N°75 (3-2004)
|
«Té» ou «tcha»: une cartographie linguistique du thé
Département de Géographie - Université Paris-X-Nanterre |
Rien de plus banal a priori que le thé, aujourd’hui largement distribué dans nos supermarchés, qu’il s’agisse de thé noir, de thé vert, qu’il provienne d’Inde, de Chine, d’Afrique ou du Japon. On le trouve dans toute l’Europe, surtout consommatrice de thé noir, mais aussi en Afrique du Nord, où l’on boit essentiellement du thé vert infusé avec de la menthe.
Usages et modes de consommation en Europe et dans le bassin méditerranéen sont donc extrêmement variés, alors que la diffusion du produit lui-même est assez récente, car si le thé est arrivé en Europe au début du XVIIe siècle, sa consommation n’a décollé véritablement que dans les années 1720, lorsque se sont instaurées des relations commerciales directes et régulières de l’Occident avec la Chine, le succès du thé étant à l’origine de la création des différentes compagnies des Indes orientales qui se sont mises à assurer sa distribution. En parallèle à cette diffusion par voie maritime depuis Canton, dans le Sud de la Chine, mais démarrant un peu plus tardivement, le thé s’est diffusé aussi par voie terrestre, depuis la Chine du Nord, par les routes caravanières d’Asie centrale, et a gagné l’Europe orientale. La trace des modes de diffusion du thé à travers le monde se retrouve dans les différents lexiques, car le terme «thé» présente la particularité d’avoir deux étymons, correspondant aux deux prononciations différentes du même caractère chinois: tcha, prononciation du chinois mandarin, langue des lettrés et, plus généralement, du Nord de la Chine; ou té, prononciation du dialecte de la province côtière du Fujian, dans le Sud de la Chine (à ne pas confondre avec le cantonnais, qui prononce tcha). Sur la base de cette double étymologie, j’ai dressé la carte lexicale du thé pour l’Europe et le bassin méditerranéen, avec en vert les nations ayant intégré le terme «thé» dans leur lexique à partir de l’étymon té, et en rouge les nations l’ayant intégré à partir de l’étymon tcha. Cette présentation appelle bien sûr quelques réserves, car le fond de carte est contemporain, et les frontières nationales, de même que les langues officielles ou en usage ont parfois varié dans le temps. Toutefois, cette confrontation des données géographiques et des données historiques, même si elle reste très approximative, permet de synthétiser assez fidèlement le processus de diffusion du thé, tant dans le lexique que dans sa consommation, dès lors que l’on intègre dans l’analyse le temps long. Car si cette carte relève pour l’essentiel des quatre siècles d’histoire qui nous précèdent, du début du XVIIe siècle jusqu’à aujourd’hui, elle n’en reste pas moins à lire, dans sa globalité, en regard d’une douzaine de siècles d’histoire.
