N°114

De quand date le Pont d’Avignon? L’apport des approches historique
et paléoenvironnementale

Le fameux pont d'Avignon, le Pont Saint-Bénezet, a été étudié pendant trois années dans le cadre du programme de recherches pluridisciplinaires PAVAGE (le Pont d’Avignon: archéologie, histoire, géomorphologie, environnement, restitution 3D) financé par l’ANR (appel blanc SHS). Dans la pensée populaire, cet ouvrage classé au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1995 et dont il ne reste plus que quatre arches visibles (photo 1), aurait été construit au XIIe siècle, en quelques années à peine alors que son voisin, le Pont Saint-Esprit, aurait été édifié entre 1265 et 1309, nécessitant une construction de plus de quatre décennies. Les recherches suggèrent une nouvelle chronologie pour la date de construction de l’ouvrage, grâce à l’analyse des sources écrites en latin et à la confrontation de ces données textuelles avec les résultats de l’étude paléoenvironnementale: des carottages, réalisés à l’emplacement supposé des piles 9 et 10 du pont Saint-Bénézet. Ce dernier n’aurait pas été édifié d’un seul tenant dans le dernier quart du XIIe siècle, mais plutôt vers le milieu du XIIIe siècle, repoussant ainsi de plusieurs décennies la phase de construction du pont en dur.

Photo 1. Le Pont Saint-Bénezet, vue de l’île de la Barthelasse

La date du début des travaux de la construction du pont est en relation étroite aux informations que nous possédons à propos de l’inceptor du projet, Bénezet. Selon les chroniques médiévales, Bénezet aurait commencé l’œuvre d’édification en 1177, au moment de son arrivée à Avignon. Seulement huit ans après, un tarif de péage, rédigé sous l’ordre des consuls de la ville et de l’évêque, nous informe que le pont, dans sa forme finale maçonnée («pont en dur»), semble avoir été ouvert à la circulation des hommes et des marchandises (Mognetti, 1984).

La date précise du début des travaux est apportée par les chroniques du début du XIIe siècle. C’est Robert d’Auxerre, chanoine de l’abbaye de Saint-Marien d’Auxerre et auteur d’une célèbre et très répandue Chronique universelle, qui mentionne le premier le début d’un chantier sur le Rhône à la hauteur d’Avignon en 1177 et qui divulgue ainsi l’histoire de Bénézet dans tout l’Occident médiéval [1]. Il serait inutile de chercher dans les autres chroniques du XIIIe siècle des informations complémentaires car, dans la plupart des cas, elles ne sont que des reprises, avec des variations minimes, du thème exposé par Robert d’Auxerre: elles n’apportent donc pas d’éléments probants quant à la chronologie précise des étapes de la réalisation de l’édifice.

Les continuateurs de l’œuvre de Robert d’Auxerre ajoutent cependant un détail que la tradition successive n’a pas diffusé [2]: selon les chanoines de l’abbaye de Saint-Marien, la mort de Bénezet aurait eu lieu en 1184 et à cette date le pont n’était pas terminé. Ces dates concordent aussi avec les documents administratifs originaux conservés pour la période 1177-1185 [3]. Ceux-ci nous informent de l’activité – à partir de 1181 – d’un frater, Benedictus, défini officiellement inceptor operis et ministro d’une Œuvre, une institution charitable, dont la mission était la poursuite des quêtes pour finances les travaux et la maintenance de l’ouvrage en construction (Le Blevec, 1988). Aucune mention de l’état d’œuvre monumentale n’est cependant évoquée dans ces actes de la pratique.

