N°107

Les paradoxes des citadinités martyres dans les townships du Cap

A Little Bit of Suffering. Montage audio-visuel de 3’28’’, extrait du chapitre 3 de la thèse intitulé «Mémoire et imaginaire, où s’inventent les citadinités».

Après plus de deux siècles d’occupation coloniale et près de cinquante ans d’apartheid, l’Afrique du Sud a hérité de villes profondément divisées où les inégalités socio-économiques sont ancrées dans les représentations raciales et dans l’organisation spatiale. Au Cap comme partout dans le pays, les réformes se succèdent pour créer de nouveaux liens entre les différents quartiers. Quinze ans après la fin de l’apartheid, comment se construisent les identités politiques des habitants des townships, ces quartiers érigés dans les années 1950 pour maintenir ceux qui étaient alors appelés les «non-Blancs» hors de la ville? D’un point de vue plus général, comment passe-t-on d’un régime autoritaire et raciste à une démocratie? Et quel est le rôle de l’espace dans cette transition? Pour comprendre l’articulation entre les pratiques spatiales des citadins et leur lien à la nouvelle Nation sud-africaine, j’ai filmé une série d’entretiens avec ceux qui ont connu les pires heures de la ségrégation et élèvent aujourd’hui leurs enfants dans «la Nouvelle Afrique du Sud».

Le film présenté ici s’intitule A little a bit of suffering. Il donne à voir l’ambiguïté des sentiments politiques de Rose et Lucas, couple de sexagénaires installés depuis plus de quarante ans dans le grand township réservé aux «Africains» de Gugulethu, situé à une vingtaine de kilomètres du centre-ville du Cap. Rose et Lucas ont d’abord vécu les déménagements forcés sous l’apartheid puis les transformations plus ou moins brutales du township. Sous la forme d’un récit à deux voix, leurs témoignages donnent à voir la complexité du travail de la mémoire dans l’élaboration des repères identitaires territorialisés. Au Cap, les jeux de territorialisation sont, en effet, pris dans une série de paradoxes où s’opposent d’un côté l’histoire de l’oppression raciste, de la ségrégation spatiale et de la pauvreté institutionnalisée, et de l’autre la célébration de la résistance politique, le mythe de la solidarité locale et l’auto-organisation contestataire. Le montage audio-visuel montre que dans les récits des citadins, ces apparentes contradictions cohabitent dans un même discours. Il permet ainsi de monter en généralité au-delà des témoignages individuels en élaborant une lecture de l’espace à partir de la notion de nostalgie.

«L’apartheid nous a pris beaucoup de choses.» Même sous sa gouaille joyeuse, Rose ne peut camoufler la blessure qu’a représentée pour elle l’impossibilité de poursuivre des études, même en cours du soir. «J’ai vraiment essayé… Mais ça n’a pas marché… Alors j’ai dit que je laissais tomber.» Rose transmet une forme de souffrance psychologique qui évoque la marginalisation et le disempowerment décrits par I. M. Young (1990) comme deux figures de l’oppression. En quelques mots, la vidéo transmet ce sentiment général d’injustice partagé par les habitants des townships qui constitue un trait fondamental des citadinités sud-africaines. Le régime raciste a œuvré avec une minutie paranoïaque à la séparation des «groupes raciaux» qu’il avait lui-même instaurés: expulsions des quartiers centraux, assignation à résidence dans des périphéries sous-équipées, passeport intérieur obligatoire, espaces publics interdits… Pour ceux qui étaient considérés comme des «races inférieures», l’humiliation était permanente et s’inscrivait dans les espaces les plus intimes. Le fait de vivre dans un township est donc indissociable d’un déracinement fondamental, une véritable déterritorialisation. Rose et Lucas ont construit leur vie à partir des miettes laissées par le pouvoir et la possibilité d’une émancipation a été rejetée dans le futur, dans la réussite des enfants en particulier. En 1994, l’élection de Nelson Mandela à la tête du pays signe la fin de l’apartheid: le temps était enfin venu de goûter à la liberté, de voir ses espoirs se réaliser. Le pari de Rose a été tenu, ses enfants sont plus éduqués qu’elle. Sur ce point, la vidéo est un complément essentiel du travail écrit: lorsque son fils Lunga passe en arrière-plan, Rose est fière: «C’est lui!»; et comment rendre compte de son enthousiasme mieux que par ces plans serrés où elle adresse à la caméra un sourire si communicatif?

