Changer Barcelone. Politiques publiques et gentrification dans le centre ancien (Ciutat Vella)
Cet ouvrage pose la question des effets sociodémographiques des politiques de réhabilitation des quartiers anciens et populaires et de leur possible gentrification, à travers une étude détaillée du cas de Ciutat Vella, le centre ancien de Barcelone, dont l’origine date de l’époque romaine avant son extension à l’époque médiévale. Barcelone vécut enserrée dans ses remparts jusqu’à leur démolition à partir de 1854, marquant le début d’une vaste extension de la ville suivant le plan en grille d’Ildefons Cerdà et l’annexion des villages voisins. Le district de Ciutat Vella, étant donné son rôle historique, occupe «une place à part dans l’espace symbolique de l’agglomération catalane» (p. 271). L’ouvrage présente le résultat des travaux approfondis réalisés par l’auteur entre 2005 et 2009 dans le cadre d’une thèse de doctorat de géographie remaniée en livre. Le livre se compose de 4 parties. Les lecteurs déjà familiers avec les dynamiques urbaines de Barcelone et son histoire récente pourront se concentrer sur les chapitres 3 et 4, qui concentrent le cœur de l’analyse de l’auteur sur la base de ses travaux empiriques. Les chapitres 1 et 2 offrent un bon panorama des dynamiques de transformation urbaine de la ville depuis la fin des années 1970 et seront utiles au lecteur moins averti.
Le district de Ciutat Vella est un centre ancien compact, densément peuplé, au bâti et au tissu urbain vétuste, dégradé, qui comptait 116 000 habitants en 1981 contre 192 000 en 1900. Le premier chapitre décrit la situation de crise des quartiers anciens de Barcelone à la fin des années 1970, en contextualisant le développement de Ciutat Vella dans l’histoire des politiques d’aménagement à Barcelone avant 1980 et en mettant en lumière les facteurs de déclin de ce district, qui se traduisit par une chute et un vieillissement de la population, une crise de l’emploi et une hausse du chômage, une dégradation du patrimoine historique et bâti. Le second chapitre présente l’émergence et les composantes du «Modelo Barcelona», ou «modèle d’intervention urbaine à Barcelone», un terme créé par les acteurs politiques et urbanistes barcelonais pour théoriser un ensemble de préceptes d’action publique qui caractérisèrent les politiques urbaines de la municipalité entre la fin des années 1970 et le début des années 1990. Le «modèle» se caractérise par la multiplicité des échelles d’intervention et des types de projets — depuis l’équipement de quartier jusqu’au grand projet des Jeux olympiques de 1992, par l’attention portée au traitement des espaces publics, par une politique volontariste en matière de logement (tout au moins au début), et par la collaboration entre secteurs public et privé. La «récupération» des quartiers anciens de Ciutat Vella forma par ailleurs un axe majeur des politiques urbaines à Barcelone au début des années 1980, à travers une approche novatrice qui engloba réhabilitation de logements, création d’équipements, d’écoles et de centres civiques, réactivation économique, récupération du patrimoine, dynamisation des fonctions culturelles, et création de nouveaux espaces publics par des actions d’esponjament (assainissement) basées sur la démolition de certains îlots (comme ce fut le cas pour la Rambla del Raval).
Comme le montre l’auteur, le «modèle» d’intervention urbaine à Barcelone (si tant est qu’un modèle cohérent ait existé) a évolué au fil des années. Les objectifs et les politiques de réhabilitation du centre ancien ont été progressivement marginalisés au profit d’autres axes prioritaires (grands projets, tels que les Jeux olympiques de 1992, la transformation du quartier de Poble Nou en district d’innovation 22@, le Forum des Cultures de 2004) visant à positionner la ville à l’échelle européenne et mondiale. L’objectif d’éviter l’expulsion de la population locale suite aux processus d’intervention dans le tissu urbain, qui était central au début des années 1980, a perdu en importance, marquant le passage «d’un urbanisme citadin à un urbanisme commerçant» évoqué par Jordi Borja (p. 90). Les critiques du Modelo Barcelona ont par ailleurs montré que les objectifs sociaux de la réhabilitation du centre ancien n’avaient pas été atteints, ceci étant dû à un échec relatif du processus participatif, à une production insuffisante de logements sociaux, à une délégation de la réhabilitation aux petits propriétaires privés et à une incapacité à réguler la hausse des loyers. Le chapitre 2 se termine par un passage en revue des outils, des acteurs et des financements de la récupération de Ciutat Vella entre 1980 et 2008 qui permet de comprendre les spécificités des processus à l’œuvre et le rôle des différents acteurs publics et privés dans la transformation du district. Le rôle des associations de riverains, acteurs clefs des luttes urbaines des années 1970 et 1980 en Espagne, et leur influence sur la municipalité, est particulièrement bien analysé.
