N°115

Géographie de la bibliothèque mondiale, les échelles de la littératie

Dans cette rubrique, le format court invite à l’ellipse chez l’auteur comme à la bienveillance chez le lecteur, convoqués tous deux pour choisir et accueillir une image extraite d’une recherche doctorale très «illustrée» et menée dans un champ peu exploré par la géographie française, celui de la lecture-écriture. Nous présenterons brièvement le projet de recherche permettant de situer l’image sélectionnée dans une continuité de sens. Avec 173 documents graphiques (cartes, tableaux, schémas, photographies, images de pensée), la plupart originaux, nous plaçons cette graphique de la géographie, certes comme un ensemble de représentations produites dans le cours de la recherche, mais aussi comme une pratique ordinaire du chercheur, une composante de son écriture et une matière iconographique qui le constitue: une véritable mise en acte de sa géographie. Dans cette optique, et pour rester fidèle à l’esprit de ce travail, je choisis une forme graphique mobilisée constamment dans la restitution de la recherche: l’esquisse. L’image simplement collectée et transcrite, à peine habillée, non strictement légendée apparait comme une technique assumée. Elle permet d’exposer des hypothèses de la recherche et correspond, ici, à un axe du travail doctoral: les échelles de la littératie.

La recherche est adossée à la fois au concept de littératie, qui décrit les usages et politiques de lecture-écriture, et au concept de bibliothèque mondiale. Ce dernier, construit à partir du détournement d’une figure ordinaire, la bibliothèque de livres, est ici défini comme le système spatialisé complexe de toutes les écritures disponibles dans le monde. La bibliothèque mondiale est composée de toutes sortes d’objets, de toutes sortes de corpus, des plus communs aux moins attendus, des oralités aux bases de données autogénérées, des littératures imaginaires et savantes aux littératures grises ou ordinaires, sur les supports les plus variés, à l’intérieur d’un système linguistique mondial qu’elle contribue elle-même à faire évoluer par l’ampleur et la vigueur des interactions qui s’y produisent. Qualitativement et quantitativement infinie à l’échelle du chercheur, profondément bouleversée et amplifiée par la révolution numérique et l'enchevêtrement des formes et des contenus qu’elle ouvre, cette bibliothèque mondiale, véritable mix multimédia de la mondialisation, est malaisée à saisir. Le concept de littératie, importé du monde anglo-saxon [1] via le Québec et d’autres disciplines, notamment la sociologie et l’anthropologie [2], permet de recentrer la réflexion sur les acteurs et les processus. Placés dans ce système de relations émergent – littératie et géographie appliquée à de nouveaux objets dans la mondialisation –, nous avons travaillé l’articulation de ce système selon différentes échelles et acteurs. Ainsi l’investigation des bibliothèques personnelles des étudiants a fait l’objet d’un premier terrain, suivi d’une étude des acteurs de la politique du livre d’une région française, la région des Pays de la Loire, tout comme l’observation de la production d’un haut lieu de la bibliothèque mondiale, les îles Aran en République d’Irlande, ou encore une instance de légitimation d’échelle mondiale, le prix Nobel de littérature. Quels que soient les acteurs sollicités au cours de cette recherche, nous avons pu observer une combinaison d’échelles, un bouillonnement scalaire que nous avons choisi d’interroger dans deux états postcoloniaux: le Mali (Barbe, 2012) et la Corée du Sud. Dans ces enquêtes en littératies nationales, comme dans les terrains aux contours moins classiques, nous constatons que la croyance littéraire demeure un obstacle cognitif et épistémologique réel, que la géographie doit également déconstruire.

L’attention portée à l’écriture en tant que denrée, marchandise, mais simultanément identité et surgissement au monde, à ses acteurs, ses territoires et ses réseaux, permet également de repérer ce à quoi nous portons en général peu attention, c’est-à-dire à l'appropriation des catégories de la géographie par les non-géographes. De ce point de vue, le travail de Franco Moretti, chercheur mondialisé migrant vers la géographie depuis la littérature, est exemplaire. Il développe peu à peu, et notamment, dans Graphes, cartes et arbres. Modèles abstraits pour une autre histoire de la littérature (2008), une approche par l’échelle, close et distant reading, où la «distance n’est pas un obstacle, mais une forme spécifique de connaissance» et travaille la question du renouvellement des formes et de la (biblio)diversité, essentiel dans un monde mondialisé. À l’inverse, quelle attention portons-nous à l'appropriation des catégories de la littérature et de la lecture-écriture par les non-littéraires? De ce point de vue, le premier terrain de la recherche, visant à explorer les bibliothèques personnelles d’une cohorte d’étudiants en géographie (2010-2011; 2011-2012), est étonnant. Cette exploration s’appuie sur la commande du chercheur [3]: la construction de votre atlas littéraire de géographe à partir de ce que vous (les étudiants) avez lu, presque lu, entendu parler, ce dont vous avez envie, devez lire, etc. […]. Une approche par la diversité des supports mobilisables notamment «la bibliothèque multimédia (livres, revues, films, musiques, expositions, voyages, etc.) passée, présente, et même future» où notre conception de la littéracie est exposée. L’inventivité des productions (appropriation, recyclage et innovation) comme celle des corpus mobilisés contredit les représentations déficitaires que nous pouvons parfois avoir de ces géographes débutants.