L’émotion transmise par l’image permet alors de comprendre comment s’articulent la rancœur et la fierté. Rancœur d’avoir été humilié et fierté d’avoir dépassé tant d’obstacles fonctionnent non pas en opposition mais bien en complément. Elles constituent les deux facettes indissociables de ce que j’ai appelé des «citadinités martyres». Le témoignage de Rose est emblématique de la figure de mère-courage qui sacrifie ses propres ambitions pour ses enfants: «C’est bien aussi de connaître un peu la souffrance», finit-elle par affirmer. Un portrait qui est évidemment à mettre en parallèle de celui de Nelson Mandela, grand héros national qui a passé vingt-sept années en prison pour obtenir la fin de l’oppression de son peuple. L’analyse dépasse finalement l’itinéraire de Rose. Le double processus de déterritorialisation forcée sous l’apartheid et de re-territorialisation héroïque dans la lutte de libération enrichit la notion de territorialité. Ces idées sont bien sûr prolongées dans le reste de la thèse qui analyse comment les partis politiques et les structures de la gouvernance actuelle mobilisent ces différentes dimensions des citadinités pour construire le mythe fondateur de la Nation sud-africaine.

Le film A little bit of suffering invite enfin à une dernière lecture qui met l’accent sur la nostalgie personnelle de ceux qui ont vécu de si profonds bouleversements. Lucas n’est pas convaincu par la conclusion cathartique de son épouse. La page selon lui n’est pas près de se tourner: la situation actuelle n’a rien à envier au passé. Bien au contraire, le chômage galopant et la criminalité omniprésente le condamnent à une précarité d’un nouveau genre qui n’est certes plus le résultat de politiques discriminatoires mais n’en est pas moins le produit d’un manque de volonté de la part des dirigeants qui trahissent les promesses de la démocratie. Les remarques conservatrices de Lucas révèlent le conflit générationnel latent qui oppose les anciens militants contre l’apartheid à leurs enfants, nés dans un pays démocratique et prompts à oublier le combat de leurs aînés. Il ne s’agit donc pas d’un discours pro-apartheid mais bien de l’expression d’une nostalgie qui «fonde (…) la compréhension citadine du temps et de l’espace présents tout en servant de support à une projection dans le futur» (Gervais-Lambony, 2012). Il est certainement inattendu d’entendre une victime de l’apartheid regretter les années du régime qui l’a tant humiliée mais force est de constater que cette «forme de tristesse géographique» (ibid.) est indissociable de la construction des identités territoriales.

Encore une fois, le montage vidéo aide à mettre en valeur ces contrastes. La technique du «fondu au noir», c’est-à-dire l’insertion d’une image noire entre deux scènes, augmente la force du témoignage de Lucas qui va jusqu’à dire que sous l’apartheid, «tout allait bien». Lorsqu’il formule ses souvenirs nostalgiques, Lucas échappe finalement au statut de victime et de martyre. Il participe à la réinvention de figures citadines qui s’inscrivent en faux face au mythe politique de la Libération, forgeant ainsi les bases de citoyennetés critiques et indépendantes.

En fin de compte, le montage vidéo complète donc le travail de l’écrit en fournissant aux citadins un espace d’expression directe et personnelle. La ville peut alors être comprise à partir des espaces vécus de ses habitants, c’est-à-dire les espaces de représentation (Lefebvre, 2000) construits collectivement, notamment à travers le mythe fondateur d’une nation née du double jeu de déterritorialisation/reterritorialisation repris par Rose, mais réappropriés au niveau individuel, comme dans les paradoxes de la nostalgie de Lucas.

Déménagement. Montage audio-visuel de 7’40’’ extrait du chapitre 6 de de la thèse intitulé «Gouverner par la communauté, essais de spatiologie».

