Des chercheurs de l’université de Stanford ont récemment mis en ligne (mai 2012) un outil de cartographie, Orbis, consacré aux déplacements dans l’Empire romain. Fruit d’une collaboration entre historiens, développeurs Web et géomaticiens, ce superbe site permet de voyager dans l’Empire le long d’un nombre impressionnant de routes et de calculer pour chaque point (plus de 750 nœuds) les temps et les coûts de transport (fig. 1).
1. Le monde romain vu par Orbis |
1a. Villes et routes |
1b. Vision partielle du réseau (Italie centrale) |
Ce remarquable SIG historique est une prouesse à la fois en termes de collecte de données et d’ergonomie. Contrairement à beaucoup d’autres outils de visualisation en ligne dont la conception relève d’une boîte noire, Orbis contient une description très fouillée des sources historiques et bibliographiques, ainsi que des données et des paramètres de simulation.
2. Les étapes prévues par Astérix et Obélix |
Pour tester ce site et les données sous-jacentes, partons d’une question simple et d’actualité pour un numéro estival: quelle est la «vraie» durée du Tour de Gaule d’Astérix? Rappelons que l’objectif de ce périple effectué à la belle saison est de parcourir la Gaule pour rapporter en Armorique «des spécialités de chaque région». Nous trouvons, en p. 9 de l’album (Goscinny, Uderzo, 1965), la carte du voyage dessinée par Astérix (fig. 2).
Astérix a prévu 12 étapes qui se feront à pied, à cheval, en voiture suivant les péripéties du trajet, que l’on sait au final mouvementé. Pourchassés par les Romains, occasionnellement attaqués par des brigands, bernés par des escrocs, nos héros ne cessent de changer de moyen de locomotion et de type de chemin. On les trouvera aussi bien à pied que sur un char rapide empruntant une belle voie romaine, que cabotant en Méditerranée sur un frêle esquif, remontant la Seine sur un bateau, roulant en voiture de poste, sans oublier leur déplacement en convoi militaire quand ils sont (temporairement) faits prisonniers par les Romains.
Ce voyage est donc un candidat tout trouvé pour tester toute la variété des données d’Orbis [1].
Le voyage effectif sera un peu différent de ce qu’avait prévu Astérix. Les deux guerriers ne s’arrêteront pas à Narbo (Narbonne), pourtant visible sur la carte, et ajouteront une étape à Agen (rapportant un sachet de pruneaux). Rotomagus, Divodurum et Gésocribate (Rouen, Metz et Brest) ne seront que des lieux de transit, sans achat-souvenir. Ce sera, au total, un voyage d’environ 4 000 km. Nous avons donc à identifier 12 villes dans Orbis pour reconstituer l’itinéraire, plus bien sûr le village gaulois, et à affecter à chacun des trajets un des modes de transports prévus dans la base de données. On est obligé de simplifier dès le départ le trajet car il n’y a pour l’Armorique qu’un nœud, qui correspond au site de Vorgium (Carhaix) en Bretagne intérieure.
Considérons ce point comme une approximation acceptable de la localisation du village gaulois (dont on sait qu’il est pourtant tout proche de la mer, sur la côte Nord de l’Armorique, quelque part entre les actuels Perros-Guirec et Erquy). Pour le reste, on trouve dans la base un grand nombre de villes citées par Goscinny et Uderzo: Rotomagus (Rouen), Lutetia (Paris), Durocortum (Reims), Divodurum (Metz), Lugdunum (Lyon), Massilia (Marseille), Tolosa (Toulouse), Aginum (Agen), Burdigala (Bordeaux).
Trois villes manquent néanmoins: Camaracum (Cambrai), Nicae (Nice) et Gésocribate (Brest). Nous avons remplacé Camaracum et Nicae respectivement par Nemetacum (Arras, à 35 km environ de Cambrai), et Forum Iulii (Fréjus, à 65 km de Nice). Il n’y a pas de solution satisfaisante pour Gésocribate (Brest) qui réclamera un traitement spécifique.