Le chapitre 3 concentre le cœur de l’analyse des données statistiques sur les transformations sociodémographiques de Ciutat Vella réalisée par l’auteur et est accompagné de très bonnes cartes en couleur dans un encart inséré à la fin de l’ouvrage. Le chapitre offre tout d’abord quelques rappels nécessaires sur le concept de «gentrification» et les théories expliquant ce phénomène. L’auteur insiste à juste titre sur la nécessité d’une définition précise et resserrée du phénomène et de ses marqueurs comme condition sine qua non d’un travail empirique solide. Défini comme «un double processus de réhabilitation d’un parc de logement en quartier ancien central et de substitution par des catégories moyennes ou aisées de catégories populaires qui y résidaient auparavant» (p. 148), le phénomène peut s’appréhender à travers l’analyse des changements de la composition sociodémographique d’un quartier et de la structure du parc de logements. L’auteur souligne le contraste entre le processus de gentrification et les «autres situations d’amélioration du parc de logements qui ne découlent pas directement d’une substitution des classes populaires par les classes moyennes ou aisées» (p. 151), par exemple une possible amélioration in situ du statut socio-économique de la population existante.
Sur la base d’une analyse statistique rigoureuse des données sociodémographiques disponibles, l’auteur montre qu’une reprise démographique et un rajeunissement du district se sont opérés depuis le début des années 2000, dus en grande partie à l’immigration étrangère. La part des étrangers à Ciutat Vella a augmenté de 3,8% en 1991 à 43% en 2007 (contre 1,4 % et 15,4% pour la ville de Barcelone), originaires en particulier du Maroc, du Pakistan ou d’Équateur. L’auteur observe une amélioration socioéconomique du statut des ménages entre 1991 et 2001, ainsi qu’une baisse du chômage, une élévation du niveau moyen d’instruction et une augmentation de la part des diplômés du supérieur, amélioration qui cache cependant de fortes inégalités locales. Le district reste un quartier très contrasté où l’hétérogénéité sociodémographique s’accroit et où les classes populaires demeurent, globalement, majoritaires. L’auteur montre que «les différents secteurs de Ciutat Vella connaissent des formes de récupération qui ne correspondent pas aux mêmes temporalités et ne répondent pas aux mêmes logiques» (p. 151). Un processus de gentrification affecte certains espaces et certains quartiers (tels que La Ribera), mais souvent de manière non exclusive. Il n’y a pas de processus complet ou total d’appropriation d’un territoire par un groupe social, ceci étant dû en grande partie à l’arrivée concomitante d’immigrants et de «gentrifieurs» potentiels qui entrent en concurrence pour des logements bon marché. L’auteur offre une analyse intéressante, à cet égard, de l’appropriation de l’espace (en particulier commercial), par les migrants et des rapports sociaux ambigus entre migrants, population de longue date et «gentrifieurs». Sur la base d’une typologie des quartiers de Ciutat Vella (ceux dont le profil social reste stable, ceux qui connaissent une trajectoire ascendante, descendante ou en cours de basculement), l’auteur montre que la transformation du district est donc marquée par une juxtaposition de phénomènes en apparence contradictoires: «micro-gentrification» (dans des secteurs ciblés), désembourgeoisement (substitution des classes supérieures par des classes moyennes et populaires) ou «dé-gentrification», marginalisation, ou stabilité (p. 216-218).
Le chapitre 4 se concentre sur les formes de résistance et les conflits générés par les politiques de réhabilitation des quartiers anciens à Barcelone. Dans les grandes villes espagnoles, la transition démocratique, après la mort de Franco, a été marquée par d’importantes mobilisations sociales urbaines, en partie menées par les associations de riverains qui s’étaient battues contre les politiques d’urbanisme de l’époque franquiste, marquées par l’autoritarisme et la spéculation foncière. L’auteur montre que la perception des changements urbains et sociaux par les résidents de Ciutat Vella se caractérise par des sentiments contradictoires, souvent critiques. Ceci est illustré par deux opérations de transformation radicale du tissu urbain par démolition/reconstruction, les projets du Pou de la Figuera et de la Rambla del Raval, qui symbolisent, aux yeux d’une partie de la population locale, un échec du processus participatif, une volonté d’homogénéisation du tissu social, et un relatif abandon des besoins de la population existante par les pouvoirs publics.
Le travail réalisé par Hovig Ter Miniassian est remarquable à plusieurs égards. Tout d’abord, comme le note l’auteur (p. 18), il y a peu de travaux en français sur les transformations sociodémographiques et les politiques urbaines à Barcelone; l’ouvrage remplit donc un vide notable. L’auteur a fait une très bonne synthèse des travaux de recherche sur le sujet en français, en espagnol, en catalan et en anglais. L’effort fait par l’auteur pour couvrir le champ de la recherche existante en quatre langues mérite d’être souligné car il est peu commun. Ensuite, l’auteur a choisi une approche méthodologique plurielle qui permet d’aborder le lien entre politiques urbaines, changements sociodémographiques et gentrification de manière rigoureuse et complète. Quatre types de méthodes sont combinés: une approche qualitative de la perception des transformations urbaines à travers des entretiens avec habitants, agents immobiliers, associations de riverains et commerçants, une approche «paysagère» de la transformation des locaux commerciaux et des espaces publics, une analyse du discours sur les politiques urbaines produit par la municipalité dans un corpus de publications spécifique, et une approche quantitative d’analyse statistique multivariée de données sociodémographiques à l’échelle la plus fine possible, traduite dans d’excellentes cartes.