Pour compléter ces portraits, une seconde vidéo permet d’appréhender la matérialité des territoires en transformation du township. Elle est consacrée à montrer en pratique comment s’articulent les trois dimensions lefebvriennes de l’espace. Les espaces de représentations «vécus» abstraitement, et évoqués précédemment dans les témoignages de Rose et Lucas, sont en effet indissociables des espaces concrets «perçus» au quotidien et des codes et normes de l’espace «conçu». Espace vécu, espace perçu et espace conçu forment les trois axes de l'analyse développée par Henri Lefebvre pour décrire les contradictions de la production capitaliste de l’espace et en appeler à la défense du droit à la ville. En passant des quelques mètres carrés d’une simple cabane en tôle ondulée aux murs bruts d’un pavillon d’habitation sociale, le film Déménagement pose la question de la réalisation concrète du droit à la ville.

Entre les grincements du shack que l’on démolit et les rires qui résonnent dans une maison vide, le paysage sonore de New Rest de ce 18 décembre 2008 suffirait presque à définir «le rituel de purification» que représente un emménagement (Staszak, 2001). Le jeune homme interviewé s’est prêté avec simplicité au jeu de la caméra, tout à sa joie de montrer la réalisation de son rêve. Peu lui importe pour l’instant les moyens qu’il va falloir déployer pour rendre sa maison réellement habitable. Il sait bien que le mobilier abîmé par dix-sept années passées dans un shack n’est pas à la hauteur du nouveau logis. Il regrette bien sûr que sa maison ne soit reliée ni au réseau d’eau ni à l’électricité mais il ne s’inquiète pas. Il a une maison à lui. Désormais il peut «dormir sereinement».

Ce témoignage permet ainsi une lecture contextualisée du droit à la ville tel que défini par Don Mitchell (2003), le droit à exister dans la ville, le droit d’y être présent physiquement. Mitchell a montré que l’espace public était menacé non pas seulement par la privatisation des lieux autrefois considérés comme publics mais par l’acceptation généralisée d’une idéologie sécuritaire contraire à l’esprit de résistance ordinaire qui fonde l’idée de démocratie. En effet, au Cap comme dans les villes étatsuniennes qu’il décrit, l’enjeu de la privatisation des espaces et des services urbains anime bien des débats quant à la possibilité d’une réconciliation politique des divisions socio-raciales (Morange, Didier, 2006; McDonald, 2008; Parnell, Pieterse, 2010). Mais l’anecdote du déménagement et la certitude de jours meilleurs mettent le doigt sur la valeur hautement politique de la maison. Comme le note le psychanalyste Robert Neuburger, la maison «est tout à la fois un langage, la métaphore du problème et la métaphore de solution» (Neuburger cité par Staszak, 2001: 346). Malgré la dérangeante beauté du shack démonté, malgré la sobriété peu avenante d’une maison aux murs bruts où la cuisine se limite à un évier minuscule et l’ironie triste de ce même évier qui n’est relié à aucun réseau d’eau, malgré ce que l’on sait des difficultés des nouveaux propriétaires à réaliser leurs idéaux de respectabilité, la transformation matérielle de son espace de vie personnel est déjà perçue comme une réalisation de la démocracie.

Dans ce contexte, l’espace domestique devient alors une forme possible de l’espace public théorisé par Mitchell, c’est-à-dire un espace de revendication du droit à la ville. La boucle de la démonstration de la thèse se referme ainsi en montrant que la production de l’espace n’est pas une dialectique théorique abstraite mais qu’elle se réalise bien au quotidien, tant qu’il y aura des citadins pour croire au miracle et vibrer, ne serait-ce qu’un instant, de voir leur rêve se réaliser. Ce qui se joue à New Rest, quinze ans après l’abolition de l’apartheid pourrait alors illustrer les souvenirs de Lucas racontant son emménagement à Gugulethu, un demi-siècle auparavant.

