Conflits et résistances de la gentrification de Harlem
Longtemps symbole de la ségrégation des Noirs américains et de la ghettoïsation de leurs quartiers, Harlem connaît une renaissance depuis le début des années 1980. Les enjeux qui entourent la gentrification de ce quartier sont immenses tant sa portée symbolique est grande. C’est pourquoi la thèse dont sont extraites les images ci-dessous s’attache à démontrer que la gentrification de Harlem est le résultat de politiques publiques volontaristes et d’investissements massifs orientés vers des partenaires privés. D’autre part, l’approche géopolitique permet d’appréhender de manière particulièrement fine la dimension conflictuelle de cette stratégie de politique urbaine, et d’exposer la complexité des jeux d’acteurs, des représentations et des rapports de force à l’œuvre sur ce petit territoire.
La méthodologie de géopolitique urbaine est un champ disciplinaire relativement nouveau. Cette thèse espère en montrer la pertinence dans un contexte de participations politiques de plus en plus nombreuses et concertées, et d’un pouvoir de production de la ville constamment disputé par les acteurs publics, privés et les citoyens. Ainsi, une étude systématique des représentations sur lesquelles se fondent les stratégies des acteurs, au travers d’observation de terrain, d’entretiens, d’analyse de la presse et de participation à des débats publics est indispensable. En complément, les instruments statistiques et cartographiques se sont révélés précieux pour rendre compte des phénomènes et mettre à jour des modalités particulières, à l’instar du processus de gentrification noire (fig. 1). Enfin, une attention particulière a été portée aux photographies pour soutenir les témoignages. La thèse comprend 26 planches photographiques thématiques et de nombreuses photos «isolées» illustrant les transformations de ce territoire et les rapports de force à l’œuvre, comme le montre la figure 2 au sujet du conflit ayant opposé les habitants de Harlem à l’université Columbia pendant cinq ans.
1. Le renforcement des classes moyennes noires à Harlem entre 1980 et 2000 |
J’ai choisi de présenter la carte du renforcement des classes moyennes noires à Harlem entre 1980 et 2000 parce qu’elle souligne une dimension très complexe et peu consensuelle de la gentrification. À l’évidence, la question de l’arrivée des classes moyennes dans un quartier en gentrification est un élément central de ce processus. La pression démographique, économique et culturelle exercée par cette classe sociale sur les habitants plus anciens et plus pauvres contribue à la transformation plus ou moins rapide du quartier. Mais si la dimension sociale de la gentrification, c’est-à-dire de rapports de classes, fait relativement consensus, il en est autrement pour sa dimension raciale qui reste un peu délicate à analyser. Il est vrai que Harlem, La Mecque noire, capitale noire à travers le monde et référence identitaire incontournable pour les Noirs américains, a connu une diminution significative de sa population noire à la fois en chiffres absolus et relatifs au cours des dernières décennies. La dépossession est réelle.
Cependant, la figure 1 souligne une dimension moins médiatique: jusqu’en 2000, la gentrification a essentiellement été le fait des classes moyennes supérieures noires. Si on peut expliquer en partie cette transformation par l’accés de certains individus à un meilleur statut social, la raison principale de ce changement est liée à l’arrivée de nouveaux ménages biactifs ou de la bourgeoisie ayant décidé de réinvestir ce haut lieu de la culture noire. Et que ceci entraîne le déplacement de la classe ouvrière noire et des pauvres, ainsi que d’une classe moyenne plus fragile met mal à l’aise. Il est plus facile d’attirer l’attention sur la population blanche pourtant minoritaire et peu active jusqu’en 2000. Toutefois, les travaux conduits suggèrent que cette gentrification noire a représenté l’étape décisive qui a permis l’aboutissement et le succès de la gentrification, ainsi que son accélération avec l’arrivée des classes moyennes blanches dans les années 2000.
Cette carte vient en appui de la méthodologie géopolitique mise en œuvre afin de montrer comment les représentations s’articulent aux faits, et dans ce cas précis, de comprendre un moment clé de la gentrification de Harlem.
2. Banderoles symbolisant les rapports de force et les tensions naissant de la gentrification du quartier de Harlem |
(Cliché: Ch. Recoquillon, 2007). |
Le travail photographique mené lors de nombreux séjours sur le terrain a lui aussi permis de soutenir le propos de la thèse et de dépasser le pouvoir des seuls mots. La figure 2 capture à la fois les dimensions conflictuelle, raciale et sociale de la gentrification de Harlem, tout en évoquant la question clé débattus par des chercheurs, des hommes et femmes politiques, des responsables associatifs ou de simples citoyens: celle des déplacements d’activités et de populations. En effet, à cet instant précis de novembre 2007, à ce carrefour précis de Harlem sur la 125e rue non loin de Broadway, cette photo restitue l’histoire du conflit ayant émergé suite au projet d’expansion de l’université Columbia à Harlem, et du contexte plus général de sa gentrification.
Intéressons-nous tout d’abord au moment. Cinq années plus tôt, Lee Bollinger, président de l’université Columbia, annonce son projet d’étendre le campus plus au nord et, par conséquent, de transformer profondément la partie industrielle de Harlem, labellisée Manhattanville par l’université dans le but de lui donner une image plus respectable. L’université ayant acquis au fil des années de nombreuses propriétés immobilières dans ce secteur a peu à peu vidé le quartier de ses habitants et livré une féroce bataille avec la population qui souhaitait rester dans le quartier et qui proposait un plan incluant à la fois le développement de l’université et des aménagements nécessaires à l’amélioration de sa qualité de vie. Des associations et des coalitions d’habitants, de commerçants et d’entrepreneurs se sont alors formées pour résister sur un point très particulier: le recours aux expropriations et au déplacement forcé des populations. En novembre 2007, le bras de fer et la tension sont à leur comble. Un mois plus tard, le conseil municipal vote en faveur du projet de l’université.
Maintenant, penchons-nous sur le lieu du cliché. Il s’agit d’une station-service située sur la 125e rue, non loin de Broadway, au cœur de la zone d’expansion de l’université. Parmi les opposants, un groupe d’entrepreneurs refusant de vendre leurs propriétés a conduit l’université à se tourner vers la justice pour obtenir leur expropriation. Les patrons de cette station-service en font partie et sont, in fine, devenus les dernières «victimes» de l’université qui n’a souhaité transiger sur aucun point. Ce lieu est donc tout à fait symbolique.
Toute la dimension conflictuelle de ce projet d’aménagement est exprimée par les trois banderoles publicitaires accrochées derrière la station-service sur le mur d’un entrepôt d’un autre opposant acharné. Ainsi, côte à côte, se trouvent une publicité pour une entreprise qui essaie de survivre à ce projet (Tuck-it-away est une entreprise de stockage), une banderole commune des associations refusant les déplacements forcés liés aux projets de l’université, et une publicité pour des appartements de luxe ciblant une population de jeunes cadres supérieurs noirs et confirmant le remplacement de la population ouvrière locale par une population plus aisée.
À eux seuls, ces deux documents iconographiques constituent un apport réel à la démonstration scientifique de cette thèse portant sur la conflictualité du processus de gentrification à Harlem et les résistances qui se sont mises en place. La cartographie et l’utilisation d’images se sont donc avérées des outils fondamentaux de la recherche en géopolitique urbaine et méritent, à ce titre, une place particulière pour rendre compte des résultats scientifiques.
Référence de la thèse
RECOQUILLON Ch. (2010). Conflits et résistances, une analyse géopolitique de la gentrification de Harlem, New York City. Paris: Université Paris 8 – Vincennes / Saint-Denis, thèse de géographie, 409 p.