L’utilisation de cette dernière approche, plutôt classique dans les travaux internationaux sur la gentrification, mérite cependant d’être soulignée. Comme le signale l’auteur (ainsi que, dans la préface de l’ouvrage, Horacio Capel, éminent professeur de géographie de l’Université de Barcelone), les (quelques) travaux existants en Espagne sur la gentrification à Ciutat Vella ne se sont pas toujours appuyés sur une méthode rigoureuse d’analyse des données sociodémographiques pour produire des résultats convaincants en terme de relation de cause à effet entre politiques de réhabilitation urbaines et gentrification. Le processus de gentrification de Ciutat Vella a souvent été exagéré au détriment d’autres dynamiques parallèles présentes dans les quartiers anciens, bien mises en lumière par l’auteur dans son analyse. Pour les lecteurs avertis, la présence d’une note méthodologique plus précise sur les sources des données statistiques utilisées aurait été utile, en particulier pour préciser les définitions des catégories socioprofessionnelles utilisées en Espagne/en Catalogne (par exemple la notion de «classe populaire», qui peut être différente de la définition utilisée en France), et expliquer comment l’auteur a pu faire la distinction entre gentrification et mobilité sociale ou résidentielle de la population existante in situ — l’écueil auquel se heurte tout chercheur travaillant sur la gentrification de manière empirique.
Les travaux de l’auteur contribuent donc de manière significative au corpus existant sur les transformations sociodémographiques et les politiques urbaines à Barcelone, mais aussi plus largement à la littérature sur la gentrification dans une perspective internationale et comparative. Depuis déjà plus d’une décennie, le débat fait rage entre chercheurs européens sur la validité, dans le contexte européen, d’un concept anglo-saxon appliqué au départ aux dynamiques à l’œuvre dans les villes anglaises et américaines. De multiples travaux sont venus affiner notre compréhension des nombreuses facettes et manifestations concrètes de la gentrification, mettant en particulier l’accent sur le rôle des politiques publiques dans les villes européennes (voir les débats sur la state-led gentrification). L’ouvrage d’Hovig Ter Miniassian contribue donc à ces débats en apportant une étude rigoureuse du cas barcelonais, qui reflète en partie les dynamiques à l’œuvre dans les centres historiques des grandes villes d’Espagne et d’Europe du Sud, où changement démographique, immigration récente, politiques publiques, actions privées (comme les pratiques de «mobbing immobilier») patrimonialisation et arrivée massive de flux touristiques ont produit des dynamiques de transformation sociodémographique et urbaine particulières, ambigües et complexes, qui échappent aux discours simplistes. La conclusion du livre aurait donc pu bénéficier d’une réflexion plus ambitieuse sur la place des travaux de l’auteur dans ces débats scientifiques européens [1].
L’ouvrage d’Hovig Ter Miniassian est un livre indispensable pour toute personne intéressée ou concernée par la transformation urbaine de Barcelone, ou pour tout chercheur travaillant sur la gentrification et ses différentes manifestations dans une approche comparative européenne. Il est bon de noter, cependant, que le contexte barcelonais a changé depuis la période de travail empirique effectué par l’auteur (2005-2009). En 2008, la crise mondiale a brutalement mis un frein à une décennie de croissance économique et de boom immobilier et spéculatif en Espagne et à Barcelone, générant une crise économique et sociale grave qui a freiné certaines des dynamiques observées par l’auteur à Ciutat Vella (notamment les flux migratoires et l’achat de logements par une population de «gentrifieurs» — une analyse des données du recensement de 2011 permettrait de confirmer ces hypothèses). D’autres dynamiques ont cependant continué, comme l’augmentation croissante des flux touristiques et la transformation de logements en locations à la nuit ou à la semaine, qui génèrent des conflits marqués entre population locale, touristes et pouvoirs publics. En 2011, les élections municipales ont porté au pouvoir le parti de centre droit Convergència i Unió (CiU), après plus de 30 ans de gouvernement socialiste. La municipalité a continué d’orienter les politiques publiques et urbaines vers l’attractivité de la ville auprès des investisseurs et des touristes, au grand dam de la population locale de Ciutat Vella. Le développement touristique excessif, la transformation des quartiers anciens en parcs d’attractions et le «droit à la ville» des résidents de Barcelone sont désormais, depuis quelques années, au premier plan des luttes urbaines dans les quartiers anciens et un sujet central dans la campagne électorale des élections municipales de mai 2015.
Référence de l’ouvrage
TER MINASSIAN H. (2013). Changer Barcelone. Politiques publiques et gentrification dans le centre ancien (Ciutat Vella). Toulouse: Presses universitaires du Mirail, 315 p. ISBN: 978-2-8107-0261-9