Sortie de vacance, de l’enfouissement à la mémoire des lieux
Friche, délaissé, abandon, jachère, ruine, vacuum sont autant de termes relus et visités par Philippe Bachimon dans un ouvrage consacré aux lieux vacants. Cet essai géographique s’intéresse aux processus permettant aux lieux abandonnés de recouvrir de nouveaux usages. Considérant plus spécifiquement le cas des friches, l’auteur, spécialiste en géographie du tourisme, mobilise son expérience de terrain et des éléments théoriques pour asseoir une réflexion articulant « mémoire des lieux » et « lieux de mémoire ».
La friche est à l’origine une notion agricole, notamment liée à des contextes de déprise rurale ; son usage a été étendu à des situations diverses, par exemple aux friches industrielles. La notion est aujourd’hui employée pour décrire toutes sortes de lieux ayant perdu leur fonction d’origine. L’intérêt de la réflexion menée par Philippe Bachimon est justement de considérer le phénomène dans sa diversité et dans une dimension temporelle longue, dans un contexte où la consommation de l’espace par les sociétés est pointée du doigt et où, dans une logique de patrimonialisation, les lieux mis en mémoire sont toujours plus nombreux.
La réflexion repose sur deux idées majeures: d’une part, à mesure qu’un lieu perd de sa valeur marchande — cause et conséquence de son abandon — il gagne en valeur mémorielle, qui constitue un potentiel pour lui faire acquérir une valeur touristique et identitaire; d’autre part, un lieu «commun» acquiert une valeur patrimoniale après avoir subi une phase d’abandon, elle-même suivie d’une phase de redécouverte que l’auteur apparente à une invention. Ces deux hypothèses sont alors complémentaires: un espace délaissé par sa fonction perd sa valeur objective et devient friche, état qui évolue spontanément vers une reconquête végétale, sa renaturalisation. Le temps dépose alors sa «patine», l’imaginaire collectif œuvre et la mémoire «refroidit», créant la valeur subjective, symbolique, et la distance qui permettent la réappropriation en cas de découverte. Ce modèle d’évolution n’aboutit pas forcément à l’émergence d’une fonction touristique. Cette possibilité s’impose implicitement par le fait que le «délaissé» opère comme un «réservoir identitaire» qui n’est exploité que par l’intérêt de celui qui incarne une altérité, ici le touriste. Après sa redécouverte le lieu est réapproprié: porteur d’identité locale, il devient alors «haut lieu», «lieu de mémoire».
L’ouvrage est composé de douze chapitres dont l’organisation semble indiquer une linéarité que la lecture ne confirme pas tant le développement de la réflexion est spiralaire. L’auteur aborde d’abord la transformation des lieux vacants en lieux fréquentés pendant cette parenthèse temporelle que sont les vacances (chapitre 1). Il présente ensuite le processus de naturalisation qui permet de comprendre comment la friche joue son rôle de vecteur d’une réappropriation (chapitre 2), puis il s’intéresse aux états évolutifs de délaissé qui suscite la mémorialisation (chapitre 3) pour proposer une classification des friches basée sur leur fonction d’origine (chapitres 4 et 5). Le tourisme est mobilisé dans le chapitre 6 pour présenter des modalités de sortie de friche — véritable reconstruction du passé et des identités présentes — entre conservation et négation de cet état. Puis l’auteur énonce la nécessité du passage par «l’abandon-naturalisation» pour toute mise en valeur patrimoniale (chapitre 7) et convoque les champs disciplinaires de la littérature et de l’histoire pour percevoir les liens entre délaissé et imaginaire (chapitre 8). Les derniers chapitres problématisent le phénomène. À l’heure de la postmodernité qui fonde la légitimité du présent sur le passé et est ainsi favorable à un tourisme culturel, qualitatif (chapitre 10), l’auteur démontre aussi l’utilisation de la friche comme outil de réaménagement (chapitre 9), la réduction du temps d’abandon liée au rapprochement du temps de référence — époque de la jeunesse des seniors d’aujourd’hui — ou encore l’apparition de tourismes s’affranchissant du temps de délaissé — tourismes immatériel, vivant… (chapitre 11), soit autant de menaces pour ces espaces qui constituent la «nature de la culture» et la matière première de la mise en patrimoine (chapitre 12). La métaphore énergétique est utilisée pour conclure sur le caractère «renouvelable» de ce gisement d’énergie fossile que constitue le stock patrimonial, position scientifique originale (Garat et al., 2008). Notons l’intérêt du lexique et des annexes pour l’appréhension du propos.
