La Californie: une démocratie post-moderne?
Dans un contexte global de questionnement sur les enjeux démocratiques et de citoyenneté, les élections sont une occasion d’observer et de comparer des conceptions et des pratiques parfois singulières. Aux États-Unis, le système électoral répond à des critères bien particuliers qui, dans une certaine mesure, peuvent aller à l’encontre de nos conceptions françaises de la démocratie. L’État de Californie constitue depuis longtemps un précurseur en matière de démocratie directe et participative. Le 5 juin 2012, les élections primaires s’y sont déroulées. L’observation de cette journée dans le comté de San Diego permet d’entrevoir quelques spécificités d’un système électoral et invite à s’interroger sur la dimension post-moderne de la démocratie californienne.
Une élection, des territoires: quelle représentativité?
1. Bulletin de vote type, élections primaires, comté de San Diego, 5 juin 2012 |
(cliché: Émilie Bonnet, 2012) |
Le 5 juin 2012, le comté de San Diego a ouvert 1 643 bureaux de vote pour 1 465 249 citoyens inscrits sur les listes électorales (fig. 1). On votait ce jour-là pour désigner le candidat à l’investiture républicaine, mais d’autres questions municipales, nationales, ou concernant le quartier, étaient également soumises au vote. Une des particularités du système électoral étatsunien veut que les individus se prononcent le même jour pour différents scrutins à des échelles de représentation multiples. Les électeurs doivent s’inscrire sur les listes avant chaque scrutin. Pour cela, ils indiquent leur appartenance politique (Democratic, Republican, American Independent, Green, Libertarian, Peace-Freedom) et accèdent ainsi à des scrutins spécifiques lors des élections primaires nationales. À titre d’exemple, un électeur républicain devra voter pour l’un des candidats à l’investiture de ce parti et votera, pour le reste des scrutins, de la même manière qu’un électeur affilié au parti démocrate. L’affiliation politique joue un véritable rôle en fonction du type d’élections primaires en place dans l’État. Pour les élections primaires ouvertes, peu importe l’affiliation politique, les électeurs sont libres de voter pour le parti de leur choix. À l’inverse, pour les primaires fermées, l’affiliation est à la base de l’organisation du scrutin: seuls les électeurs démocrates voteront pour le ou les candidat(s) démocrate(s).
Les bulletins de vote comportent des listes de candidats déclinées en fonction des scrutins, des échelles et du parti d’affiliation.
Ainsi, en fonction de leur lieu de résidence et, pour certains scrutins, de leur appartenance politique, les citoyens devaient également, ce jour-là, faire le choix d’un sénateur et de représentants à la Chambre fédérale, à l’Assemblée de Californie, à la Cour supérieure de justice, dans des conseils scolaires… Dans la ville de San Diego venait s’ajouter l’élection du maire et le renouvellement de quelques conseillers municipaux, selon les districts d’appartenance composés d’environ 25 000 personnes chacun. Certains citoyens devaient aussi se prononcer sur une nouvelle taxe sur les cigarettes ou encore sur la demande d’un nouvel emprunt formulée par le school district… Ce sont 222 bulletins de vote différents qui ont été comptabilisés sur l’ensemble du comté de San Diego pour cette seule journée électorale.
D’une rue à l’autre, d’un individu à l’autre, le bulletin de vote peut donc être très différent. Il se présente sous la forme d’une longue liste dans laquelle il est parfois difficile de se retrouver, quand bien même l’électeur est sûr de son appartenance politique et territoriale.
Une nationalité, des langages: quelle image de la citoyenneté?
Le désormais célèbre Voting Right Act de 1965 stipule qu’une assistance bilingue doit être fournie les jours d’élections dans les comtés ayant plus de 5% de leur population parlant une langue différente de l’anglais et ayant un niveau d’illettrisme relativement élevé. Le comté de San Diego a ouvert en 2004 un service multilingue spécifique aux élections. L’objectif est de faciliter l’accès au système électoral des citoyens ayant une pratique limitée de la langue anglaise. En effet, le droit de vote aux États-Unis n’est accordé qu’aux citoyens de nationalité américaine, la traduction du matériel électoral n’étant qu’un moyen d’intégrer davantage au système politique les nouveaux citoyens issus de populations minoritaires.
