N°112

La Shoah: dimensions géographiques et géopolitiques d’un génocide

En 95 pages composées de textes, de cartes, de graphiques et de verbatim, l’Atlas de la Shoah. La mise à mort des Juifs d’Europe, 1939-1945, récemmentpublié aux éditions Autrement, retrace le processus d’ensemble et l’histoire de ce crime sans précédent que Raul Hilberg a appelé «La destruction des Juifs d’Europe» (1961, puis 1985), et que le mot «Shoah», terme hébreu non liturgique, désigne désormais, depuis les neuf heures trente du film documentaire de Claude Lanzmann (1985). Le choix du titre et du sous-titre de l’ouvrage se réfère incontestablement à ces deux œuvres imposantes. Georges Bensoussan, historien spécialiste des mondes juifs, et rédacteur en chef de la Revue d’histoire de la Shoah, montre ici, de manière remarquable, les dimensions géographiques et géopolitiques de la Shoah et la sophistication, à toutes les échelles spatiales, de l’organisation du génocide.

L’ouvrage se décline en quatre grandes parties, de taille inégale, qui se distinguent par un choix de couleur différente, plus des annexes:

«De l’émancipation à la persécution» (p. 9-20)

Ce chapitre commence avec l’émancipation des Juifs, initiée par la France révolutionnaire. L’auteur montre comment, au fil du délitement du monde traditionnel, l’émancipation, pensée pour être la solution à l’antisémitisme ancien, en devient finalement «le problème». Paradoxalement, en effet, elle s’accompagne d’un puissant mouvement antisémite (1er Congrès antisémite international organisé à Dresde en 1882, publication des Protocoles des Sages de Sion en Russie en 1903). Et peu à peu, à l’antijudaïsme ancien succède un antisémitisme racial nouveau qui s’enracine dans le «mythe aryen». La propagande nazie prospère sur le terreau d’une Europe autoritaire qui écarte le peuple de la chose publique. En dehors de l’Allemagne hitlérienne, avant 1939, la Hongrie et la Roumanie promulguent également une série de législations antisémites. De 1933 jusqu’au déclenchement de la guerre, la politique du Reich à l’égard de ses concitoyens juifs consiste, à la fois, à les faire partir et à les spolier. À titre d’exemple, entre 1933 et 1945, la persécution des Juifs donne lieu à près de 2 000 lois, décrets et ordonnances, toujours couverts par la législation. Mais où partir dans un tel contexte? Pour les candidat(e)s à l’exil, il faut être muni(e)s de permis de sortie, passeport et visa d’entrée ailleurs. En 1939, ces conditions rendent tout espoir de migration impossible. Mais, malgré ces terribles circonstances, ni en 1933 ni en 1939, il n’y a eu de plan préétabli du génocide des Juifs.

«De l’enfermement au meurtre de masse» (p. 21-38)

L’écrasement de la Pologne, foyer majeur du judaïsme européen, puis les victoires allemandes du printemps 1940 placent Berlin face à un dilemme: où chasser les Juifs d’Europe, désormais placés sous la loi allemande du fait des victoires de la Wehrmacht? Jusqu’au premier semestre 1941, sur fond de massacres en Europe orientale, une solution territoriale à «la question juive» est recherchée. L’instauration des ghettos, à défaut de chasser les Juifs hors d’Europe, permet de les rassembler, de les isoler, de les affamer et de les briser psychologiquement. La carte des ghettos (p. 26) montre un Yiddishland qui en est criblé. Le 19 septembre 1941, les Juifs du Reich et du Protectorat sont contraints de porter l’étoile jaune. La radicalisation génocidaire est en marche. La mise en place de Chelmno, de Belzec, l’agrandissement du camp d’Auschwitz-Birkenau sont conjointement décidés tandis que les Einsatzgruppen (commandos spéciaux composés de soldats de la Wehrmacht et d’auxiliaires baltes, biélorusses ou ukrainiens) massacrent systématiquement la population juive, parfois avec l’aide de leurs voisins, comme à Radziłówou Jedwabne. Semblablement, la situation des prisonniers de guerre soviétiques devient catastrophique. Début septembre 1941, certains d’entre eux font l’objet des premières expérimentations du gaz zyklon B à Auschwitz.

