N°113

Sphère scolaire savoirs géographiques et didactique

Dossier: La géographie scolaire. De l'école élémentaire aux filières universitaires professionnalisantes

Parce qu’elle vise, d'une façon générale, à l'amélioration des connaissances géographiques et de  l'information sur les lieux et les territoires, la revue M@ppemonde s’est toujours intéressée à la sphère scolaire. Trois raisons fondent cet intérêt. La sphère scolaire constitue tout d’abord une part de son lectorat potentiel. Ensuite, parce qu’elle transmet les savoirs géographiques jugés utiles à la formation de chaque nouvelle génération, elle demeure un motif de curiosité, de questionnement et d’intervention (Fontanabona, 1994; Brunet, Gaudin, 1999). Enfin, l’école est un terrain d’investigation des problèmes originaux que posent la fabrique et la transmission de ces savoirs géographiques. Le présent dossier témoigne de cet intérêt pour le champ didactique qui analyse les contenus en tant qu’ils sont objets d’enseignements et d’apprentissages (Reuter, 2007).

Cet intérêt est aujourd’hui ravivé dans un contexte d’évolutions qui redéfinissent les enjeux de l’usage des images dans l’enseignement de la géographie. Chacun des articles qui composent ce dossier aide à en repérer des manifestations pour le domaine et le thème d’enseignement qu’il analyse, sans que l’ensemble ait toutefois l’ambition  de dresser un état des lieux.

Une première ligne de force de ces évolutions est le rapprochement opéré par la géographie scolaire en direction de l’action sur l’espace et les territoires, au titre de sa contribution disciplinaire originale et indispensable à une éducation à la citoyenneté. Pour l’enseignement secondaire français, ce rapprochement est ainsi présenté: la géographie doit permettre «la compréhension du monde contemporain par l’étude […] de l’action des sociétés actuelles sur leurs territoires» (Bulletin officiel de l’Éducation nationale, n° 4 spécial, 29 avril 2010). Il se manifeste aussi avec de nouveaux cadres de définition des contenus à enseigner: l’Éducation au développement durable ou la définition de compétences sociales et civiques (Socle commun de connaissances et de compétences). Dans l’enseignement supérieur professionnalisant, les contenus de formation sont co-déterminés en aval par les référentiels des métiers et en amont par les disciplines universitaires de référence. Il ne s’agit plus seulement de construire un tableau du monde fondé sur une connaissance et une culture de figures spatiales révélatrices de structures (Brunet, 2010), mais aussi d’analyser des jeux d’acteurs et d’apprendre à réaliser des choix. C’est cette fabrique scolaire (premier et second degré) et universitaire d’images utilisées et conçues dans des enseignements et des formations qui déclarent viser à court ou à moyen terme l’action responsable sur l’espace et les territoires qu’explore le dossier.

Ces changements, pour l’enseignement secondaire en particulier, entraînent une rupture avec le répertoire cartographique et iconographique des pays et des continents. Une cartographie scolaire des rapports de force entre acteurs du local au mondial, des inégalités sociales et territoriales face à la santé, à l’éducation, aux risques, des concurrences pour les usages de l’espace ou encore des modes d’habiter est censée apparaître avec les programmes du collège. Dans l’enseignement supérieur professionnalisant, les petites échelles de l’intervention (rue, quartier, équipement) ont une grande importance ainsi que la prise en compte des intérêts, des pratiques, des représentations, des caractéristiques socio-économiques des usagers. Quels choix conceptuels et méthodologiques gouvernent la mise en image de ces espaces en jeu? En quoi les productions cartographiques ou iconographiques sont-elles une ressource pour appréhender les jeux d’acteurs? Quelles difficultés les élèves et les étudiants rencontrent-ils dans la compréhension de la dimension spatiale de ces rapports entre acteurs et comment s’appuyer sur des ressources cartographiques ou iconographiques pour identifier et lever ces difficultés?

