais inéluctablement, se concentrent géographiquement. L’intérêt d’une lecture à deux échelons apparaît ici pleinement. Comme il était prévisible, la carte à l’échelon communal est assez pertinente pour une analyse à l’échelle de l’agglomération dans son entier, alors que la carte à l’échelon infracommunal se révèle fort instructive dans l’analyse des portions les plus denses de cette agglomération. Mais, au-delà, les deux représentations cartographiques renvoient à des réalités plurielles du territoire. Les différences qui apparaissent à l’échelon communal marquent, avant tout, le territoire tel qu’il est géré au sein des collectivités territoriales. On retient alors les contrastes entre communes pauvres et communes favorisées, on lit dans les environnements des ressemblances ou des concurrences, des complémentarités voire des oppositions. Les inégalités concernent alors autant les communes que leurs environnements. L’échelon infracommunal renvoie davantage aux contrastes et aux discontinuités de la vie quotidienne, entre quartiers pavillonnaires, grands ensembles ou centres anciens par exemple. Cette lecture à deux niveaux ne doit pas conduire à négliger les interactions entre les positions relatives des lieux aux deux échelons considérés. Par exemple, une commune se distinguant fortement de ses voisines par sa richesse ou sa pauvreté aura tendance à se spécialiser et donc, à terme, à s’uniformiser (via la stigmatisation d’un quartier qui rejaillit sur l’ensemble de la commune). Inversement, de vastes plages de communes appartenant à un même type admettent à l’échelon du quartier une certaine diversité, au gré des aménités locales (centre ville, nuisance, etc.). Ceci à l’exception des types extrêmes dont on a souligné la grande homogénéité infracommunale: pour ceux-ci, l’effet d’étiquetage joue à un échelon supracommunal. |
Références bibliographiques FRANÇOIS J.-C., MATHIAN H., RIBARDIÈRE A., SAINT-JULIEN Th. (2003). Les Disparités des revenus des ménages franciliens en 1999: approches intercommunale et infracommunale et évolution des différenciations intercommunales 1990-1999. Paris: Direction Régionale de l’Équipement d’Île-de-France, 108 p. GRASLAND C. (1998). Contribution à l’analyse géographique des maillages territoriaux. Paris: Université Paris 1, Habilitation à diriger des recherches. IAURIF, INSEE (1991). Atlas des Franciliens. Paris: INSEE, 2 vol. IAURIF, INSEE (2001). Atlas des Franciliens. Paris: INSEE, 3 vol. LIPATZ J.-L. (2003). «IRIS 2000: un découpage pour les statistiques infracommunales», in. Données Urbaines. Paris: Economica, t. 4, p. 21-28. MANSUY M., MARPSAT M. (1991). Les Quartiers des grandes villes: contrastes sociaux en milieu urbain. Paris: INSEE, 115 p. RHEIN C. (1998). «Couches sociales et structures des ménages: le cas du grand Paris». Revue de Géographie de Lyon, n° 73, p. 83-91 TABARD N. (1993). Représentation socio-économique du territoire, typologie des quartiers et des communes selon la profession et l’activité économique de leurs habitants. Paris: INSEE, 203 p. |