Révolution, malaise et curiosité
Ce début d’année 2011 a été marqué par une «petite» révolution: la mise en ligne d’une carte mondiale des coopérations scientifiques. Cette carte, produite à partir de données bibliométriques, a abondamment circulé sur le Net [1]. Pour les géographes amoureux des cartes, cette première a pu susciter des sentiments contradictoires. D’abord, une défiance voire une certaine animosité alimentées par le sentiment que l’usage des indicateurs bibliométriques devient décidément excessif. Passé cette réaction épidermique, reste une curiosité certaine devant cette production. On est conduit à se demander qui a élaboré cette carte, quelles informations ont été mobilisées, et ce faisant quels choix cartographiques ont été opérés pour véhiculer, au final, quels messages.
1. Les collaborations scientifiques dans le monde (O. Beauchesne, 2011) |
La science, de fils en aiguilles
L’auteur de ce document est Olivier Beauchesne, un collaborateur de la société Science-Metrix, partenaire du grand éditeur scientifique Elsevier. Elsevier développe et maintient une base mondiale des publications scientifiques appelée Scopus. Olivier Beauchesne a pu s’appuyer sur cette source pour extraire sur la période 2005-2009 tous les articles cosignés par des chercheurs localisés dans des villes différentes. Puis, il a agrégé toutes les cosignatures entre deux villes pour rendre compte de l’importance du lien entre ces dernières. Il s’agit d’une démarche assez courante en bibliométrie [2]. Une partie de la recherche sur l’évolution de la «Science mondiale» utilise, en effet, les données relatives aux cosignatures, faciles à extraire et fournissant de précieuses informations sur la structure et l’évolution des réseaux de collaborations scientifiques. Il existe deux bases mondiales qui permettent ce type d’analyse: Scopus dont nous venons de parler, et le Web of Science, propriété de la société concurrente Thomson-Reuters. Même si ces deux bases n’ont pas exactement le même périmètre, il est très probable que, pour la carte qui nous intéresse, le choix de l’une ou l’autre de ces bases n’influe que très peu sur les structures qui apparaissent. La stabilité des données au niveau de généralité choisi est, en effet, suffisante pour que les résultats aient de sérieuses chances d’être très proches. Restent bien sûr les biais spécifiques liés aux publications référencées dans ces bases: sous-représentation des revues non anglophones et de sciences humaines et sociales.
La science: sous les planisphères, les oursins
Qu’en est-il des choix cartographiques? C’est sans doute là que le bât blesse. Certes Olivier Beauchesne prend la peine d’expliciter les partis-pris qui ont permis d’aboutir à cette visualisation. La plupart d’entre eux ne surprendront guère tout apprenti cartographe qui se sera essayé à plusieurs reprises au difficile exercice des cartes dites «en oursin», très fréquentes pour illustrer les relations mondiales aériennes, les flux financiers ou encore les échanges commerciaux. S’ajoutant à ces productions «classiques», la carte des collaborations scientifiques semble conforter la vision d’un monde organisé en fonction de la richesse produite mais aussi consommée par les territoires. À cela s’ajoute l’inévitable dépendance aux semis urbains: les liens scientifiques sont d’autant plus intenses qu’ils se situent dans des espaces densément maillés par les villes.
2. Les collaborations scientifiques en Europe (O. Beauchesne, 2011) |
Car les pôles qui structurent les collaborations scientifiques mondiales sont presque exclusivement situés dans les «grands» pays de la science, autrement dit les plus développés ou en forte croissance. Faut-il en rester là? Faut-il uniquement se féliciter de cette première représentation de tels liens sur un planisphère, et de l’emploi de données aussi précises géographiquement? Les analystes de la science représentent généralement les collaborations mondiales par des graphes où les données sont le plus souvent agrégées par pays et où la position de ces pays, leurs proximités ou leurs éloignements sont fonction de la similitude de leurs profils de liens —rien à voir avec leur latitude et leur longitude. Faut-il approuver donc le passage des tableaux abstraits des fils de la science à une représentation plus figurative et mieux localisée? Quelle est la plus-value de la carte par rapport à des graphes par essence non géographiques?
La science, un avatar des «amitiés Facebook»?
