N°115

Paradigms in cartography. An Epistemological Review of the 20th and 21st Centuries

Cet ouvrage présente une épistémologie de la cartographie depuis le XXe siècle. Un double objectif motive ce travail: exposer de manière synthétique l’évolution de la pensée, puis discuter cette évolution en organisant, en structurant les tendances, les courants qui y ont été relevés. Les auteurs avouent une «passion» pour la cartographie (introduction, p. XIII). Ils font le constat eux aussi d'un manque de réflexion philosophique en cartographie théorique, d'un déficit de bases épistémologiques solides et partagées, évoqués notamment par J. Morrisson en 1986 (alors président de l’Association Cartographique Internationale).

Les deux premiers chapitres posent le contexte: l’épistémologie et son applicabilité à la cartographie. Le premier chapitre rappelle les bases philosophiques de l’épistémologie puis examine la place de la cartographie dans les grands courants de la théorie de la connaissance, en s’intéressant plus particulièrement à trois d’entre eux: positivisme/empirisme logique, néopositivisme et postmodernisme (dont le post-structuralisme, notamment en lien avec la critique de la social theory). Cette analyse, qui suit en fait la progression chronologique des idées, a le mérite de replacer certains grands «courants» de la géographie et de la cartographie dans leurs contextes épistémologiques plus généraux, par exemple la géographie quantitative en relation avec le néopositivisme, la cartographie critique avec la pensée postmoderne.

Le chapitre 2 se propose quant à lui d’étudier la place de la cartographie dans la pensée de grands philosophes de la science, à commencer par E. Kant. Les idées du philosophe allemand sont considérées comme un point de départ, du fait de son travail spécifique sur la définition du temps et de l’espace. Cette présentation se complète par celles des idées de L. Wittgenstein et K. Popper. Ces auteurs n’ont pas explicitement traité de la cartographie, mais leurs concepts ont largement influencé la cartographie théorique, en ce qui concerne, d’une part, la relation entre l’homme et le monde (qu’il appréhende en s’en faisant une image, en le représentant) et, d’autre part, l’approche sémiotique de cette représentation.

Après ces considérations introductives, les chapitres suivants de l’ouvrage sont construits sur le principe de la description de paradigmes, selon le concept célèbre de T. Kuhn, présenté au chapitre 3: pendant une période de temps déterminée une communauté scientifique partage des pratiques, des objectifs et des points de vue. Le passage d’un paradigme à l’autre se caractérise souvent par une rupture nette, voire une «révolution scientifique». Un des apports importants du travail de T. Kuhn a été une valorisation de l’aspect social de la science comme l’un des principaux supports de son développement.

Le parti pris de l’ouvrage est donc d’utiliser le concept de paradigme pour discerner dans la cartographie contemporaine des courants, des tendances, puis de les analyser en cherchant à expliciter leur hérédité et leur descendance. Le chapitre 3 présente alors une série de courants comme étant de potentiels paradigmes, ayant organisé la pensée en géographie et en cartographie, depuis le XXe siècle. Cette approche est relativisée par deux remarques. Tout d’abord, indéniablement, l’évolution des idées en cartographie a été fortement influencée par celle des techniques d’acquisition, de traitement et de représentation de l'information. Ensuite on peut aussi étudier ces courants comme une alternance, un mouvement de balancier, entre une tendance positiviste (réductionniste, matérialiste) et une tendance qualifiée d’historiciste (ou humaniste, sociale).

Le chapitre 4 reprend partiellement le travail d’une sélection d’auteurs ayant étudié le développement théorique de la discipline. La cartographie théorique se caractérise en effet par les efforts successifs de chercheurs pour réaliser des revues (surveys) de l’évolution épistémologique de la discipline, d’un point de vue général ou en se focalisant sur un courant particulier (contribuant parfois à son identification). Les auteurs semblent s’être basés sur quelques textes (dont, à juste titre, le travail de C. Cauvin et al. 2010). Les tendances et courants ainsi découverts sont présentés selon leur mention dans ces textes, ce qui aboutit à un ordre assez peu lisible. Des tendances dites «traditionnelles» sont croisées avec des aspects techniques particuliers et des tendances dites «modernes», sans structure chronologique ou thématique claire, de plus avec des doublons (cf. tableau 4.2, page 59).