On a donc au total une bonne approximation du Tour de Gaule et la possibilité d’évaluer la durée d’un tel voyage dans des conditions réalistes de l’époque romaine. Il faut s’interroger maintenant sur les données que nous allons manipuler.
Les données du modèle
Les données archéologiques et historiques mobilisées sont de deux types. Il s’agit, d’une part, des éléments du système modélisé, en l’occurrence le réseau de voies, de rivières et de routes maritimes reliant différents lieux de l’Empire romain (essentiellement des centres urbains et des ports, mais aussi des éléments topographiques remarquables du point de vue des communications, tel le Summus Pyreneus, point sommital de la traversée des Pyrénées entre Beneharnum — Lescar, en Béarn — et Caesaraugusta — Saragosse), et, d’autre part, des informations livrées par les sources anciennes (archéologiques, textuelles ou cartographiques) ayant servi à définir les différents paramètres.
Les 751 villes et ports intégrés dans le modèle, et les 84 631 km de route les reliant, ont été sélectionnés et localisés à partir du Barrington Atlas of the Greek and Roman World, compilation récente et actualisée de la géographie du monde antique, éditée par R. Talbert (2000). Cette sélection s’est opérée en fonction de l’importance des villes et des ports, selon la hiérarchie établie par Talbert, mais aussi de leur rôle dans le réseau routier: ainsi des sites de moindre importance ont été intégrés au modèle en raison de leur localisation à l’intersection ou à l’extrémité de routes majeures. De même, outre les artères les plus importantes, la priorité a été mise sur les routes présentant des connexions radiales permettant de relier toutes les régions de l’Empire, y compris les plus périphériques.
Les routes maritimes (900 connexions enregistrées) sont issues des travaux de Pascal Arnaud pour la Méditerranée et la Mer Noire (Arnaud, 1992, 2005). Moins bien documentés et étudiés, les itinéraires de la façade atlantique sont restitués en connectant les différents ports.
Compte tenu des incertitudes attachées aux données (localisation des sites, tracé des routes, navigabilité des fleuves) et de l’échelle du système simulé, le modèle comporte une part de simplification inhérente au processus même de modélisation. La plus gênante est sans doute l’aplatissement chronologique du modèle qui considère que l’ensemble des éléments archéologiques, non seulement les routes, mais aussi les villes et les ports, datant de l’époque romaine existent simultanément, ce qui n’est évidemment pas le cas, et cela quand bien même l’ouvrage dont les données sont issues (Talbert, 2000) propose une périodisation, certes très large. C’est probablement l’une des principales limites du modèle, même si l’on peut supposer que l’utilisateur averti connaît la chronologie des sites qu’il mobilise et ne simulera donc que des communications entre des villes contemporaines. Le lecteur comprendra que le risque d’anachronisme que nous venons de signaler ne nous ait pas arrêtés pour estimer la durée du Tour de Gaule… Nous n’en sommes plus à une invraisemblance près et nous pouvons goûter, comme à la lecture des albums, le plaisir de l’anachronisme volontaire. Mais au-delà de la fiction, l’intérêt est de permettre de se représenter, à partir d’un exemple ludique, une chaîne de déplacements assez variée.
