Quelques indicateurs mémoriels anthropiques du volcan Mont Cameroun
L’histoire des peuplements humains sur le volcan Mont Cameroun est avant tout l’histoire d’une richesse. Les propriétés chimiques des laves basaltiques sont à l’origine de sols d’une rare fertilité, âprement disputés depuis la fin du XIXe siècle. La cohabitation d’agricultures aux logiques profondément antithétiques laisse entrevoir la complexité des usages en présence, ainsi que la difficulté de mettre en évidence les phénomènes d’interaction entre les pratiques paysannes et les sols.
Or, les sols volcaniques fonctionnent comme des archives vivantes qui enregistrent non seulement les particularités naturelles du volcanisme, mais aussi la trace des usages anthropiques. On peut y lire l’histoire des phénomènes éruptifs comme celle des systèmes culturaux qui en tirent parti. En ce sens, les sols, à l’instar des sociétés, possèdent une mémoire. Cette dernière est vivante, elle évolue à travers les âges et réécrit sans cesse, sous les effets de l’altération, du climat et de la main des hommes, le palimpseste de son histoire. J’ai voulu montrer au cours du travail de thèse que les sociétés paysannes du Mont Cameroun et les sols dont elles dépendent font système, interagissent; que les indicateurs de cette interaction sont perceptibles à travers deux mémoires, la mémoire sociale et la mémoire pédologique. Toutes deux fonctionnent selon des logiques propres, marquées aussi par de profondes similitudes. La mémoire sociale s’approprie les spécificités du milieu volcanique, sa richesse exceptionnelle mais aussi ses menaces, pour mettre en place un bagage de stratégies agraires et de réponses techniques, inscrites dans une cosmogonie originale. Les sols, quant à eux, gravent dans leur mémoire la trace des pratiques anthropiques sous la forme d’indicateurs mémoriels anthropiques, lisibles à différentes échelles, tant macroscopique que microscopique. J’ai nommé ce phénomène d’influences réciproques le système d’interaction mémoriel. Son fonctionnement, fondé sur des processus humains et environnementaux très similaires, est au cœur de mon approche ethno-pédologique. Les charbons de bois, le taux d’incorporation de la matière organique fraîche au sein des horizons de culture, la superposition des horizons humifères générée par l’agriculture itinérante sur brûlis, sont autant d’archives de la mémoire des sols, dédiées aux activités des hommes.
En mobilisant les techniques d’enquête de l’ethnologie ainsi que certains protocoles expérimentaux propres à la pédologie (excavation de coupes, prélèvements d’échantillons de sols, mise sous lame mince, observation au microscope optique), il a été possible de mettre en évidence quelques-uns des indicateurs de la relation homme/sol. J’ai tenté de montrer comment les sols enregistraient les marques de l’activité paysanne, et de quelle manière les spécificités du sol volcanique appelaient des réponses culturales adaptées.
La planche illustrative choisie met en évidence quelques-uns des indicateurs de l’action anthropique identifiés dans les sols du Mont Cameroun, en contexte (fig. 1).
Aide à la lecture de la planche |
- La description des sols et des horizons suit les codes du Référentiel Pédologique (Baize, Girard 2009). |
Télécharger la version PDF |
Les charbons de bois constituent un indicateur précieux des usages liés au feu. L’agriculture sur brûlis — itinérante ou non — largement répandue sur les pentes du volcan, en est productrice. La zone forestière haute, à l’intérieur de laquelle se développe le système d’agriculture itinérante sur brûlis, présente des sols à horizons organiques multiples. L’organisation singulièrement stratifiée de ces sols semble corrélée en partie avec la présence de niveaux charbonneux. Lorsqu’aucune trace de retombée pyroclastique majeure n’est décelée pouvant expliquer les superpositions d’horizons organiques différenciés, j’émets l’hypothèse qu’il s’agit de la marque de changements de végétation dus aux enchaînements des phases de brûlis, de mise en culture et de retour à la jachère longue. Les systèmes d’agriculture itinérante sur brûlis, inscrits dans des temporalités longues, influenceraient suffisamment la pédogenèse pour que la mémoire des sols en conserve la trace.
L’incorporation régulière de la matière organique issue des adventices coupées par la pratique très courante du paillis, associée aux retournements réguliers des premiers centimètres de terre pour la mise en culture des jeunes plants, contribue par ailleurs à l’épaississement de l’horizon organique de surface qui s’enrichit d’un supplément de débris végétaux utiles. On peut directement lire les effets d’une telle pratique à travers l’organisation des sols cultivés.
Enfin, le taux d’incorporation des matières organiques vertes apportées par le paillis, les feuilles des arbres associés aux cultures, les fumiers animaux ou encore les déchets du champ, constitue un indicateur intéressant de l’influence humaine sur le sol exploité. L’état de santé d’un sol et sa fertilité peuvent être appréhendés en partie par la quantification des matières organiques fraîches incorporées. Les sols qui en bénéficient sont des témoins précieux de l’efficacité des pratiques paysannes sur le versant Wouri. On remarque une pénétration profonde de la matière organique, aussi bien comme réserve non décomposée que sous forme déjà humifiée. Le potentiel de fertilité de tels sols, enrichis par les allophanes du substrat volcanique, est considérable.
À l’inverse, sur les sols où l’apport de matière organique fraîche est réduit, j’ai constaté qu’une mise en culture continue présentait sur le court terme une baisse des rendements. C’est le cas des sols exploités de manière industrielle dont les horizons organiques de surface laissent entrevoir la pauvreté, voire l’inexistence du stock de débris végétaux en cours d’humification.
Les écarts d’usages sur des sols de même nature sont enregistrés par la mémoire pédologique. L’association de l’arbre au champ ou l’usage des paillis permet d’alléger les structures tout en fournissant une base de nutriments assimilable par les plantes. À l’inverse, une pratique agricole intensive contribue à la disparition du stock de matière organique à disposition des essences maraîchères.
Les indicateurs mémoriels anthropiques, témoins directs du pouvoir enregistreur du sol, peuvent ainsi revêtir de multiples formes, à de multiples échelles, et constituent une réalité tangible de la relation des hommes à leur sol. Leur étude contribue à une meilleure compréhension des enjeux socio-environnementaux en zone rurale agricole.
Bibliographie
BAIZE D., GIRARD M.-C., dir. (2009). Référentiel pédologique 2008. Versailles: Éditions Quae, 405 p. ISBN: 978-2-7592-0185-3
Référence de la thèse
LEMOIGNE N. (2010). Mémoire des hommes, mémoire des sols. Étude ethno-pédologique des usages paysans du Mont Cameroun. Bordeaux: Université de Bordeaux III, thèse de Doctorat de géographie, 430 p. oai:tel.archives-ouvertes.fr:tel-00466511