Prenant parfois des allures d’encyclopédie, l’ouvrage définit et redéfinit sans cesse ces espaces vacants, montrant comment l’espace abandonné va pouvoir, par la transition du délaissé, faire l’objet d’une réappropriation. Le temps du délaissé, long, laisse place à l’oubli qui va effacer et permettre la reconstruction du passé. Tampon entre deux époques, il permet une «mémorialisation sélective»: les lieux connaissant plusieurs fonctions depuis leur origine, les découvreurs/inventeurs peuvent s’appuyer sur l’époque de référence de leur choix. La transition est aussi opérée par l’aspect de la friche: la naturalisation est une «couverture» qui, dissumulant l’état passé, nourrit l’imaginaire et permet la redécouverte du lieu.
L’auteur applique la pensée du délaissé à diverses situations, y compris à des objets ou des pratiques sociales. Ainsi, le lecteur ne sera pas surpris de rencontrer les cas de l’ours réintroduit dans les Pyrénées, des résidences secondaires, des cabines téléphoniques, des cimetières ou encore de la DS de Citroën. Les termes et les notions mobilisés sont comme sortis progressivement de la boîte à outils de l’auteur, qui les précise et les interroge dans un récit sans cesse prolongé et étoffé d’exemples rencontrés aux quatre coins du monde et dans le temps long, sans évacuer le risque de la répétition. On notera les occurrences nombreuses, selon différentes échelles, du bassin méditerranéen, de la Polynésie, de l’Île-de-France et de l’Amérique du Nord d’une part, de l’Antiquité et de la seconde guerre mondiale d’autre part. Parmi les notions fondamentales du propos, on retiendra le paradigme de la Belle au bois dormant ou plus particulièrement de son château— de la naturalisation opérant pendant le sommeil des lieux à la découverte provoquée par la diffusion du récit mythologique — et les notions de vacuum de Gilles Ritchot puis Gaëtan Desmarais, de lieux de mémoire empruntée à Pierre Nora et, enfin, celle de non-lieu de Marc Augé. La réflexion mobilise les connaissances sur l’écologie de la naturalisation et les problématiques propres aux questions de patrimoine, tout en se nourrissant d’autres apports disciplinaires: on retrouve des références fréquentes aux études urbaines, mais aussi à la littérature, la philosophie voire la psychologie.
La multiplicité des cas évoqués peut parfois donner une impression de dispersion et de foisonnement. Mais c’est l’intérêt même du genre de l’essai, qui laisse toute sa place au point de vue de l’auteur, lequel apparaît fréquemment dans la narration. Le lecteur regrettera peut-être les limites fluctuantes de certaines acceptions, notamment la «friche». Qu’en est-il de ces nombreuses friches urbaines qui atteignent rarement l’étape de la reconquête végétale, pourtant fondamentale dans le propos de l’ouvrage ? On pourra s’étonner de l’absence de référence à des études proposant de lire la dégradation naturelle du bâti comme équivalente à la reconquête végétale (Andres, Janin, 2008). De même, la sélection et l’organisation des illustrations ne semblent pas toujours correspondre au propos. Sur le fond, la mise en patrimoine ou la mise en tourisme ne peuvent être présentées comme les seules fonctions possibles pour une sortie de friche. Bien sûr, l’auteur ne prétend pas à l’exhaustivité. Le lecteur appréciera les pistes suggérées dans la conclusion qui montrent que d’importants développements de cette réflexion sont possibles.
Cet ouvrage, qui s’inscrit bien dans le cheminement de l’auteur, met la réflexion géographique au service de la compréhension d’un phénomène qui intéressera bien au-delà de la communauté scientifique.
Référence de l’ouvrage
BACHIMON P. (2013). Vacance des lieux. Paris: Éditions Belin, coll. «Mappemonde», 240 p. ISBN: 978-2-7011-6483-0
Références bibliographiques
GARAT I., GRAVARI-BARBAS M., VESCHAMBRE V. (2008). «Préservation du patrimoine bâti et développement durable: une tautologie ? Les cas de Nantes et Angers». Développement durable et territoires, dossier n° 4-2005.
ANDRES M., JANIN C. (2008). «Les friches: espaces en marge ou marges de manœuvre pour l'aménagement des territoires ?». Annales de géographie, n° 663, p. 62-81.