Si l’on suit la chronologie, la première diffusion du thé hors de Chine, d’où est originaire sa consommation sous forme d’infusion, date du VIIe siècle environ. Elle s’est faite à la fois vers l’est, parallèlement à la diffusion du bouddhisme chinois en Asie, et aussi vers l’Occident, par le biais du commerce caravanier d’Asie centrale, sous forme de briques sèches, probablement depuis la dynastie des Tang (618-907), et peut-être antérieurement. Ce commerce a été ensuite largement favorisé lors de la Pax mongolica contemporaine de la dynastie mongole des Yuan (1276-1368). La première description connue de l’usage du thé dans le monde arabo-musulman est datée de l’an 851. Cette première diffusion hors d’Asie va donner son nom au thé en persan (sheï) et en arabe (shaï). Toutefois, cette diffusion reste essentiellement linguistique; le thé intègre des lexiques recouvrant une vaste zone spatiale sans que sa consommation se développe en parallèle dans cette zone. La deuxième vague de diffusion du thé commence à la fin du XVIe siècle, lorsque le thé arrive par voie maritime au Portugal, tout d’abord, puis, au début du XVIIe siècle, en Hollande, où il est mentionné en 1606(1). Le succès fulgurant de la consommation de thé en Europe du Nord et, surtout, dans l’Angleterre et ses colonies à partir des années 1720 ouvre l’ère des compagnies européennes des Indes orientales, qui vont l’importer à grande échelle depuis la Chine. Ce commerce ayant débuté par le biais du comptoir hollandais de Batavia, la diffusion se fait à partir de l’étymon té qui est le terme utilisé par les commerçants chinois et malais qui trafiquent en mer de Chine méridionale. La diffusion linguistique recouvre donc ici exactement la diffusion de la consommation, puisque toute l’Europe adopte l’étymon té, avec très peu de variations lexicales puis qu’on ne trouve que trois formes phonétiques: té, ti, erbata-arbata (herbe-à-thé), ce qui est tout à fait symptomatique de la rapidité de l’intégration du terme dans les différents idiomes. L’exception notable du Portugal, où le thé se dit cha, relève probablement de son rôle précurseur dans la pénétration européenne en Chine continentale, par l’envoi précoce de missionnaires qui en tant que lettrés vont apprendre le mandarin, et transmettre à partir de l’étymon tcha la connaissance du thé dans leur nation d’origine. Parallèlement à cette diffusion en Europe occidentale, le thé se diffuse depuis la Chine du Nord vers l’Empire russe par le biais de la ville frontière de Kiaktha, selon les termes du traité éponyme de 1727(2). La consommation de thé rencontre un tel succès dans l’Empire russe que, dès 1820, ce dernier ajoute aux achats chinois les importations directes de thé depuis Londres(3).
La diffusion de la consommation est ici aussi contemporaine de la diffusion lexicale, mais à partir de l’étymon tcha (tchaï en russe). L’Europe sud-orientale, des Balkans jusqu’à la Grèce, au croisement des courants russophone et turcophone, adopte sans exception l’étymon tcha. Cependant, si la carte linguistique du thé départage assez clairement une Europe occidentale et une Europe orientale qui est ou qui fut sous forte influence russophone, la démarcation est plus sinueuse que l’on ne pourrait s’y attendre a priori, et ne suit pas l’ancien rideau de fer. Les pays Baltes, la Biélorussie, la Pologne, la Hongrie ont adopté et conservé l’étymon té, quand la République tchèque et la Slovaquie disent tchaï. Enfin, au sud de la carte est illustrée la troisième vague de diffusion du thé, en Afrique du Nord. Du fait de la guerre de Crimée, qui oppose de 1854 à 1856 la France et l’Angleterre à la Russie, l’Angleterre se retourne vers les ports marocains de Safi et Casablanca pour écouler les stocks de thé originellement destinés au marché russe(4), grâce notamment au traité commercial de 1856 qui ouvre le Maroc aux puissances européennes. Cette boisson nouvelle est assez rapidement adoptée sous forme de thé à la menthe, et la diffusion de la consommation se double d’une diffusion linguistique «de seconde main» dans les dialectes locaux, à partir du terme anglais tea, lui-même issu de l’étymon té. Ces variantes marocaines en ataï, algériennes en léteï ou lataï et tunisiennes(5) en teï se surimposent au terme arabophone préexistant, shaï, formé lui directement à partir de l’étymon du chinois septentrional tcha. On voit ainsi que le thé, comme nombre de nos produits de consommation courante aujourd’hui, n’en reste pas moins héritier d’une histoire longue et variée; les particularités de sa diffusion spatiale, liée aux aléas techniques des modes de transport et de conservation, et aux variations du contexte historique, sont la clé de la spécialisation lexicale des nations qui l’ont adopté. Cette carte de la diffusion du thé met aussi en lumière l’accélération du processus de mondialisation des aliments; s’il a fallu au thé une dizaine de siècles pour atteindre l’Occident, un siècle a suffi pour sa diffusion massive dans la zone. Enfin, au-delà de l’histoire du thé, cette carte est un exemple synthétique des modes d’échange et de communication à l’échelle planétaire dans le temps long. |