N°107

Jérusalem et le conflit israélo-palestinien mis en BD

La bande dessinée est-elle suffisamment sérieuse pour avoir sa place dans une revue scientifique? Si vous aviez un doute, plongez-vous sans retenue dans les Chroniques de Jérusalem. L’auteur, Guy Delisle, également personnage principal de ce récit autobiographique, accompagne son épouse, en mission à Jérusalem pour Médecins sans frontières. Très prise par son travail, elle apparaît peu dans l’histoire. Lui, dessinateur de bande dessinée et père attentif, découvre, au quotidien, avec une curiosité méthodique et son petit carnet de croquis sous le bras, les territoires de Jérusalem, les territoires palestiniens, Israël et finalement la complexité du conflit israélo-palestinien.

Au premier abord, le récit paraît presque naïf. Le personnage principal, Guy, semble arriver à Jérusalem sans jamais en avoir entendu parler auparavant. Par petites touches, il donne une vision lucide, pointue, ponctuée de remarques justes où l’humour permet de toucher du doigt les problèmes sans ménagement et de manière impartiale. Les contradictions sont partout, dans les têtes, dans les lieux, dans l’histoire de la cité. Ainsi, p. 54-55, Guy traverse le boulevard qui sépare le quartier palestinien où il réside avec sa famille, Beit Hanina à Jérusalem Est, de la colonie de Pisgat Ze’ev. Lui qui a tant de mal à trouver de la nourriture variée découvre, à quelques mètres de son domicile, un supermarché abondant. Porté par de bons sentiments, et arrivé depuis trop peu de temps à Jérusalem, il ne veut pas soutenir la colonisation en favorisant son économie, alors même qu’il voit des femmes palestiniennes sortir avec des sacs débordant de produits qu’elles ne trouvent pas ailleurs. On découvre, p. 198-199, que cette même colonie est habitée par des Palestiniens de religion chrétienne, les prix des logements étant inférieurs à ceux pratiqués à Jérusalem Ouest ou à Nazareth, là où cette communauté est la plus nombreuse. «D’une certaine façon, on est en train de recoloniser les colonies! Ha Ha!». Cette remarque d’André, palestinien et chrétien, ponctue cette séquence où la complexité des lieux va croissant au fil des pages. La réalité de la vie quotidienne est tiraillée entre des principes parfois appliqués de manière extrême, et les nécessités économiques pour survivre dans un monde aux tensions multiples.

En un an, Guy nous fait découvrir les quartiers de Jérusalem un à un. Cette découverte des territoires est illustrée par des petites cartes, telles des confettis. D’une vision cartographique duale et simpliste, les micro-territoires se juxtaposent, se croisent, se superposent au point d’aboutir au puzzle connu des géographes mais rarement présentés avec autant de simplicité.

Le mur est partout présent sans que jamais les raisons de son existence ne soient rappelées. Le dessinateur est fasciné par les perspectives graphiques et les cassures qu’il propose. L’habitant qu’il est, même de manière temporaire, le subit au quotidien avec des trajets compliqués et des check-points aux files interminables. Le citoyen, lui, est révolté face aux communautés brisées, à l’impossibilité pour les enfants de fréquenter leurs écoles devenues inaccessibles, à l’avenir en pointillé. Mais la frontière est une donnée de la vie quotidienne, le mur fait partie de Jérusalem; la ville est mille murs. Guy nous emmène dans un espace urbain d’un cloisonnement extrême où le non-initié passera à côté de lieux célèbres, où l’habitant confronté aux coutumes différentes d’un quartier à l’autre peinera toujours à percevoir Jérusalem comme une entité unique. Le cosmopolitisme a forgé la ville, ses quartiers, ses frontières: il y a ceux qui en sont les gardiens, les immigrés revenus de la diaspora, les religieux et les athées, sans oublier les expatriés et les humanitaires qui finalement ne comprennent qu’un aspect du kaléidoscope régional. Jérusalem réunit autant qu’elle sépare. Chacun doit trouver sa place en fonction de ses convictions, des possibilités et des opportunités, quitte à franchir la frontière!

Cet album a reçu l’illustre «Fauve d’Or» d’Angoulême en 2012. Il a aussi sa place dans les bibliographies universitaires traitant des questions du Moyen-Orient et plus généralement dans celles concernant les frontières dans le monde. Les récalcitrants auront la preuve que la bande dessinée peut parfois exprimer autrement des situations complexes où la vie quotidienne transparaît derrière la géopolitique. Cette approche phénoménologique du quotidien complète avec force les approches structuralistes de la géopolitique universitaire.

Référence de l’ouvrage

DELISLE G. (2011). Chroniques de Jérusalem. Paris: Delcourt, coll. «Shampooing», 334 p. ISBN: 978-2-7560-2569-8