Tous ces témoignages  nous permettent d’affirmer que la construction du «pont en dur» aurait été initiée, mais pas terminée rapidement. Même le tarif de la gabelle, toujours considéré comme la preuve irréfutable que l’ouvrage fut terminé en 1186, ne résiste pas aujourd’hui à l’analyse historique. Nous disposons bien d’une charte avec laquelle les autorités communales d’Avignon fixent les droits de passage sur le pont, en présence de Rostaing, l’évêque de la cité, et des consuls de la commune [4]. En se basant sur ce document, la tradition historiographique a sans cesse affirmé que le pont aurait été achevé au moment de la rédaction de la charte (Marié, 1953). Une étude paléographique et prosopographique du document – qui ne peut être ici développée – nous permet cependant d’en douter.

Cette charte a en effet une tradition archivistique complexe. En premier lieu, elle n’est pas conservée sous sa forme originale. Cette pièce, comme la plupart des documents relatifs à l’activité de l’œuvre du Pont, est conservée dans un cartulaire inséré dans la série H-Hôpital Saint-Bénézet des Archives Départementales de Vaucluse. Ce cartulaire renferme une seule pièce originale et authentique, rédigé sur parchemin. Les autres documents, dont le tarif des droits de péages qui nous intéresse ici, sont des copies, très peu soignées, réalisées au XVe siècle (il s’agit des vidimus, c’est à dire des copies des documents originaux, en principe authentifiées). Nous disposons donc d’un document qui a été reproduit plusieurs fois et qui a été réalisé au milieu du XVe siècle, période où les intérêts du Royaume de France sur la cité papale d’Avignon sont de plus en plus insistants et où se fait sentir la préoccupation des Avignonnais à disposer de titres des anciens à faire valoir en cas de conflit. C’est à ce moment que de grandes entreprises de collation, organisation et transcription des archives sont réalisées, mais – il ne faut pas l’oublier – elles sont conditionnées par les intérêts du moment qui modifient la réalité historique et le passé en fonction des exigences de la situation présente.

En deuxième lieu, cette gabelle mentionne le fonctionnement d’un bac à traille qui semble rester en fonction – si nous analysons les mentions documentaires – jusque vers la moitié du XIIIe siècle. Les enjeux, surtout économiques, du passage par bateau sont évidents et les grandes familles aristocratiques de l’époque – les Amic, les Avignon, les Mauvoins – gardent une partie des revenus sur le transport de personnes et de biens de part et d’autre du fleuve, bien après la rédaction du tarif de péage (Balossino, 2015).

Enfin, nous ne disposons pas de la documentation comptable – de plus en plus courante à l’époque – qui permettrait d’attester que la perception d’une taxe se faisait effectivement. Il ne faut pas non plus oublier que la traversée pouvait – et cela encore à la fin du XVIIIe siècle – se faire en partie en utilisant l’une des îles situées au milieu du fleuve. Le bac pouvait ensuite être un complément de navigation pour terminer la traversée.

Ces résultats sont confirmés par l’analyse paléoenvironnementale. Si nous abordons en effet la datation du «pont en dur» d’un point de vue des sciences de l’environnement, il apparaît clairement que les pieux, qui venaient soutenir la maçonnerie générale de l’ouvrage, renvoient à un âge qui oscille entre 675 et 705 cal. BP, soit vers 1245-1275 après J.-C. En effet, des carottages ont été réalisés sur l’île de la Barthelasse, à l’endroit probable d’implantation des piles 9 et 10 de l’édifice (cf Vella et al., 2013, p. 302-304), afin d’y retrouver d’éventuels restes de maçonneries et des structures en bois qui les soutenaient. La stratigraphie des séquences prélevées est assez simple. Sur les 3 premiers mètres, on a trouvé des sédiments sableux homogènes (datation récente, probablement comprise entre les XVIIIe et XXe siècles). Puis, entre 3 et 6,40 m de profondeur, la maçonnerie découverte, composée de mortier et de blocs carbonatés d’origine anthropique, renvoie clairement à la base des piles du pont. Enfin vers 6,40 à 6,70 m sous la surface, des structures en bois ont été traversées dans leur partie supérieure. L'espèce végétale a été identifiée par Frédéric Guibal (IMBE): il s’agit de sapin (Abies alba Mill.) dont l’origine n’est pas locale et qui pourrait provenir de massifs montagneux proches (Massif Central ou Alpes), son altitude de prédilection étant comprise entre 700 et 1 700 m environ.