L’ensemble de la documentation, y compris les bulletins de vote, est traduit en espagnol, philippin, vietnamien et chinois (fig. 2 et 3). Les bureaux de vote où la population minoritaire est forte bénéficient d’assesseurs bilingues. Pour les 18 villes du comté, 5 779 pollworkers (assesseurs) ont été recensés le 5 juin dernier dont 3 866 parlant uniquement l’anglais, 129 le chinois, 248 le vietnamien, 295 le philippin et 1 241 l’espagnol. Face à des bulletins de vote particulièrement compliqués, l’offre se décline aussi en cinq langues différentes, pour une nationalité américaine pourtant unique.
Les lieux de vote: accessibilité et pragmatisme américain
Dernière étape de l’organisation du scrutin, le choix des lieux de vote. Loin de nos bureaux de vote neutres, voire sacralisés, l’organisation des élections étatsuniennes est teintée de pragmatisme. Les écoles sont mises à contribution, des locaux sont aussi loués à la journée, ce qui permet d’ouvrir des lieux de vote facilement accessibles un peu partout. On retrouve ainsi des bureaux de vote dans un centre commercial, une maison de retraite, un bar, une église, ou même un funérarium… (fig. 4, 5 et 6). Même pragmatisme pour les opérations de vote: s’il ne peut voter dans son bureau, l’électeur aura toujours le choix de voter par courrier ou de déposer son bulletin dans un autre bureau de la ville, la commission de dépouillement du comté s’assurant en soirée que le citoyen n’a pas voté deux fois…
4. Centre commercial Plaza Bonita, National City | 5. Ryan Brothers Coffee, San Diego | 6. Funérarium Del Angel Humphrey, Chula Vista |
(clichés: M. Bussi, É. Bonnet, 2012) |
Les résultats
L’abstention semble être un problème commun à l’ensemble des démocraties modernes, la Californie ne fait pas exception, malgré la spécificité du modèle. Seulement 37,43% des citoyens inscrits sur les listes électorales se sont présentés aux urnes le 5 juin 2012, alors que les élections primaires en 2008 avaient mobilisé 60,7% des électeurs. Les autorités expliquent cette faible participation par la quasi-absence d’enjeux à l’échelle nationale (à l’heure des primaires californiennes, Mitt Romney était déjà statistiquement vainqueur et la primaire démocrate était sans enjeu contrairement à l’investiture de Barack Obama en 2008). Néanmoins, les enjeux locaux étaient bien réels.
Évoquer une certaine idée de la post-modernité de la démocratie en Californie revient à mettre en relief ses aspects innovants. Depuis plusieurs années, l’État connaît un essor fulgurant de la démocratie directe, lui valant le surnom d’Ungovernable State. Le recours aux référendums d’initiative populaire est devenu monnaie courante, et les électeurs, désormais acteurs de leur démocratie, sont attachés à ce contre-pouvoir. État le plus peuplé des États-Unis, la Californie est aussi une des premières terres d’accueil. Les dispositifs mis en œuvre pour faciliter l’accès au vote des nouveaux citoyens issus de l’immigration soulignent une volonté d’innover et de faciliter le processus démocratique au-delà de la pratique de la langue. Cependant, les chiffres de la participation sont au plus bas. Si le fonctionnement californien se démarque des autres États fédérés en proposant une nouvelle approche de la démocratie (post-moderne), les problèmes de gouvernance ou encore de participation nuancent son effectivité.
De l’essor de la démocratie directe à la volonté de rendre les lieux de vote le plus accessibles, la démocratie «à la californienne» ne semble pas encore constituer une solution pour réconcilier les citoyens avec l’isoloir…