Comme dans toute modélisation rétrospective, il ne s’agit pas de restituer une réalité passée dans toute sa spécificité, mais au contraire de comparer, selon une grille d’analyse commune clairement explicitée, des situations différentes afin de repérer ce qui ressort de la tendance générale et de particularismes locaux. À cet égard, le modèle développé à Stanford répond à ces exigences dans la mesure où les choix qui ont présidé à la sélection des données et aux paramètres de modélisation (le calcul des temps de parcours et des coûts selon les modes de transport utilisés et les denrées acheminées) sont clairement explicités. Ainsi, l’estimation des coûts est largement fondée sur les prix mentionnés dans l’édit promulgué par Dioclétien en 301 de notre ère fixant le prix maximum d’une série de denrées et de services. Certes contestables dans le détail, ces choix gardent leur intérêt dans le cadre d’une confrontation générale des coûts (en temps et en prix) de déplacement au sein de l’Empire selon différents modes de transport (terrestre, fluvial, maritime), différents types de déplacements (civils, militaires, à pied, en chariot, etc.) et à différentes saisons. Le fait que, pour chaque simulation de déplacement, les résultats fournis (en jours et en denarii) soient les moyennes des valeurs obtenues à l’issue d’un grand nombre de simulations du même parcours dans les mêmes conditions, permet en outre de gommer la variabilité liée aux disparités conjoncturelles et locales non retenues dans le modèle. Dans ce cadre, l’intérêt principal de cet outil est de prendre en compte non plus seulement les distances, mais le coût des déplacements, facteur sans doute plus significatif pour la compréhension des échanges au sein de l’Empire romain et de la configuration du réseau de villes et de communications qui les sous-tendaient.
Bien, mais, au final, combien de temps ont mis Astérix et Obélix?
Nous arrivons à un voyage de moins de 80 jours, en conditions estivales (fig. 3). Orbis nous propose un peu plus de 70 jours de Vorgium à Burdigala en été, 73 avec les options choisies. Pour le trajet maritime de retour, impossible à reconstituer, nous avons décidé d’ajouter 4 à 5 jours de cabotage de la côte aquitaine à la Bretagne occidentale, ce qui fait un total de 78 jours.
3. La «vraie» carte du Tour de Gaule |
Bien sûr, nous avons supposé que nos héros ne prenaient aucune journée de repos, ce qui n’est guère réaliste. Mais cela permet néanmoins d’imaginer qu’un voyage de ce calibre pouvait ne pas prendre plus d’une saison. C’est d’autant plus vraisemblable que nous avons dû nous satisfaire plusieurs fois d’un itinéraire assez contourné: par exemple d’Armorique vers Rotomagus, Orbis oblige à transiter par Lutèce, plus courte connexion possible.
Ce petit exercice de reconstitution permet d’entrer dans la base mais n’en épuise pas les richesses. On n’a pas ici exploité les données sur le prix des transports de denrées, qui font partie des éléments les plus intéressants d’Orbis. Des usages plus scientifiques ou pédagogiques de ce magnifique site sont certainement possibles. Ses auteurs ont fait en sorte que l’on puisse réemployer les résultats obtenus: il est possible d’exporter le résultat d’une session de recherche, proprement affichée en bas de l’écran, sous deux formes: un fichier KML directement utilisable dans Google Earth ou un fichier CSV pour récupérer les données dans un tableur.
Soulignons à nouveau la simplicité de cet outil, la limpidité de son interface et la rigueur des auteurs, qui savent à la fois proposer une entrée attrayante et une information riche et étayée en arrière-plan.
Sources
Orbis: site conçu par Walter Scheidel et Elijah Meeks.
GOSCINNY R., UDERZO A. (1965). Le Tour de Gaule d’Astérix. Paris: Dargaud, 1965, 48 p. ISBN: 2-86497-133-X
Bibliographie
ARNAUD P. (1992). «Les relations maritimes dans le Pont-Euxin d’après les données numériques des géographes anciens (pseudo-Skylax, Strabon, Pomponius Mela, Pline, Arrien, Anonyme de 500, Marcien d’Héraclée).» Revue des Études Anciennes, n° 94, p. 57-77.
ARNAUD P. (2005). Les routes de la navigation antique: itinéraires en Méditerranée. Paris: Érrance, 248 p. ISBN: 2-87772-314-3.
TALBERT R. (2000). Barrington Atlas of the Greek and Roman World, Princeton: Princeton University Press, 175 p. ISBN: 978-0-691-03169-9