N°104

Îles partagées

La problématique des frontières, des modifications de leur tracé à travers le temps et de leurs effets sur les territoires et les sociétés a toujours passionné le géographe (cf. l’ouvrage fondateur de Michel Foucher, magistral traité de géopolitique appliquée, publié en 1988 et son dernier ouvrage qui est paru en 2010). Au gré des affrontements armés, des bouleversements politiques… parfois dans un contexte de relative sérénité, des négociations entre États, des échanges de territoires, l’impact des frontières sur l’espace a évolué, en connaissant parfois une véritable révolution (fermeture/ouverture, barrière/passage, ligne de défense/zone refuge, douane protectrice/zone franche).

Marie Redon tente de relever le défi d’une analyse comparative entre plusieurs îles partagées entre deux États souverains ou deux territoires sous tutelle de métropoles lointaines. Est-il possible à partir de trois «cas» spécifiques de généraliser? De nombreux obstacles se font jour: des échelles différentes (93 km2 pour Saint-Martin contre 76 500 km2 pour Quisqueya, rassemblant la République dominicaine et Haïti); des contextes historiques et des civilisations difficilement comparables; des tracés «définitifs» fixés entre le XVIIe siècle et le début des années 2000 dans des conditions radicalement différentes (de la cohabitation pacifique au bain de sang); des poids démographiques inégaux; des relations politiques et commerciales dont l’intensité varie; des rapports de force contrastés et des contentieux oubliés ou tenaces; des niveaux de développement économique et humain très inégaux.

L’ouvrage laisse une impression mitigée. Au fil de la lecture, on est gêné par de nombreuses coquilles et par une cartographie qui est globalement peu lisible (ex.: p. 95 ou p. 112-113), et parfois complètement illisible (p. 168).

Par ailleurs ce livre semble... «en partage». On est dans l’ensemble peu convaincu par les 150 premières pages, qui sont marquées par une trop grande proximité entre le travail académique et le manuscrit publié. À la décharge de l’auteure, il est certain qu’il est très délicat de jongler avec trois terrains aussi éloignés les uns des autres. La suite est, en revanche, intéressante, dense et bien menée.

Dans la deuxième moitié de l’ouvrage, la plus convaincante, l’auteure aborde les discontinuités territoriales, politiques, économiques et sociales de façon éloquente, grâce à des travaux de terrain bien menés et une réflexion pertinente. L’absence ou le manque de fiabilité des données disponibles a conduit l’auteure à travailler à partir de sources indirectes difficiles d’accès et à pratiquer des entretiens originaux avec les populations. Si les problématiques — entre autres frontalières — des Outre-mers français sont analysées à travers une multitude d’ouvrages, les travaux portant sur la frontière haïtiano-dominicaine et ses impacts sur les espaces et les sociétés (interactions, ruptures, continuité) sont peu nombreux [1]. Quant aux analyses qui traitent de la frontière entre l’Indonésie et Timor-Leste, État en construction depuis le début du XXIe siècle… alors qu’Haïti l’est depuis le XVIIIe, elles restent exceptionnelles.

Enfin, jamais une tentative d’analyse comparative n’a été entreprise entre trois espaces insulaires aux contrastes si marqués. Ce défi est relevé par Marie Redon qui se montre habile lorsqu’il s’agit d’examiner et d’interpréter les dynamiques frontalières, les formes d’interdépendances entre deux sous-ensembles nationaux se partageant une même île et leurs relations bilatérales dans le contexte régional.

