N°115

Cartografia critica. Dal topos alla chora

Strabon a construit une géographie distincte de la cartographie (I I.21), mettant en avant un objectif d’utilité sociale pour le politicien et le dirigeant. Cependant, géographe et philosophe, il considéra nécessaire de traiter à la fois de sujets de l’ordre du divin (astronomie, mathématiques) et de l’ordre de l’humain; il envisagea le géographe en tant que «chercheur dans l’art de vivre et du bonheur» (I I.1). Varenio, au contraire, ne considéra que la géographie mathématique et physique, utile pour le commerce et la marine, «les deux sources du trésor de la nation», à une époque où Amsterdam était le centre mondial du capitalisme mercantile. Il s’agit donc d’un renversement du type de connaissances géographiques considérées comme utiles en politique, en écho de la dialectique historique entre la recherche du bonheur ou de la richesse. Aujourd’hui, à l’aube d’un monde cybernétique, quelles données géographiques ou cartographiques sont-elles les plus utiles à une population de 7,2 milliards d’habitants, plus ou moins fortement reliés entre eux? C’est la question à laquelle Emanuela Casti s’intéresse dans son ouvrage, consciente que pour imaginer le futur on se doit d’analyser le passé selon une approche critique, dans la dernière d’une riche série.

L’émergence d’une nouvelle catégorie d’espace créée par l’Internet est la base de son hypothèse initiale: la nécessité de revoir et de renforcer la relation entre géographie et cartographie au travers d’une nouvelle réflexion sur cette dernière. L’auteur utilise artistiquement la méthode d’hybridation entre les deux disciplines issue de la Renaissance, dans le but de raviver la relation entre local et global, carte/paysage, ainsi que le lien entre la dimension statique de l’habitat et la dimension mobile des flux.

L’ouvrage vise à développer une cartographie chorographique capable de proposer une vision sociale du monde et de fournir aux terriens le moyen de recouvrer leur sentiment d’appartenance à leur planète. Cela implique une perspective herméneutique qui s’appuie sur un nouveau type de chercheur : l’interprète cartographe, à rapprocher de l’observateur de paysages. Cette approche privilégie une expérimentation basée sur la cartographie participative (grâce à une plateforme de cartographie interactive sur le Web), combinant théorie et pratique, communication et contenu, sujet et objet, citoyen et gouvernance.

Le premier chapitre de l’ouvrage rappelle l’histoire de l’interprétation cartographique et postule la priorité de la théorie : la théorie objective, considérée comme marginale, et la théorie déconstructiviste, focalisée sur l’hypothèse que la connaissance géographique est le pouvoir (Harley) et que l’interprétation géographique est contrainte par les limites de la représentation (Farinelli). Un développement plus positif est trouvé chez Jacob, qui décrit les cartes comme une poésie de l’espace et un potentiel hypertexte. Cette dernière hypothèse est soutenue par la perspective herméneutique, au sein de laquelle, avance l’auteur, l’approche sémiotique permet aux chercheurs de maîtriser la carte à la fois dans son rôle de moyen de communication et dans celui de lieu de construction du sens, attribuant au lecteur-interprète-opérateur une double fonction de communication et d’action. Ici prend place une transition depuis le topos, qui a imposé une citoyenneté basée sur les jus sanguinis des tribus et sur les jus soli des états-nations, vers la chora, qui participe à la construction d’une citoyenneté ouverte et mobile, virtuellement planétaire, au sein d’un état de nature cybernétique.

Le deuxième chapitre, qui analyse une série de cartes coloniales françaises, la carte de la végétation de 1962 ainsi que des cartes antérieures de 1881, 1903 et 1906, permet à l’auteur de développer une critique appuyée des métriques topographiques basées sur la simple matérialité et la réduction du symbole au signe. La cartographie moderne, cartésienne, euclidienne, correspond complètement au besoin d’un état-nation de contrôler un territoire et de créer une conscience nationale, de séparer clairement le créateur de la carte, son commanditaire (le cartographe ou son client), de son destinataire, son utilisateur, considéré comme passif et dénué d’interaction.

