Le monde en étoile: genèse d’une projection cartographique
1. La projection polaire prolongée (Ch. Grataloup) |
Le constat est trivial, cartographier le globe est une platitude impossible. Cependant, malgré le succès des globes virtuels, les planisphères restent des oxymores bien pratiques. Leur pertinence réside dans la projection adoptée et peut-être plus encore dans le cadrage choisi. Sous quel angle montrer le monde? En 2005, Christian Grataloup soulignait l’obsolescence de nos cartes traditionnellement européocentrées et proposait d’utiliser une «projection polaire prolongée» afin de représenter un espace où «le centre du monde est une boucle qui fait le tour de la Terre» (fig. 1). C’est elle qu’il utilise à plusieurs reprises dans sa Géohistoire de la mondialisation (2007). Mais on pourrait rappeler que la projection polaire en étoile apparaît déjà dans le logo de l’Association of American Geographers, fondée en 1904, signe qu’elle avait déjà été jugée particulièrement pertinente pour représenter le monde moderne (fig. 2).
Si ce type de projection n’est pas nouveau, il n’en est pas moins relativement récent puisqu’il a été inventé en 1865 par Gustav Jäger (1832-1917), avant d’avoir été immédiatement perfectionné par les deux géographes allemands August Petermann (1822-1878) et Hermann Berghaus (1828-1890), qui en ont assuré la diffusion. Or, le milieu du XIXe siècle constitue un moment particulier dans l’histoire de la mondialisation contemporaine (Capdepuy, 2011a) et on pourrait faire l’hypothèse que cette projection, dont Christian Grataloup vantait les qualités pour représenter ladite mondialisation, ne soit pas le simple fruit d’un hasard. L’objet de cette contribution n’est donc pas de retracer l’histoire complète de ce type de cartes, mais de s’intéresser précisément à sa genèse.
2. Couverture du premier numéro des Annals of Association of American Geographers (1911) |
Gustav Jäger, qui avait fait des études de zoologie à l’université de Tübingen, est, en 1865, au moment où il imagine cette carte, directeur du jardin zoologique de Vienne. Mais la guerre entre la Prusse et l’Autriche de 1866 l’oblige à quitter Vienne. En 1867, il devient professeur de zoologie à l’Académie de Hohenheim, à Stuttgart, puis à l’École polytechnique. En 1884, il s’installe comme médecin. Nous sommes donc assez loin du cartographe professionnel et même du géographe. Toutefois, comme Jean Estebanez (2008) l’a montré, il existe un rapport entre les zoos et la représentation du monde, notamment de par leur structuration en continents.
Or la zoologie, au milieu du XIXe siècle, est en pleine révolution. Depuis la fin du siècle précédent, l’idée d’évolution progresse et en 1859, Charles Darwin publie De l’origine des espèces, dans lequel il expose sa théorie sur la diversification des espèces animales et sur la sélection naturelle. Sur le continent, Gustav Jäger est un des premiers zoologues allemands à reprendre les conceptions de Darwin. En 1869, paraît son ouvrage sur La Théorie de Darwin et son influence sur la morale et la religion. Cette intégration de la théorie évolutionniste par Gustav Jäger aboutit à une relecture de la géohistoire du monde. Sa carte, écrit-il, a pour objectif de montrer les connexions anciennes entre les grandes masses continentales et par là les liens qui peuvent exister entre différentes espèces réparties à travers le monde:
«Par la théorie de Darwin, la zoologie s’est donné une série de tâches qui ne peuvent être résolues que dans une relation étroite entre la géographie et la paléontologie; s’il est vrai que l’ensemble des animaux et des plantes font partie d’un arbre généalogique commun enraciné dans les périodes les plus anciennes de l’histoire de la Terre, s’il est vrai que, par la décomposition et la composition de cet arbre, les déplacements géographiques et les délimitations ont joué un rôle très important, alors la répartition géographique des animaux vivant aujourd’hui est, à côté de la paléontologie, un des documents les plus importants que nous possédons sur le lien généalogique des créatures.» (Jäger, 1865)