Dans cette partie de l’ouvrage, Georges Bensoussan présente le programme T4 (mise à mort d’une partie des malades mentaux et autres malades réputés incurables mis en place par Berlin en octobre 1939) comme la matrice intellectuelle de l’assassinat des Juifs d’Europe (p. 24-25) et la question des Tsiganes comme celle qui «ressemble à s’y méprendre à celle des Juifs» (p. 32).

«Le génocide à l’échelle d’un continent» (p. 39-84)

Ce chapitre montre pleinement l’étendue du processus génocidaire dans sa dimension géographique, puisque l’Europe dans son ensemble est concernée. Les dimensions humaines et anthropologiques du génocide ne sont pas laissées de côté. Cette entreprise de destruction n’a pu être possible qu’avec le concours de la société civile allemande (chemins de fer, constructeurs, banquiers, industriels), à laquelle des dizaines et des dizaines de milliers de collaborateurs sont venus prêtés main forte. Apogée de l’Allemagne nazie en Europe, 1942 symbolise également l’intensification du génocide: la moitié des victimes de la «solution finale» sont (déjà) assassinées cette année-là. L’Aktion Reinhardt est à son comble à Belzec, Sobibor et Treblinka, Birkenau est agrandi une seconde fois, et le protocole final de Wannsee signé par Heydrich: «La solution finale du problème juif en Europe devra être appliquée à environ 11 millions de personnes».

Le génocide s’organise alors dans un silence assourdissant. Dès l’automne 1941, pourtant, les Alliés, bien informés, savent pertinemment ce qui est en train de se passer. Mais, pour diverses raisons, ils gardent le silence et finalement aucune politique globale de sauvetage n’est mise en place. Les efforts déployés pour sauver les communautés juives ont surtout émané d’œuvres privées (juives et  non juives), d’Églises et de citoyens ordinaires (les Justes). Au final, il apparaît que ce sont surtout des Juifs qui sauvèrent d’autres Juifs.

«Liquidation et bilan d’un désastre» (p. 85-92)

En 1939, l’Europe constituait 60% du judaïsme mondial, aujourd’hui elle en représente à peine 12%. Le bilan du génocide tient dans la matérialité de ces deux chiffres. La civilisation juive européenne a été engloutie dans la Shoah. Si certains responsables ont été jugés lors des grands procès (Nuremberg, 1945-1949; Ulm, 1958; Jérusalem, 1961; Francfort, 1963-1965), l’immense majorité des coupables n’a pas été inquiétée, ou a rapidement été libérée pour «bonne conduite» ou «raisons de santé».

Ces quatre parties dressent ainsi méthodiquement le cadre chronologique du déroulement de la Shoah. Mais la grande force de cet Atlas de la Shoah consiste précisément à coupler ces contextes temporels de la mise à mort des Juifs d’Europe aux divers enracinements géographiques dans lesquels ils se sont inscrits. Georges Bensoussan, aidé de la cartographe Mélanie Marie, propose en effet de resituer la politique planifiée des tueries et des spoliations dans ses différents substrats spatiaux, à travers une analyse cartographique qui mobilise différents niveaux scalaires pour appréhender au plus près le processus génocidaire, son déploiement géographique et ses conséquences démographiques.

Un génocide à l’échelle européenne
L’échelle européenne, et pour cause, est la plus présente. La Shoah est avant tout un génocide européen. «Il n’est pas un pan du monde européen qui n’ait été concerné par une tragédie qui a ruiné pour longtemps l’optimisme des Lumières de la raison» (p. 39). Entre 5,9 et 6,2 millions de Juifs d’Europe ont été assassinés par les nazis et leurs collaborateurs: plus de la moitié des Juifs du Vieux Continent, plus du tiers du peuple juif dans le monde. La double page consacrée à «l’Europe d’Auschwitz» est de ce point de vue éloquente. Figure paradigmatique des centres de mise à mort, «Auschwitz rassemble presque toutes les facettes de l’entreprise allemande de destruction» (p. 52). La carte des itinéraires des convois de déportations (1942-1944) montre l’efficacité du maillage ferroviaire de l’«Europe allemande», où la civilisation juive d’Europe a été engloutie par la barbarie. Et lorsque l’Allemagne nazie s’effondre, c’est le cœur du judaïsme mondial qui a physiquement été détruit. Les survivants sont brisés. Et pourtant, comme le montre la carte qui localise les pogroms de l’après-guerre et les camps de déplacés (p. 91), la chasse aux Juifs et les pogroms ne s’arrêtent pas avec la fin de la guerre.