Le troisième chapitre examine la représentation du paysage dans l’intention de trouver des points communs avec la cartographie. Les deux spécialités sont envisagées comme des formes de communication visuelle : elles font appel à une théorie, un interprète et transmettent une vision du monde. Le principal outil de la représentation du paysage est la perspective, dont la pierre angulaire est le point de vue. Emanuela Casti note que Léonard de Vinci considère la perspective comme un moyen de réconcilier les valeurs de la nature avec celles de l’homme, exaltant l’harmonie de l’univers, tandis que Descartes estime que la perspective est un mensonge, il suggère la primauté de la rationalité sur la perception et de l’abstraction sur la territorialité. L’étude de la représentation du paysage de Cristoforo Sorte (Venise, vers 1510-1600), un peintre – ingénieur – cartographe comme Léonard, nous permet de comprendre l’interpénétration entre la cartographie et le paysage devenu icône. De cette manière, malgré leurs différences, la cartographie et la représentation du paysage rendent possible de recouvrer le sens de l’espace, la pluralité des sujets qui l’expriment, et d’utiliser le potentiel exprimé par la technologie de l’information.

Cette prise en compte de l’environnement opérationnel est l’objet du quatrième chapitre, qui se base sur l’exemple de l’aménagement des zones périphériques du Parc régional W, transfrontalier du Bénin, du Burkina Faso et du Niger. Les objectifs de l’expérience étaient de retrouver les valeurs territoriales des populations locales et d’initier une cartographie participative. La recherche, d’une durée de cinq ans, fut coordonnée par le laboratoire cartographique Diathesis de l’université de Bergame, dirigé par le professeur Emanuela Casti. La méthode s’est appuyée sur l’utilisation de systèmes d’information géographique des zones protégées et des actions participatives, pour aboutir à une vision innovante de l’affectation des usages des sols, prenant en compte la cohésion des populations locales, les pressions sur la réserve naturelle et leurs localisations. L’approche participative a aidé la mise en place d'une gestion partagée des espaces et la promotion d’une appropriation collective de leur responsabilité par les habitants. L’analyse technique de chaque représentation est très précise, elle s’intéresse au choix des couleurs, à la définition des images, de l’échelle, de la transparence, à l’utilisation des libellés, à la prise en compte de la vitesse d’affichage à l’écran et à l’utilisation de l’animation. Le résultat est une cartographie interactive disponible sur le Web à l’adresse www.multimap-parcw.org.

Présentée au chapitre cinq, la cartographie du paysage du Parc national d’Arly, au sud-est du Burkina Faso, est encore plus complexe. Le chapitre décrit l’ensemble du processus de cartographie participative, depuis les dessins réalisés par les villageois jusqu’aux discussions autour des représentations finales, en passant par l’élaboration progressive du système d’information géographique en deux puis trois dimensions. Les lecteurs à la recherche de ressources pédagogiques pour l’élaboration de cartes paysagères participatives pourront trouver ici des méthodes pratiques très utiles.

Le chapitre final parcourt l’histoire de la cartographie pour analyser en particulier la transition des cartes statiques préhistoriques et médiévales à la représentation du mouvement dans les cartes romaines, dans les cartes marines de la Renaissance et même jusqu’aux cartes contemporaines de la mobilité urbaine. L’auteur s’intéresse à l’anamorphose, à juste titre, tout en acceptant la structure idéologique et symbolique des cartes, mais selon une multiplicité de perspectives et de techniques.

En tenant compte de la puissance de la virtualité, qui fait évoluer la carte d’une représentation d’un territoire vers un rôle d’opérateur de ce territoire lui-même, on pourrait être plus prudent dans l’acceptation de l’équation carte = territoire (p. 282), car cela signifie le remplacement de la réalité par la virtualité plutôt que la promotion d’une synergie entre elles. De même, à propos du couple contiguïté-proximité, Emanuela Casti alterne entre le rejet de la première (p. 195) et une intégration des deux (p. 273), à la recherche d’une nouvelle identité pour le géographe-cartographe en tant que scientifique et acteur du territoire. Cette incertitude, cependant, n’est pas la prérogative de l’auteur, elle se retrouve chez tous les habitants de la Terre sous la forme d’une dialectique entre la volonté d’être des «chercheurs dans l’art de vivre et du bonheur» et la recherche de la richesse, cette dernière mentalité poursuivant le déplacement de son centre de gravité d’une partie du monde à l’autre: Amsterdam, Londres, New York, la Silicon Valley. L’ouvrage, étendu d’un utile glossaire des termes employés, est un manuel adapté non seulement à l’enseignement en humanités, mais aussi en architecture et ingénierie.

Référence de l’ouvrage

CASTI E. (2013). Cartografia critica. Dal topos alla chora, Milan: Guerini e associati, 64 illustrations, 299 p. ISBN: 978-8-8810-7352-8