3. Répartition d’animaux (Berghaus, 1845) – Collection David Rumsey |
Autrement dit, la géographie des animaux permet de comprendre leur histoire. Une analyse synchronique de la répartition des différentes espèces animales doit aboutir à une compréhension diachronique de leur évolution:
«Comme lors d’une partie d’échecs à moitié jouée, la position des pièces laisse deviner les phases les plus récentes aux joueurs les plus habiles qui prennent le jeu en cours, on peut à partir de la répartition géographique des êtres vivant aujourd’hui non seulement lire une série de changements géologiques, mais aussi deviner une grande partie de l’histoire des animaux, ainsi que toutes les questions généalogiques concernant cette période.» (Jäger, 1865)
Ceci s’inscrit pleinement dans les réflexions biogéographiques de la première moitié du XIXe siècle, comme celles d’Alexandre von Humboldt, qui se fit le promoteur d’une géographie comparatiste globalisante (Ette, 2010a et b). La compréhension de la répartition des animaux et des plantes se combinait avec une approche de plus en plus généalogique, pour ne pas dire génétique, en rupture avec l’analyse climatique qui prédominait encore au XVIIIe siècle (fig. 3):
«Jusqu’à présent, il n’a été accordé aucune attention particulière à cette disposition, on a mis en rapport ces lignes zoogéographiques presque exclusivement avec les lignes d’égales températures annuelles. Certes, il est vrai que celle-ci est l’une des principales conditions d’existence de l’animal ainsi que de la plante, et on explique entièrement grâce à elle pourquoi l’aire de distribution a généralement une plus grande extension d’est en ouest que du nord au sud; seul le fait que nous avons un grand nombre d’animaux terrestres qui, dans des espèces (ou des genres) vicariantes habitent simultanément les largeurs correspondantes de l’Ancien et du Nouveau Monde, formant ainsi des cercles, interrompus seulement par l’Atlantique et le Pacifique, ne s’explique pas par elle. De tels groupes d’animaux également dans l’Ancien et le Nouveau Monde sont les ours, les renards, les loups, les marmottes, les souris, les cerfs, les chats, les camélidés, les martres, les loutres, les autruches, les porcs, les bœufs, etc.» (Jäger, 1865)
4. Carte de Petermann (1865) – The Portal to Texas History - Petermann, A. (August), 1822-1878 |
Weltkarte in Nordpolar-Sternprojektion nach einer Idee von Dr. G. Jäger, in Wien., Map, 1865; digital images, accessed September 10, 2013), University of North Texas Libraries, The Portal to Texas History; crediting University of Texas at Arlington Library, Arlington, Texas. |
Mais la thèse d’une origine commune des espèces n’est recevable que si la circulation entre les continents a été possible. D’où l’idée d’un passage par d’hypothétiques terres arctiques:
«Nous cherchons un centre à ces cercles, or celui-ci, par la nature des choses, ne peut être qu’un seul des deux pôles, et de fait il est au moins sûr par rapport aux animaux mentionnés ci-dessus qu’il s’agit du pôle Nord.» (Jäger, 1865)
L’espace arctique constitue encore à l’époque un blanc de la carte. La carte de Gustav Jäger s’inscrit dans un moment particulier qui voit la mise en place de trois projets d’expédition (Malte-Brun, 1868), dont celui d’A. Petermann, à qui il envoie l’esquisse de sa carte. L’idée de Jäger était que le bassin de l’océan Arctique avait été quasi clos et qu’il avait existé une continuité terrestre entre Eufrasie et Amérique permettant la diffusion de différentes espèces animales – n’oublions pas qu’il écrit avant que la théorie de la dérive des continents n’ait été inventée ! Si l’hypothèse finalement s’avère fausse, au moins en partie, l’idée d’une parenté commune est juste. Et surtout, la carte est là.