La réponse est plus compliquée qu’il n’y paraît, car elle conduit à se pencher sur la source d’inspiration d’Olivier Beauchesne dont il ne fait pas mystère et qui n’est autre que la carte dite des «amis Facebook» réalisée par Paul Butler, stagiaire chez Facebook, mise en ligne le 13 décembre 2010 et largement reprise et commentée depuis [3]. Sans vouloir critiquer gratuitement une telle source d’inspiration, cette filiation revendiquée pose problème.
En effet, la reprise, quasi à l’identique, des choix de conception de la carte «Facebook», conduit à penser que le lecteur de la carte de la science mondiale est exposé à des risques similaires (et majeurs) de mésinterprétation du document comme du phénomène représenté. Il suffit pour s’en convaincre de consulter les trois excellentes chroniques que Thierry Joliveau a consacrées à la carte des «amis Facebook» de janvier à avril de cette année sur son site «Monde géonumérique» [4]. Dans cette trilogie, fort rigoureuse et extrêmement critique, il s’applique à démonter tous les partis-pris plus ou moins conscients et assumés de Paul Butler: le manque de clarté sur le mode de calcul des liens, le choix d’un dégradé de bleus en relation avec l’intensité des liens «d’amitié» entre les villes, ou encore le choix, là aussi très arbitraire, de conserver les liens entre des villes très éloignées, concernant forcément peu de personnes et pouvant être identifiés comme des liens faibles… mais très importants dans la politique de communication de Facebook. La survalorisation des liens faibles et éloignés est tout aussi gênante dans la carte des cosignatures scientifiques. À cela s’ajoute le fait que, sur l’une et l’autre carte, on ne trouve point de frontières.
3. Les «amitiés» Facebook (P. Butler, 2010) |
L’ensemble de ces ressemblances a pour inconvénient de mettre en résonance le phénomène des cosignatures scientifiques avec le monde éthéré des «amitiés Facebook» mis en scène cartographiquement par Paul Butler. L’effacement d’éléments structurants (comme les États) sur la carte, la mise en avant des liens sans l’accompagner d’un commentaire explicatif digne de ce nom ne permet en rien d’aller vers une compréhension du phénomène. On est dans le domaine d’une performance visuelle et esthétique non-dénuée d’arrière-plans idéologiques, ce qui peut nourrir notre malaise. Car on peut déduire de cette carte «sans frontières» que les collaborations scientifiques sont le produit de la simple volonté d’individus (ou de laboratoires) de travailler ensemble, comme se structurent librement (en apparence) les amitiés individuelles sur Facebook. Cette carte fabrique finalement l’image d’une «République des Sciences» contemporaine qui ferait écho à celle des XVIIe et XVIIIe siècles, et où les «amitiés scientifiques» feraient fonctionner la Science sur un mode individualiste et libéral, indépendamment des institutions et des politiques qui, dans un monde moins virtuel, l’organisent et la financent.
Dernière particularité — quelque peu paradoxale — de ce document: ce complexe tableau de fils devrait permettre de visualiser les relations scientifiques entre villes, mais en pratique on y repère surtout les zones de forte densité de production de la science.
De cette carte, voire de ces cartes, que peut-il rester? Le soupçon d’une motivation publicitaire sous-jacente conduit à faire deux remarques.
La première concerne l’appropriation de l’outil cartographique par des acteurs qui n’ont pas fait l’effort de s’y former méthodologiquement et théoriquement. Car la représentation juste d’une telle quantité de données sur un si grand espace n’est pas chose aisée. C’est même un tour de force cartographique. Malheureusement, dans la cacophonie cartographique actuelle, les erreurs commises passent inaperçues.
La seconde remarque concerne l’objectif principal de ces cartes, qui se limite à la promotion de la valeur esthétique du résultat aux dépens de l’efficacité cartographique. L’originalité visuelle, l’intrication graphique de l’entrelacs des lignes, renforcée par le dégradé de valeurs qui suggère une hiérarchie complexe à déchiffrer, ont de bonnes chances de développer la curiosité pour ces objets cartographiques et donc de favoriser leur diffusion sur les réseaux. Or, une très jolie carte ne permet pas forcément d’en apprendre beaucoup. Celle d’Olivier Beauchesne sur les collaborations scientifiques le montre bien. C’est un volet supplémentaire, certes fort esthétique mais très redondant, d’une bibliothèque de documents qui représentent la polarisation de l’activité humaine en quelques zones majeures du globe. Peut-elle dépasser le statut de curiosité cartographique? On peut en douter.