C’est là le dernier axe de réflexion de la thèse: la vie quotidienne laisse-t-elle une place à une projection «utopianiste», pour parler comme David Harvey (2000)? Dans quelle mesure les pratiques citadines qui produisent la ville au jour le jour ouvrent-elles des pistes de réalisation pour un droit à la ville qui réconcilierait la volonté de s’insurger et l’obéissance aux normes sociales? Les ordres moraux qui lient le gouvernement de soi et le gouvernement des autres restent teintés de racisme, de machisme et de violence physique. Le fonctionnement communautaire ne saurait donc en aucun cas incarner la solution idéale pour la réalisation de la justice sociale. Une foule de gestes, de sourires et de regards – captés, ou non, par la caméra – suggèrent pourtant qu’une autre ville existe aussi. Tous, finalement, se jouent de la caméra, manient les double-sens, se mettent en scène dans une panoplie de rôles qui rappelle le commentaire fait par Christine Chivallon (2008) à propos de la liberté, entendue non pas seulement comme la possibilité du changement mais comme la réalité des co-présences.

Christine Chivallon s’inscrit contre les approches des identités antillaises obsédées par la possibilité d’une identité «hybride» qui réconcilierait les contraires et reposerait sur «la capacité des acteurs à être changeants» (Chivallon, 2008). Elle défend au contraire une analyse qui accepterait plutôt de «produire simultanément plusieurs registres de référence» (ibid.). Avec cette plongée dans les vies quotidiennes de part et d’autre de la voie ferrée qui traverse le ward 44, j’espère avoir contribué à montrer comment «la liberté se fabrique (…) au travers de la mise à disposition d’un éventail de possibilités pour formuler l’identité» (ibid.). Une liberté qui serait celle des citadins, mais aussi, peut-être, celle du chercheur-citoyen.

Bibliographie

CHIVALLON Ch. (2008). «Black Atlantic Revisited. Une relecture de Paul GILROY pour quelques prolongements vers le jazz». L’Homme, n° 187-188, p. 343-374.

GERVAIS-LAMBONY Ph. (2012). «Nostalgies citadines en Afrique Sud». EspacesTemps.net, Textuel.

HARVEY D. (2000). Spaces of hope, Berkeley, University of California Press, 303 p. ISBN: 978-0-520-22578-7

LEFEBVRE H. 2000 (1974). La production de l’espace. Paris: Anthropos, 485 p. ISBN: 978-2-717-83954-8

MCDONALD D. A. (2008). World City Syndrom. Neoliberalism and inequality in Cape Town. New York: Routledge, 355 p. ISBN: 978-0-415-87500-4

MITCHELL D. (2003). The Right to the City. Social Justice and the Fight for Public Space. New York: Guilford Press, 270 p. ISBN: 978-1-572-30847-3

MORANGE M., DIDIER S. (2006). «’City’ Improvement Districts vs. ‘Community’ Improvement Districts: urban scales and the control of space in post-apartheid CT». Trialog, n° 89, p. 15-20.

PARNELLl S., Pieterse E. (2010). «The ‘Right to the City’: Institutional imperatives of a developmental state». International Journal of Urban and Regional Research, n° 34 (1), p. 146-162.

STASZAK J.-Fr., dir. (2001). «L’espace domestique: pour une géographie de l’intérieur », Annales de géographie, n° 620, p. 339-363.

YOUNG I. M. (1990). Justice and the Politics of Difference. Princeton: Princeton University Press, 286 p.

Référence de la thèse

BUIRE, C. (2011). À travers pratiques citadines et tactiques citoyennes, la production du droit à la ville au Cap (Afrique du Sud). Paris: Université Paris Ouest Nanterre, thèse de doctorat en géographie, laboratoire GECKO, 418 p.

Le développement de cette méthode a bénéficié pour son élaboration des travaux de recherche réalisés entre 1999 et 2004 par le groupement SCALAB pour son projet «Les échelles de l'habiter» (Lévy, 2008) dans le cadre du programme PUCA «Habitat et vie urbaine». L'application de la méthode a également bénéficié de la collaboration d'un ensemble de chercheurs de l'équipe ingénierie du projet d'aménagement, paysage environnement (IPAPE), et de l'UMR CITERES, dans le cadre d'un contrat de recherche ANR «Espaces habités, espaces anticipés» (CITÈRES, 2008).