Pour les auteurs, les tendances «traditionnelles» sont: la cartographie comme langage, comme modèle du monde et comme outil de communication. Il s’agit ici d’approches qualifiées de néo-positivistes, modernistes, dans l’épistémologie de la cartographie proposée par les auteurs, car elles assument l’idée que la cartographie cherche à représenter la géographie de la manière la plus objective possible. La sémiologie graphique de J. Bertin s’y trouve classée dans les approches de type «linguistique».

Ensuite, l’ouvrage évoque la cartographie analytique (qui propose de renouveler les processus de la cartographie, ses transformations et ses traitements), la géomatique (dont les systèmes d’information géographique), la géovisualisation et la cyber-cartographie. Les transformations apportées par les progrès techniques dans le traitement des données (SIG) et la communication des cartes (Internet) sont ici mentionnés en passant en revue les auteurs qui s’y sont intéressés. Les auteurs proposent de considérer cette cartographie analytique comme l’indice d’un changement de paradigme qui a mené à la science de l’information géographique actuelle.

Ces approches néo-positivistes font place au postmodernisme avec le chapitre 5 qui s’intéresse surtout au courant dit de la cartographie critique, à partir des écrits de B. Harley sur la mise en perspective historique du rôle de la cartographie comme indice et instrument de pouvoir. Ce courant est relié aux idées de M. Foucault (pouvoir) et J. Derrida (déconstruction), remettant en cause la définition positiviste d’une carte objective, juste, universellement utile et progressiste. Les auteurs considèrent ce courant comme un changement paradigmatique important dans l’épistémologie de la discipline, puisque la fonction même de la carte est transformée. De plus, ce courant modifie l’objet de la cartographie en proposant d’étudier la carte comme un texte, un discours possédant un auteur, un contenu et un style. De manière intéressante, le post-modernisme est aussi rapproché d’idées récentes à propos des relations entre cartographie et humanités, histoire, en suivant C. Jacob et J.-M. Besse: la cartographie ne serait pas seulement une description des territoires, mais aussi un instrument d’analyse qui fait partie des outils cognitifs d’une société dans son rapport à l’espace. Ce chapitre évoque aussi des travaux contemporains sur la question des acteurs en cartographie: création participative, production par des artistes, la carte comme construction sociale...

Le chapitre 6 poursuit dans cette veine en étudiant d’autres courants récents remettant en cause les idées précédentes, regroupés sous l’appellation de cartographie «post-représentationnelle». Le tableau 6.3 de la page 89 synthétise de manière utile les différentes conceptions de la fonction de la carte selon les périodes et les auteurs. On y retrouve les questionnements d’E. Casti (critiques et sémiotiques), ceux sur la nature des cartes de J. Krygier, D. Wood et J. Fels (la carte est un discours illustré), mais surtout l’approche de R. Kitchin, M. Dodge et C. Perkins qui proposent de passer d’une vision ontologique de la carte comme représentation stable et fiable à une vision plus ontogénétique de la carte comme un objet prescriptif lié à son temps, continuellement re-construit et ré-interprété selon son contexte historique. Les auteurs proposent d’étudier ce courant comme un possible nouveau paradigme en développement.

Les chapitres 7 et 8 décrivent, appliquent et discutent une méthodologie pour découvrir des paradigmes en cartographie théorique, sur la base des courants décelés précédemment dans les textes (ch. 4 à 6). Cette méthodologie se compose de deux opérations complémentaires : tout d’abord la recherche de «contrastes» ou d’indices de différenciation entre deux paradigmes (dans leurs objets d’étude, leurs buts, leurs méthodes, leurs approches, etc., selon M. Bunge), puis une analyse de la «distribution des tendances dans l’espace épistémologique», une méthode structurelle et graphique correspondant à une mise en relation des courants par rapport aux trois grands moments de l’histoire des idées décrits dans le premier chapitre (en suivant notamment E. Sheppard).

Dans le chapitre 7 les tendances «traditionnelles» (ie plus anciennes, étudiées au ch. 4) sont classées dans des catégories épistémologiques distinctes, au sein du modernisme et du post-modernisme puis selon un diagramme triangulaire (fig. 7.1, p. 105 et 7.3, p. 107): positivisme empirique, réalisme structuraliste, idéalisme herméneutique. Les tendances plus «modernes» (ch. 5 et 6) sont, elles, classées dans un autre triangle (fig. 7.2, p. 106), dont les pointes sont les approches cognitive (communication), mathématique (analytique) et sémiotique. Ensuite, les auteurs cherchent à savoir si ces tendances constituent des groupes ou si elles sont plutôt isolées. Enfin, ils s’interrogent sur leur capacité à provoquer un véritable changement paradigmatique.