Par ailleurs, on ne saurait négliger les évolutions des pratiques spatiales des élèves ou des étudiants, pratiques sur lesquelles jouent des variables d’âge, de genre, de lieu de résidence, de niveau de vie des familles, de projet professionnel, etc. (Octobre, Sirota, 2010; Danic et al., 2010), ainsi que des images à caractère géographique ou spatial de nature et d’origine très diverse (Ter Minassian, Rufat, 2008; Schneider, 2013; Meunier, 2014) qu’ils utilisent, produisent, modifient, stockent, partagent et diffusent. Elles sont le terrain d’investigation de la géographie des enfants et des jeunes, champ émergent dont les études «visent à mettre en lumière les multiples façons dont l’espace structure les vies quotidiennes des enfants et des jeunes, et dont, inversement [ils] réinterprètent et construisent leur propre territoire» (Lehman-Frisch, Vivet, 2011, p. 5-6). Les textes du dossier montrent que, loin d’être un simple contexte de travail pour les enseignants, cette structuration des vies quotidiennes des enfants et des jeunes par l’espace pénètre, en quelque sorte, les situations d’enseignement et se confronte au projet de formation proposé. Et c’est bien sur le terrain des images que se joue cette confrontation.

D’un côté, des images de soi ou à soi. S’attachant à comprendre la fabrique contemporaine de l’individu,  le sociologue Jean-Claude Kaufmann (2001) distinguait l’identité narrative définie par Paul Ricoeur comme procédant d’un récit que chacun fait de soi pour répondre à la question «qui suis-je?», d’une identité immédiate (dans l’action) qui fonctionne par images. L’image n’est pas dans ce cas une image visuelle et figurative, mais la réduction, la condensation de «micro-récits» qui n’ont pas le temps de se développer dans l’action. Cette identité immédiate s’appuie cependant sur de nombreuses images visuelles qui fonctionnent comme autant de traces de soi, pour soi ou pour autrui, réalisées, stockées et diffusées par divers moyens techniques. De l’autre, des images du savoir géographique, plus exactement les figurations de modèles d’analyse et d’interprétation de l’espace. De l’école primaire à l’Université, la stratégie des enseignants prend place dans une même dialectique de la pratique et de la connaissance de cet espace. L’efficacité didactique des figures utilisées se mesure à la capacité des élèves ou des étudiants à sortir du vécu individuel de leur pratique, pour élaborer, grâce à elles, une expérience mise à distance, raisonnée, communicable. Pour cela, ils doivent être mis en position d’enquête, d’interpellation, de production collective argumentée, à l’exact contraire d’une géographie du moi ou des seules expériences de l’intime, fût-il partagé. En retour, l’expérience que seuls des outils d’objectivation permettent d’élaborer, met à l’épreuve les modèles géographiques sur lesquels ils s’appuient. Leur capacité à mettre en forme et en figures la spatialité de l’action est particulièrement interrogée (Régis Keerle dans ce dossier).

Pour ces raisons, moins que jamais, la didactique de la géographie ne doit devenir un luxe inutile (Goigoux, 2012). Les textes qui suivent en manifestent une pratique partagée, de l’école élémentaire (Xavier Leroux et Maud Verherve) à l’université (Régis Keerle) en passant par le collège (Christine Vergnolle-Mainar, Anne Calvet et Didier Michineau; Caroline Frezal-Leininger), le lycée (Magali Hardouin) et la formation des professeurs du secondaire (Philippe Hertig). Au-delà des particularités propres à chaque niveau ou degré d’enseignement, la conception et la mise en œuvre d’outils d’analyse des productions cartographiques ou iconographiques d’élèves (croquis, schémas, graphes, photographies commentées) représente un enjeu de recherche. Parce que l’on est à l’école ou même à l’Université dans des formations professionnalisantes, les conceptions, les raisonnements, les interprétations des élèves et des étudiants sont labiles, instables, en cours d’élaboration. Il s’agit alors, en s’adossant pour partie à des concepts et à des modèles de géographie, pour partie à d’autres références en sciences humaines et sociales en fonction de la problématique et de l’objet de la recherche, de se donner les moyens de la description, de la caractérisation de productions toujours singulières, tout en proposant un cadre pour l’interprétation des processus généraux d’appropriation de contenus de géographie.