Au-delà des effets de taille, de niveau de développement, de rythme de croissance, de cohésion et d’autorité de l’État et du contrôle effectif de tout ou partie de la frontière (l’ouverture dépend des enjeux nationaux), des constantes se dégagent. Les deux sous-ensembles d’une même île étant toujours contrastés, certaines dynamiques à l’œuvre sont souvent semblables, toutes choses étant égales par ailleurs: ce n’est pas tant la nature des processus qui varie mais plutôt leur intensité. L’exemple des flux, qu’ils soient légaux ou illicites, est particulièrement significatif: d’une part, les îles, espaces par définition interlopes, sont au centre de tous les trafics de biens et de personnes (plaque tournante, transit, redistribution); d’autre part, les différentiels existant de part et d’autre de la frontière et les statuts particuliers des territoires sous tutelle entraînent l’implantation d’activités spécifiques (zones franches industrielles dominicaines en Haïti, activités financières offshore et commerciales hors-taxe sur l’ensemble de l’île de Saint-Martin), génèrent le développement de migrations de travail et favorisent la mise en place de filières migratoires clandestines.

Autre élément commun, la double dépendance qui caractérise ces trois ensembles. À l’échelle nationale, ou territoriale dans le cas de l’île de Saint-Martin, l’un des éléments du binôme dispose d’un pouvoir d’attraction sur l’autre: différentiel de niveau de développement et de salaire entre la République dominicaine et Haïti; activités économiques plus dynamiques à Sint Maarten qu’à Saint-Martin; poids de l’Indonésie par rapport à Timor-Leste qui dépend des importations de la partie est de l’île de Timor et des remises des nationaux installés dans la partie indonésienne de l’île. À l’échelle insulaire, deux situations se présentent: sur l’île de Saint-Martin, les deux territoires restent sous la tutelle d’une lointaine métropole, beaucoup plus contraignante côté hollandais que côté français, même si leur autonomie respective s’accroît; l’île de Timor est sous l’influence économique de l’Australie et Quisqueya subit l’ascendant politico-économique des États-Unis.

Cependant, si l’auteure met explicitement en exergue ces éléments convergents, elle souligne l’altérité de chacun des États et territoires et les spécificités de chacune des frontières: à Saint-Martin, c’est une «frontière de papier» qui a été tracée au milieu du XVIIe siècle, à l’amiable, et qui aujourd’hui est invisible à l’exception de quelques bornes le long de la route principale; à Quisqueya, c’est une «frontière de sang» qui s’est inscrite sur l’espace au XIXe siècle (à la crainte de l’invasion militaire de la République dominicaine par les Haïtiens se surimpose aujourd’hui celle de l’invasion migratoire, exacerbée par un sentiment historique anti-haïtien); à Timor, c’est une «frontière de terreur et de sang» ou «frontière traumatique» qui a été érigée au début du XXIe siècle, après 24 ans d’occupation de l’actuel Timor-Leste par l’Indonésie (1975-1999) et la mort de plus de 200 000 personnes. Cependant, en dépit des drames historiques lointains ou proches, les deux États ou territoires nés de la bipartition d’une île, doivent échanger biens, capitaux et êtres humains, même si l’un prend l’ascendant sur l’autre. Quant aux populations, elles doivent cohabiter mais ne peuvent pas vivre dos à dos, surtout dans un contexte d’internationalisation des échanges et de mondialisation accélérée de l’économie.

Référence de l’ouvrage

REDON M. (2010). Des îles en partage: Haïti & République dominicaine, Saint-Martin, Timor. Toulouse: Éditions de l’Université d’Haïti; Presses universitaires du Mirail, coll. «Villes et territoires», 324 p. ISBN: 978-2-8107-0036-3 (consulter).

Références bibliographiques

FOUCHER, M. (1988). Fronts et frontières. Un tour du monde géopolitique. Paris: Fayard, 528 p. ISBN: 2-213-01974-6

FOUCHER, M. (2010). La bataille des cartes. Analyse critique des visons du monde. Paris: François Bourin Éditeur, 175 p. ISBN: 978-2-84941-197-1

Voir les articles et ouvrages de J.-M. THÉODAT, l'un des rares géographes français qui travaille sur Haïti et la frontière entre les deux États qui se partagent Quisqueya.