N°106

La carte pour approfondir la dynamique des géographies affectives

1. Protocole d’enquête

C’est pour comprendre la dimension affective de la relation de l’individu à son environnement spatial, et les multiples implications d’ordre matériel et idéel que peut avoir ce «rapport affectif à l’espace», que nous avons développé [1] une méthode de recherche à la jonction de deux types d’approches, géographique et biographique. Pour mieux comprendre ces modalités de l’habiter, impliquant entre autres phénomènes l’attachement au lieu, l’ancrage territorial, ou, à l’opposé, le rejet, l’évitement, nous avons procédé selon une approche reposant sur l’utilisation de l’objet cartographique d’une part, comme outil permettant la prise de conscience d’un vécu géographique d’ordinaire difficilement préhensible, et d’autre part, comme outil de réactivation et d’approfondissement de la composante affective de ce vécu.

On connaît l’usage de la carte, ou plus exactement son usage aujourd’hui dominant, celui d’un support de repérage, de localisation, d’illustration, de description, par la représentation sur la base d’un référentiel géographique de dynamiques socio-spatiales. En ce qui nous concerne, nous avons tendu à dépasser cet usage, et souhaité utiliser la carte pour sa fonction première, c’est-à-dire avant tout un langage symbolique, un support non verbal et non séquentiel (Lévy, 2003) qui sert un enjeu didactique et dialogique, visant à instruire, et ainsi à mettre en relation, une réalité et une figuration codifiée de cette même réalité.

Dans le cadre de la recherche doctorale, nous nous sommes bornés à appliquer ce principe simple, en demandant dans un premier temps à un ensemble d’individus de procéder au récit de leur trajectoire spatiale, à l’échelle de leur vie. De la sorte, nous avons récolté ce que nous avons appelé, un ensemble de «récits de vie spatialisés». Ce qui nous intéressait dans la technique du récit — par ailleurs bien connue des sociologues (Bourdieu, 1986) et des géographes (Morel-Brochet, 2006) — c’était avant tout son essence temporelle, avec un début, un milieu et une fin, et l’articulation causale — la «mise en intrigue» (Ricoeur, 1983) — que l’individu produisait pour expliquer l’enchaînement, selon une logique qui lui était propre, des événements spatiaux qui ont jalonné son parcours et contribuent, en partie, à expliquer la construction de son rapport à l’espace, l’arrangement subjectif des dimensions spatiales de son existence. De l’ensemble de ces caractéristiques, propres à toute mise en récit, nous avons tiré un avantage directement lié à la possibilité, qui résultait de cette première étape, de cartographier un parcours spatial à l’échelle biographique. De par son organisation logique, causale, le récit de vie spatialisé s’est donc avéré particulièrement adapté au travail cartographique. La carte, ou la production cartographique, est dès lors intervenue, comme une mise en forme, à la fois diachronique (appréhendée dans son évolution à travers le temps; l’ensemble de la carte du parcours spatial de l’individu) et synchronique (relatif aux différents aspects d’un même ensemble à un même moment d’une évolution; découpage de la trajectoire selon des périodes de vie significatives) de l’énoncé. Concrètement, nous avons cartographié le parcours de chaque individu rencontré, en adoptant pour cela une sémiologie volontairement simple, facilement compréhensible pour tout un chacun et éminemment liée à la symbolique spatiale: des ronds pour les lieux et des traits pour les mobilités. Le résultat de ce travail est la production d’une représentation cartographique, une carte, ou plutôt un ensemble de cartes, articulées chronologiquement dans un «système d’information géographique de type biographique», reprenant trait pour trait les récits de vie spatialisés que nous ont délivré les habitants.

2. Représentation cartographique de l’ensemble du récit de vie spatialisé d’une habitante de 26 ans du quartier des Deux-Lions à Tours