Si la tuerie s’est effectuée à l’échelle européenne, c’est bien dans une dimension mondialisée qu’il convient néanmoins d’en appréhender les conséquences migratoires, puisque les foyers du judaïsme contemporain se trouvent désormais bi-polarisés entre États-Unis et Israël.

Des échelles régionales
Pour évoquer les hétérogénéités des situations et des comportements des autorités en place et des sociétés civiles, trois entités régionales sont présentées en tant que telles: l’Europe du Sud (Italie, Bulgarie, Grèce), l’Europe du Nord (États baltes, Finlande, Danemark, Pays-Bas), le Proche-Orient et l’Afrique du Nord.

L’Europe du Sud présente un bilan contrasté. La Bulgarie, alliée du Reich, participe à l’invasion de la Yougoslavie et de la Grèce en avril 1941. En mars 1943, de nombreux Juifs bulgares sont rassemblés en vue d’être déportés. Mais face aux nombreuses protestations émanant d’une partie des députés, du chef de l’Église orthodoxe et de certains écrivains, le roi refuse de livrer des ressortissants aux Allemands. En revanche, les Juifs étrangers n’auront pas droit à pareille considération. Dans l’Italie fasciste, 20% de la communauté juive périt; en Grèce, sur les 31 communautés d’avant-guerres, seules 8 subsistent en 1945. Salonique, la «Jérusalem des Balkans» où un habitant sur deux était Juif, est saignée. Ce sont 97% de sa communauté qui disparaissent.

En Europe du Nord, le bilan est dissemblable. Aux Pays-Bas, où réside la seule grande communauté juive d’Europe du Nord, le sort des Juifs constitue une tragédie absolue, bien qu’ils soient en très grande majorité néerlandais. Ils n’échapperont pas à la déportation et plus de 76% d’entre eux périssent. Dans les États baltes, annexés par l’Union soviétique en juillet 1940, l’antisémitisme est virulent. Une partie de la population locale associe les Juifs à l’occupation soviétique et au communisme. De ce fait, lorsque la Wehrmacht prend le contrôle des territoires en juin 1941, des pogroms d’une violence extrême se déroulent en trois phases successives, entre juillet 1941 et la fin de l’été 1943. Fin décembre 1941, la moitié des Juifs des pays baltes a déjà été assassinée. A contrario, souvent montré en exemple, le Danemark apparaît comme un État où les autorités s’opposent à toutes formes de discriminations. La police danoise refuse généralement de coopérer; églises, famille royale et diverses organisations sociales et économiques portent secours aux Juifs pour leur éviter la déportation. Ainsi, 7200 d’entre eux, et 700 non-Juifs par le biais de mariages mixtes, sont  acheminés par des pêcheurs jusqu’en Suède, pays neutre.

Le Proche-Orient, l’Afrique du Nord, et le monde arabe sont présentés comme «germanophiles» et comme «un champ de bataille à part entière» (p. 70). La mention du nombre 700 000 Juifs français, dans le protocole final de Wannsee montre, en effet, que les Juifs du Maghreb étaient bien inclus dans le décompte des Juifs français. Une carte localise les camps et déportations au Proche-Orient et au Maghreb. Cependant, le parti-pris de présenter le Proche-Orient et le Maghreb comme radicalement germanophiles semble quelque peu exagéré si l’on se réfère aux travaux de Gilbert Achcar (2009). Celui-ci montre que l’adhésion à l’alliance nazie est restée minoritaire, malgré le contexte de colonisation qui aurait pu consister à faire de l’ennemi de son ennemi son ami. Le cas du Grand mufti de Jérusalem, Amin al-Husayni, est généralement cité comme exemple de cette sympathie pronazie d’une partie de la «rue arabe». C’est précisément le cas ici. Pourtant, il y aurait lieu aussi de rappeler les situations où Arabes et musulmans ont sauvé des Juifs au risque de leur vie. D’ailleurs, l’un d’eux, le Tunisien Khaled Abdelwahab, vient d’obtenir le statut de Tsadok et son nom a été ajouté sur la stèle qui, à Yad Vashem, répertorie les «Justes parmi les nations».