Le coup de génie, si on peut dire, est dû à August Petermann, qui opère immédiatement la transposition et comprend lorsqu’il reçoit le dessin à la main de Gustav Jäger que cette projection peut illustrer la mondialisation en cours. Ainsi, dans sa présentation de la carte, qu’il transforme quelque peu au passage, il insiste sur son intérêt inédit pour comprendre les enjeux du développement du réseau télégraphique – même s’il ne cache pas son scepticisme par rapport aux câbles sous-marins qu’il juge trop fragiles (fig. 4).
On pouvait en effet douter. Le premier câble transatlantique, posé en 1858, ne fonctionna que vingt jours et il fallut attendre 1866 pour qu’un nouveau câble soit installé. Les mêmes mésaventures survinrent pour le câble entre l’Inde et la Grande-Bretagne: le premier câble, tiré entre Suez et Karachi en 1860, par la mer Rouge, s’abîma très vite et ce n’est qu’en 1865 que de nouveaux câbles permirent la connexion entre l’Inde et la Grande-Bretagne via l’Empire ottoman et l’Europe continentale. Quant au premier câble transpacifique, il ne date que de 1903. Mais d’emblée, certains s’enthousiasment et anticipent l’accélération des communications mondiales:
«Les services les plus éminents de l’électricité se résument aussi en un mot: le télégraphe électrique. Sous le louable aiguillon de l’émulation internationale qui se traduit en profits directs, tous les pays civilisés se jalonnent de poteaux de bois unis par des fils métalliques, avec une ardeur qui promet à notre siècle l’établissement d’un réseau universel de communications intellectuelles presque instantanées: image exacte du réseau nerveux qui distribue la sensibilité et le mouvement aux animaux. Quand il sera plus avancé, l’unité du genre humain passera du domaine des croyances et des théories dans celui des faits, et l’unité géographique du globe se fortifiera de l’unité économique, conciliée avec une extrême variété des produits.» [1]
5. Land-und Wasser-Vertheilung auf der Erde (Berghaus, in Stieler, 1880) – Collection David Rumsey | 6. Le Monde comme «monosphère» (Renner, 1942) |
Malgré sa réserve, August Petermann est pleinement conscient de cette transformation du monde; il insiste sur le caractère résolument nouveau de cette projection et sur son utilité, l’opposant à la projection de Mercator et aux cartes globulaires, très en vogue à l’époque, et dont nous avons perdu un peu l’habitude (fig. 5):
«Dans son idée de départ, cette projection cartographique de Jäger nous est apparue comme l’une des meilleures et des plus utiles pour les cartes du monde qui existent [...].» Introduction d’August Petermann (Jäger, 1865)
7. La nouvelle géopolitique mondiale (Raisz, 1944) – Collection David Rumsey |
On conviendra avec August Petermann et Christian Grataloup que ce type de projection est sans doute l’une des plus pertinentes pour représenter l’interconnexion entre les différentes parties du Monde, et son invention à elle seule reflète celle de la mondialisation. Aussi n’est-ce pas un hasard si on la retrouve ensuite pendant la Seconde Guerre mondiale, qui constitue un moment clef dans la prise de conscience de la globalité, notamment aux États-Unis. Ainsi, George T. Renner reprend la projection de Berghaus pour montrer la dimension nouvelle de l’espace mondial, qu’il qualifie de «monosphère» (fig. 6).
De même, la carte d’Erwin Raisz, où sont représentés les principaux centres industriels au mitan du XXe siècle, est une très belle illustration de cette connectivité des «pays du Nord», pour reprendre une appellation qui date des années 1950 et qui est justifiée par cette projection (fig. 7).
Toutefois, vu depuis l’hémisphère Sud, on ne peut nier que les Antipodiens ne s’y retrouvent pas complètement. La projection polaire azimutale équivalente déforme davantage, mais au moins a-t-elle le mérite de ne pas disséquer. C’est celle du drapeau de l’Onu (Capdepuy, 2011b).
Bibliographie
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CAPDEPUY V. (2011b). «Le Monde de l’ONU. Réflexions sur une carte-drapeau». M@ppemonde, n° 102
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