Le chapitre 8 discute ces résultats et propose finalement une liste de paradigmes en cartographie théorique. Sept tendances épistémologiques sont dégagées, à partir du critère de contraste établi précédemment (cf. tableau 8.1, p. 117):

Les connaissances cartographiques sont tout d’abord caractérisées par une distinction entre une approche scientifique - positiviste et une approche critique, ou par une transition entre ces deux positionnements. De plus, la cartographie post-représentationnelle, ontogénétique, est considérée comme un paradigme qui vient remettre en cause les précédents, selon la méthode de T. Kuhn qui est alors utilisée pour en discuter les niveaux internes: scientifique, sociologique et ontologique.

Suite à ce chapitre, les auteurs prennent un peu de recul épistémologique sur l’évolution de la discipline depuis le XXe siècle. Ils décrivent trois changements paradigmatiques kuhniens: scientifique - empirique, critique et post-représentationnel. Ces trois moments-charnière de la cartographie ont, selon eux, certes été déclenchés essentiellement par le progrès technologique, mais les répercussions sont allées bien plus loin que de simples améliorations techniques en qualité et en rapidité: elles ont permis une nouvelle dimension dans le travail réflexif et épistémologique de ses théoriciens, faisant progresser la discipline en tant que science à part entière.

Une longue liste de références bibliographiques, malheureusement non classées, termine l'ouvrage.

Cet ouvrage est donc intéressant et utile à plusieurs titres. Il encourage, tout d'abord, une prise de recul réflexive utile car peut-être moins fréquente de nos jours que lors des débuts de l’organisation académique et théorique de la discipline. Il enracine la cartographie sur ses bases philosophiques et l'intègre à l'épistémologie générale de manière convaincante, en assemblant un volumineux corpus, parfois (trop) méconnu en France (d'Europe de l'Est et de Russie, par exemple). À l'autre extrémité de la frise temporelle, des tendances conceptuelles récentes sont aussi prises en compte et replacées dans un ensemble structuré qui permet la comparaison et l'analyse (par exemple les explorations post-représentationnelles liées à l'art). Enfin, cet ouvrage permet de se (re)poser la question de l’objet de la cartographie, de la représentation du monde et de ses acteurs, pour s’en servir comme base de la réflexion sur l’évolution de la cartographie.

On pourra trouver quelques limites ou superficialités dans cet ouvrage pourtant volumineux. Tout d'abord, les types de cartographie ne sont pas vraiment différenciés, malgré les enjeux différents qu'ils sous-entendent (objectivité de la carte thématique, exhaustivité/sélection de la carte topographique, etc.). De même, les aspects pratiques ou de méthodologie sont peu évoqués. Ainsi, la tendance récente de l'usage de la représentation cartographique dans un contexte de presse d'information, d'infographie, et l'influence des graphistes et «designers» dans la présentation des cartes n'est pas évoquée. Enfin, la didactique de la cartographie, pourtant enjeu majeur de son évolution théorique et source de réflexions nombreuses, n'est qu'effleurée au passage.

Du point de vue de l'épistémologie, la méthode suivie par les auteurs de l'ouvrage cherche peut-être un peu trop à détecter et mettre en avant des courants constitués et engagés dans diverses dialectiques, alors qu'ils s'agit souvent de rapprochements plus ou moins formels et de durée variable entre démarches de théoriciens. Il est par ailleurs étonnant que la question de la définition de la cartographie ne soit pas plus longuement présentée, alors qu'elle a longuement agité les instances académiques à leurs débuts (ICA et associations nationales).

L'ouvrage est donc à conseiller à tout étudiant désireux de découvrir les origines philosophiques et l'histoire de la pensée en cartographie. À sa lecture on approfondit le sentiment d'une discipline scientifique vivante, constituée de courants multiples, étudiée par des efforts réflexifs constants, propulsée par le progrès technique et les usages et dont les tentations trop positivistes ou technicistes sont régulièrement remises en cause.

Référence de l’ouvrage

AZÓCAR FERNÁNDEZ P.I., BUCHROITHNER M.F. (2013). Paradigms in cartography. An Epistemological Review of the 20th and 21st Centuries, Verlag Berlin Heidelberg: Springer, 150 p. e-book ISBN: 978-3-6423-8893-4 - Disponible en ligne