Nous laissons le lecteur découvrir article par article ce patient travail d’élaboration d’outils ad hoc et d’analyses qui font résonner approches par cas (de dessins, de croquis, de schémas, de graphes d’élèves ou d’étudiants) et soulignements de tensions le plus souvent constructives: entre les lieux de la pratique des élèves et l’apprentissage de repères géographiques communs à l’école élémentaire (Xavier Leroux, Maud Verherve), entre des traditions disciplinaires diverses à articuler en pratiques de projet autour du paysage (Christine Vergnolle-Mainar, Anne Calvet et Didier Michineau), entre les contenus rénovés de la géographie scolaire du collège ou du lycée et les traditions disciplinaires en matière d’usages «monstratifs» de photographies (Caroline Frezal-Leininger) comme de restitution du raisonnement sous la forme de croquis de synthèse (Magali Hardouin), entre les pratiques des professionnels en formation et l’appropriation de cadres d’analyse géographique de leur pratique (Philippe Hertig, Régis Keerle).

Ce dossier géographie scolaire et géographie universitaire professionnalisante a vocation à appeler d’autres travaux en didactique de la géographie tant l’état des savoirs est parcellaire et, somme toute, très en dessous des enjeux politiques de son enseignement, qu’on les appréhende:

Bibliographie

BRUNET R. (2010). «Géographie: le noyau dur d’une science sociales». Raisons et saisons de géographe. (consulter)

BRUNET R., GAUDIN G. (1999). «Les épreuves de géographie au baccalauréat. Sens et moyens d’une innovation». Mappemonde, n° 4/99, p.1-4.

DANIC I., DAVID O., DEPEAU S., dir. (2010). Enfants et jeunes dans les espaces du quotidien. Rennes: Presses Universitaire de Rennes, coll. «Géographie sociale», 274 p. ISBN: 978-2-7535-1027-2

FONTANABONA J. (1994). «Ébauche d’une grille de concepts spatiaux utilisables lors de l’analyse et de la construction de cartes». Mappemonde, n° 1/94, p. 1-5.

GOIGOUX R. (2012). «Didactique du français et analyse du travail enseignant. A quelles condtions la didactique ne deviendra-t-elle pas un luxe inutile?». In ELALOUF M.-L., ROBERT A., BELHADJIN A., BISHOP M.-F., dir., Les didactiques en question(s). Bruxelles: De Boeck, p. 33-42. ISBN: 978-2-8041-7117-9

KAUFMANN J.-P. (2001). Ego. Pour une sociologie de l'individu. Paris: Nathan, coll. «Essai et recherche», 288 p. ISBN: 2-09-191149-6

LEHMAN-FRISCH S., VIVET J.(2011). «Géographie des enfants et des jeunes». Carnets de géographes, n° 3

MEUNIER (2014). «Les territoires de l’album. Espaces et spatialités des albums pour enfants». Carnets de recherche.

OCTOBRE S., SIROTA R. (2010). Enfance et Cultures: la rencontre de deux «petits» objets scientifiques. Actes du colloque international, Ministère de la Culture et de la Communication – Association internationale des sociologues de langue française – Université Paris Descartes, 9e Journées de sociologie de l’enfance, Paris, 2010, (consulter)

REUTER Y. (2007). Dictionnaire des concepts fondamentaux des didactiques. Bruxelles: De Boeck, 272 p. ISBN: 978-2-8041-5313-7

SCHNEIDER E. (2013). Économie scripturale des adolescents: enquête sur les usages de l'écrit de lycéens. Caen: Université de Caen Basse-Normandie, thèse de doctorat de géographie, 503 p. (consulter)

TER MINASSIAN H., RUFAT S. (2008). «Et si les jeux vidéo servaient à comprendre la géographie?». Cybergeo, mis en ligne le 27 mars 2008. doi: 10.4000/cybergeo.17502

VAN ZANTEN A. (2001). L’école de la périphérie. Scolarité et ségrégation en banlieue. Paris: PUF, coll. «Le lien social», 424 p. ISBN: 2-13-051710-2.