Les données qui sont ici présentées permettent pour la première fois d’apporter un éclairage capital sur la datation des premières phases d’édification du pont d’Avignon sous sa forme maçonnée, telle que nous la connaissons grâce aux représentations cartographiques connues et datées entre les XVe et XIXe siècles. La combinaison de données issues des sources textuelles et d’analyses paléoenvironnementales favorise une reconsidération de la date de construction de 1177-1185, que la tradition littéraire et populaire avance sans réelle preuve scientifique ou texte de référence précis. Nos travaux permettent de rejeter ces dates et d'envisager plutôt une construction progressive de 50 à 75 ans plus tardive. Cela pose la question du caractère synchrone de la construction des ponts Saint-Esprit et d’Avignon et de la justification d’une telle entreprise à seulement 60 km de distance.

Ces travaux interdisciplinaires entre historiens, géomorphologues, archéologues et architectes, ont abouti à la production d’une modélisation en 3D de l’état du pont d’Avignon entre Moyen Âge et époque moderne. Une application numérique, téléchargeable en ligne, pour smartphone et tablette, est désormais disponible et permet d’observer les évolutions architecturales de l’ouvrage dans le temps. Une vidéo est en ligne sur différents sites internet et met en scène la traversée d’une rive à l’autre en 1550: UMR MAP ou encore Communauté d’agglomération du Grand Avignon.

Références

BALOSSINO S. (2015). I podestà sulle sponde del Rodano, Arles e Avignone tra XII e XIII secolo, Rome: Viella. ISBN: 978-88-672-8330-9

LE BLEVEC D. (1988). «Saint-Bénézet et l’œuvre du Pont du Rhône». In Avignon au Moyen Âge. Textes et documents, édités et commentés sous l'égide de l'Institut de Recherche et d'Études du bas Moyen Âge avignonnais, Avignon: Aubanel, Coll. Archives du Sud, 254 p., p. 25-27. ISBN: 2-7006-0132-7

MARIÉ D.-M. (1953). Le pont Saint-Bénézet. Étude historique et archéologique d'un ouvrage en partie disparu. Versailles, chez l'auteur. 163 p.

MOGNETTI E. (1984). «Saint-Bénézet fondateur du pont d’Avignon», in Mémoires de l’Académie de Vaucluse, t. V, Avignon, Séguin frères, p. 94-123.

VELLA M.A, GHILARDI M., DIOUF O., PARISOT J.C., HERMITTE D., PROVANSAL M., FLEURY J., DUSSOUILLEZ P., SABATIER-DELANGHE D., DEMORY F., HARTMANN-VIRNICH A., DELPEY Y., BERTHELOT M., BICKET A. (2013). «Géoarchéologie du Rhône dans le secteur du pont Saint-Bénézet (Avignon, Provence, France) au cours de la seconde moitié du deuxième millénaire apr. J.-C.: approche croisée de géographie historique et d’étude paléoenvironnementale», Géomorphologie, Relief, Processus et Environnement, 3, p. 287-310. doi: 10.4000/geomorphologie.10300

Le manuscrit original de Chronologia de Robert d'Auxerre est conservé dans la BM Auxerre, ms. Auxerre, BM, 145. Chronologia .... ab orbis origine ad annum Christi 1212, cum Appendice ad annum 1223.
Robert meurt en 1212, mais sa Chronica sera l'objet d'une continuation rédigée en plusieurs étapes menant la narration jusqu'en 1211.
AD, hôpital Saint-Bénézet, AA1, fol. 1 et Bibl. mun. Avignon, ms. 2503, fol. 106.
AD, hôpital Saint-Bénézet, AA1, fol. 12-13.