Des échelles nationales
Belgique, Hongrie et Slovaquie, Roumanie et Yougoslavie sont déclinées, avec les caractéristiques politiques et géopolitiques qui leur sont propres. L’exemple français est traité à travers «la France des camps», «la France des rafles» et «les spoliations: le cas français». En France, la Shoah fait périr 80 000 Juifs: 74 000 en déportation et près de 6 000 fusillés ou morts dans des camps d’internement. Preuve supplémentaire de la pertinence d’une spatialisation des événements historiques, la réalisation récente (en 2013) une carte interactive des enfants juifs déportés depuis la France de juillet 1942 à août 1944, conçue en partenariat par Serge Klarsfeld, Jean-Luc Pinol, Gérard Foliot et Sabine Zeitoun, montre l’ampleur des arrestations et la surreprésentation de la capitale.

Des échelles locales et micro-locales
Les plans des ghettos de Łódź(p. 27), de Varsovie (p. 29) permettent d’appréhender l’organisation de ces antichambres de la mort et de spatialiser l’insurrection de 1943. La carte de localisation du site des massacres de Babi Yar en montre l’étendue (p. 37), tandis que celles de Chelmno (p. 43), Belzec (p. 44), Treblinka (p. 45) et du complexe d’Auschwitz (p. 49) mettent en évidence le rôle stratégique de la présence du chemin de fer. Dans le dernier cas, épicentre de la destruction des Juifs d’Europe, l’univers concentrationnaire s’étale sur une immense emprise géographique de 40 km2.

La multiplicité des exemples travaillés à différentes échelles, l’abondance des cartes, croquis, graphiques et verbatim parviennent à donner une approche géographique originale à la concentration spatiale des ghettos, de l’univers concentrationnaire et des centres de mise à mort. La cartographie permet une appréhension plus globale de cet événement sans précédent dans l’histoire de l’humanité, et cette visualisation s’avère d’autant plus essentielle qu’elle permet de dévoiler ce qui précisément était destiné à rester secret. L’euphémisation des formules nazies utilisée pour évoquer le génocide en train de se faire («opération spéciale», «solution finale», «évacuation», «traitement spécial»…) et la disparition des preuves (cadavres exhumés et brûlés à Sobibor, Belzec et Treblinka; destruction des fours crématoires à Auschwitz) auraient dû masquer la réalité de la barbarie nazie. En octobre 1943, Heinrich Himmler évoque l’extermination du peuple juif devant des officiers supérieurs de la SS à travers cette expression: «une page glorieuse de notre histoire qui n’a jamais été écrite et qui ne doit jamais l’être».

La photographie choisie pour illustrer la page de couverture montre les stèles du Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe, situé entre la Porte de Brandebourg et la Postdamer Platz à Berlin. Peter Eisenman en est l’architecte. Champ de stèles au cœur de la capitale de l’Allemagne réunifiée pour témoigner du champ de ruines au sortir de la guerre. Au fur et à mesure que les derniers témoins de la Shoah disparaissent, pour conjurer les culpabilités passées et pour commémorer le souvenir des six millions de Juifs assassinés sans sépulture, de nombreux musées et mémoriaux sont érigés au cœur de grandes métropoles et de petites localités, ou sur les sites même des massacres. Là encore, histoire et géographie font bon ménage pour comprendre les enjeux des usages spatiaux et sociaux de cette mémoire douloureuse.

Référence de l’ouvrage

BENSOUSSAN G. (2014). Atlas de la Shoah. La mise à mort des Juifs d’Europe, 1939-1945. Paris: Autrement, coll. «Atlas/Monde», 96 p. ISBN: 978-2-7467-3230-8

Autre référence

ACHCAR G. (2009). Les Arabes et la Shoah. Paris: Sindbad, 525 p. ISBN: 978-2-7427-8242-0