Les différentes cartes ainsi réalisées nous ont d’abord permis d’appréhender, sous certaines conditions, les logiques spatiales propres aux parcours de vie des individus interrogés. Notre démarche ne s’est cependant pas limitée à ce premier résultat. Le SIG Biographique a été envisagé comme le support privilégié de l’approfondissement des dimensions existentielles du récit spatial délivré par l’individu. En accord avec l’objectif que se fixait notre recherche: comprendre le processus de subjectivation de ce qui devient dès lors un territoire pour l’individu, autrement dit, pour approcher la dimension affective qui fait que nous habitons les espaces de nos vies et que, réciproquement, ces espaces nous habitent, au point qu’ils nous affectent et que nous les affectionnons. Une seconde étape de notre enquête a résidé dans la mise en œuvre d’une épreuve d’«herméneutique cartographique» pour laquelle il a été demandé à l’individu d’interpréter sa propre carte (fig. 1). L’un des avantages que permettait l’utilisation de la carte comme support herméneutique était alors son caractère abstrait, facilement compréhensible bien qu’intrinsèquement insuffisant, car séparant l’objet, la trajectoire spatiale, de son sujet, l’individu. La simplicité relative de la carte — immédiatement reconnue par l’enquêté — a alors été la source et l’origine pour lui d’un approfondissement des dimensions de son parcours spatial de vie. Notamment, la confrontation entre la matérialisation symbolique du récit (l’individu faisant confiance au travail d’expression symbolique du cartographe), et le souvenir des éléments de ce récit, a permis une remise en question de l’organisation première du récit, une déconstruction de la logique énoncée par l’individu lui-même. De cette phase d’auto-interprétation, il a tout d’abord émergé l’évidence du caractère lissé du «récit de vie spatialisé» délivré en première intention. Ensuite, la carte a permis d’ouvrir le discours sur le champ, plus vaste, des référents spatiaux de l’identité de l’individu, et l’importance des mécanismes affectifs pour la régulation de cette identité spatiale. La dimension affective du rapport de l’individu à l’espace a ainsi pu être approfondie (fig.2).

3. Chorème d’une habitante de 26 ans, du quartier des Deux-Lions à Tours (A1)

L’analyse couplée du résultat discursif produit et obtenu à l’issue de la mise en œuvre de ces modalités méthodologiques, nous a dès lors permis de mettre en lumière l’agencement des liens aux différents espaces de vie; comment se forme le potentiel d’attractivité ou de répulsion de ces espaces et comment par là même s’instaure et se négocie, dans la relation aux lieux et aux territoires, la dialectique spatiale des placements et des espacements. De ce réseau, formé d’attachements et de détachements, d’ancrages et de ruptures, d’inclusions et d’exclusions, de ces affects qui produisent le besoin idéel et/ou matériel de se rapprocher de certains espaces ou qui en induisent l’évitement, l’éloignement, nous avons pu donner, au final, une représentation sous la forme d’une tentative de «chorématique affective» (fig. 3).

Bibliographie

BOURDIEU P. (1986). «L'illusion biographique». Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62- 63, p. 69-72.

CITÈRES (2008). Espaces habités et espaces anticipés: qualification de l'espace. Rapport de recherche, 141 p.

LÉVY J. (2003), «Carte». In LÉVY J., LUSSAULT M., dir., Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés. Paris : Belin, 1033 p. ISBN: 2-7011-2645-2

LÉVY J., dir. (2008). Échelles de l'habiter. Paris: PUCA, 368 p. ISBN: 978-2-11-097025-1

MOREL-BROCHET A. (2006). Ville et campagne à l'épreuve des modes d'habiter. Approche biographique des logiques habitantes. Paris: Université Paris 1, thèse de doctorat en Géographie, 570 p. oai:tel.archives-ouvertes.fr:tel-00264308

RICOEUR P. (1983). Temps et récit. L'intrigue et le récit historique. Paris : Éditions du Seuil, tome I, 319 p. ISBN: 2-02-013452-7

Référence de la thèse

FEILDEL B. (2010). Espaces et projets à l'épreuve des affects. Pour une reconnaissance du rapport affectif à l'espace dans les pratiques d'aménagement et d'urbanisme. Tours: Université François Rabelais, thèse de doctorat en Aménagement de l’espace et urbanisme, 651 p. oai:tel.archives-ouvertes.fr:tel-00537920

Le développement de cette méthode a bénéficié pour son élaboration des travaux de recherche réalisés entre 1999 et 2004 par le groupement SCALAB pour son projet «Les échelles de l'habiter» (Lévy, 2008) dans le cadre du programme PUCA «Habitat et vie urbaine». L'application de la méthode a également bénéficié de la collaboration d'un ensemble de chercheurs de l'équipe ingénierie du projet d'aménagement, paysage environnement (IPAPE), et de l'UMR CITERES, dans le cadre d'un contrat de recherche ANR «Espaces habités, espaces anticipés» (CITÈRES, 2008).