Je montre ensuite ici un objet lointain, issu de la culture populaire, saisi dans notre recherche comme une métaphore scalaire, le bojagi coréen (figure 1).

1. Objet lointain: le bojagi

Le bojagi est un art textile coréen traditionnel. Patchwork, assemblage de tissus de forme carrée, il est destiné à transporter quelque chose (avec pliage et nœuds). Lee O-Young en fait un éloge appuyé dans son Korea style (2009): contenant populaire, autoproduit, plastique, qui s’adapte à ce qu’il doit transporter et permet d’inventer d’autres usages («flexibility and multi-purpose qualities»). Transposer la philosophie bojagi dans le registre scalaire, ce serait dire que le réel est ce que nous transportons dans notre bojagi, à moins que nous ne soyons dans le bojagi – ou le bojagi lui-même, avec ses coutures et ses empilements de tissus d’échelles variées, son usure, son localisme paradoxal. C’est une métaphore que nous aimons pour sa richesse heuristique. J’utilise l’image dans ma première partie d’état de l’art et d’exposition du projet de recherche, bien que je ne l’ai sollicitée en réalité qu’au moment de mon terrain coréen en dernière année de doctorat. La métaphore n’a que quelques mois. Avec le recul, j’en vois toujours la richesse, mais aussi l’invitation à continuer l’exploration scalaire. Les échelles sont des objets peu aisés à représenter et si la question scalaire est bien un marqueur disciplinaire de la géographie, nous voyons dans le bojagi un objet qui échappe au dualisme, un objet bricolé, pourtant apte à parler de la mondialisation et de la géographie.

Bibliographie 

BARBE F. (2012). «Géographie de la littératie, close et distant reading au Mali», Carnets de géographes, n°4 (consultable en ligne).

BAYARD P. (2007). Comment parler des livres que l’on n’a pas lus. Paris: les Éditions de Minuit, 198 p. ISBN: 978-2-7073-1982-1

CASANOVA P. (2008, 1ère éd. en1999). La république mondiale des lettres. Paris: Le Seuil, coll. «Points Essais», 512 p. ISBN: 978-2-7578-0998-3

COSTE D. (2006). «Le Mondial de littérature», Acta fabula, vol. 6, n°3 (consultable en ligne).

FABRE D. (dir) (1993). Écritures ordinaires. Paris: les éditions P.O.L., 374 p. ISBN: 2-86744-387-3

FRAENKEL B., MBODJ A. (2010). New Literacy Studies, un courant majeur sur l’écrit, Paris: Maison des sciences de l’homme, numéro de «Langage et sociétés», n°133, 152 p. ISBN: 978-2-7351-1318-7

KARA M., PRIVAT J.-M.(coord.) (2006). «La littératie. Autour de Jack Goody», revue Pratiques (linguistique – littérature – didactique), n°131/132, 156 p.

LAHIRE B. (2006). La Condition littéraire. La double vie des écrivains. Paris: La Découverte, 619 p. ISBN: 2-7071-4942-X

MORANTE D. (2009). Le champ gravitationnel linguistique, avec un essai d’application étatique – Mali. Paris: L’Harmattan, 538 p. ISBN: 978-2-2960-7652-5

O-YOUNG L. (2009). Korea style, 64 objects of seeing Korea. Seoul: Design House Publishers, 294 p. ISBN: 978-8-9704-1995-4

SAPIRO G. (2008). Translatio: le marché de la traduction en France à l'heure de la mondialisation. Paris: CNRS Éditions, 427 p. ISBN: 978-2-2710-6729-6

SAPIRO G. (2009). Les contradictions de la globalisation éditoriale. Paris: Nouveau Monde Éditions, 412 p. ISBN: 978-2-8473-6392-0

Référence de la thèse

BARBE F. (2012). Géographie de la bibliothèque mondiale, les échelles de la littératie. Rennes: Université Rennes 2, thèse de géographie, 510 p. OAI: tel.archives-ouvertes.fr:tel-00812837

Deux numéros de revues rendent compte de ces transferts (Kara, Privat, 2006; Fraenkel, Mbodj, 2010).
De nombreux travaux français produits par des non-géographes tracent ce champ émergent en dehors d’une approche strictement littéraire (par exemple: Fabre, 1993; Casanova, 1999; Coste, 2006; Lahire, 2006; Sapiro, 2008, 2009; Morante, 2009).
On y reconnaîtra la lecture incorporée de Pierre Bayard, notamment, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus, 2007, Éditions de Minuit.