L’accès au littoral à Auckland, élément de durabilité urbaine?
Si la question de l’accès du public au rivage concerne toutes les villes littorales, son importance est encore accrue dans des cités océaniennes telles qu’Auckland (Nouvelle-Zélande), Nouméa (Nouvelle-Calédonie) et Port-Vila (Vanuatu). Dans ces trois agglomérations particulièrement marquées par l’omniprésence de la mer, le littoral est devenu un espace très convoité, affecté par des pressions croissantes pouvant remettre en cause l’accès public au bord de mer. L’hypothèse d’une fermeture progressive du rivage à Auckland, Nouméa et Port-Vila menacerait bon nombre de pratiques variées – de la pêche de subsistance à la promenade contemplative – très ancrées dans les mentalités. Or, dans des villes océaniennes encore jeunes et en pleine croissance, les rivages, lieux privilégiés de contact des habitants et des cultures, constituent en quelque sorte des matrices d’espaces publics, des creusets d’une urbanité encore en gestation. La garantie de l’accès du public au littoral interroge donc directement la durabilité urbaine. Ne pose-t-elle pas également la question de la définition d’un «droit au littoral», déclinaison du fameux «droit à la ville» d’Henri Lefebvre?
Malgré d’éminents enjeux sociaux ainsi qu’une dimension spatiale évidente, l’accès au littoral dans les espaces urbains reste un thème très peu abordé par les géographes (Clarck et Hilton, 2003; Fleury, 2004; Davidson et Entrikin, 2005; Magnan, 2007). La grande majorité des publications consacrées à l’accès au littoral est l’œuvre de juristes ou d’ingénieurs travaillant dans l’aménagement et la planification des collectivités publiques (Hayes, 2003). En comparant la gouvernance de l’accès au rivage d’Auckland, de Nouméa et de Port-Vila, les recherches menées dans le cadre de cette thèse abordent un champ de recherche fertile et stimulant. Nous présentons ici quelques résultats concernant les interactions entre la ville et le couple ouverture/fermeture du rivage, en abordant le seul cas d’Auckland.
Distinguer l’accès à la mer de l’accès au littoral
L’accès au littoral n’est pas, comme on pourrait le penser, synonyme d’accès à la mer (figure 1). En effet, l’accès à la mer ne concerne que la partie marine du littoral ou l’estran, zone de balancement des marées. Il est donc assuré à partir du moment où existe, au moyen d’une servitude transversale, un point de contact avec la terre ferme. Ainsi, dans l’absolu, une seule mise à l’eau dans une agglomération suffit pour certifier que l’accès à la mer au public est assuré: cela exige cependant pour l’usager, soit de nager, soit de disposer d’une embarcation. L’accès au littoral suppose quant à lui d’accéder à l’ensemble de l’interface littorale (partie terrestre, estran, partie marine) depuis la terre. Il est donc beaucoup plus complexe à évaluer et mesurer que l’accès à la mer puisqu’il ne suffit pas de comptabiliser les mises à l’eau et les espaces publics situés en bord de mer.
Le contexte océanien se caractérise par une grande variété de statuts fonciers (privé, public, coutumier) ainsi que par l’empilement des usages et des droits sur le rivage, parfois éphémères. Méthodologiquement, la seule façon d’évaluer avec certitude les accès de facto ainsi que le degré de publicité d’un rivage consiste à se rendre sur place. Le travail de terrain a donc été une étape essentielle dans la caractérisation de l’accès au rivage.
1. L’accès à la mer et l’accès au littoral |
Selon les difficultés d’accès rencontrées, les littoraux d’Auckland, Nouméa et Port-Vila ont été classés dans 4 catégories: ouverts, semi-ouverts, semi-fermés, et fermés. La comparaison des trois situations a pu mettre en évidence des phénomènes contre-intuitifs concernant les rapports entre la ville et la fermeture du rivage.
La ville ferme-t-elle le rivage?
Certaines idées couramment avancées insistent sur les liens étroits entre l’urbanisation, l’étalement urbain et la privatisation de l’espace. En effet, au cours des années 1990, dans le sillage de Jane Jacobs et Richard Sennett, plusieurs auteurs s’interrogent sur la fin proche de l’espace public dans les grandes villes américaines (Mitchell, 1995; Davis, 1992). Los Angeles constitue alors l’exemple emblématique de la ville post-moderne caractérisée par la privatisation des espaces publics. Auckland présente certains points communs avec la métropole californienne: étalement, place de l’automobile, structure polynucléaire. Selon ce modèle, les rivages d’Auckland devraient être essentiellement privatisés et fermés au public dans les parties centrales et plus faciles d’accès dans les espaces périphériques.
Or, le cas d’Auckland montre que l’essentiel des rivages ouverts se situe dans les espaces centraux ou proches du centre, et non en périphérie éloignée (figure 2). Les plus longues portions de littoral accessible se trouvent essentiellement sur l’isthme et à sa proximité immédiate (figure 2). Même si des discontinuités apparaissent (notamment les installations portuaires sur Waitemata Harbour et aéroportuaires sur Manukau Harbour), la quasi-totalité du linéaire côtier du secteur d’Auckland central (soit la ville-centre) s’avère totalement accessible au public. Globalement, au fur et à mesure que l’on s’éloigne du centre, la proportion de rivages ouverts diminue.
2. L'accès au littoral dans l'aire urbaine d'Auckland |
Cela est particulièrement visible sur les rives sud de Manukau Harbour, entre Papakura et Clarks Beach, sur les rives nord-ouest de Waitemata Harbour (Hobsonville, Whenuapai, Riverhead) et surtout sur l’île de Waiheke. Selon nos calculs, sur l’ensemble de l’aire urbaine, 40% des littoraux sont ouverts et 47% fermés. Mais la proportion de rivages ouverts est bien plus élevée dans les quartiers au tissu urbain serré (centre et suburb) que dans les espaces périphériques et périurbains au tissu lâche. Il y a ainsi une corrélation assez nette entre le triptyque densité/centralité/urbanité et l’accès au public, ce que confirme avec certaines nuances l’étude des cas de Nouméa et de Port-Vila. De façon schématique, l’accès au rivage s’organise selon une logique gravitaire, mais cela n’est qu’une tendance souffrant de plusieurs exceptions.
Ces résultats permettent de nuancer, voire de remettre en cause les conceptions souvent avancées quant à la privatisation de l’espace urbain: l’urbanisation ne contribue pas ici à la disparition des espaces publics sur le rivage. Ce constat rejoint celui de certains géographes soulignant que l’essentiel des espaces publics de Los Angeles se situe sur le littoral, du fait d’une véritable volonté des habitants de garantir l’accès aux plages (Davidson et Entrikin, 2005).
La forte demande d’accès au littoral pour des usages variés et potentiellement contradictoires entraîne deux mécanismes opposés. D’une part, plus la demande récréative est forte, plus la pression qu’elle exerce sur les propriétaires et les décideurs tend à ouvrir le rivage au public. D’autre part, plus la valeur de la terre augmente, plus les propriétaires sont tentés de protéger leurs biens, ou de les rentabiliser en filtrant l’accès du public (par des droits d’entrée par exemple). La ville est ainsi le théâtre de dynamiques contradictoires et complexes d’ouverture et de fermeture de l’espace. Quand bien même la ville se ferme (Capron et al., 2006), elle peut tout autant ouvrir son littoral au public: urbanité, «droit au littoral» et durabilité ne sont pas antinomiques.
Bibliographie
CAPRON G., dir. (2006). Quand la ville se ferme. Quartiers résidentiels sécurisés. Paris: Bréal, coll. «d’autre part», 288 p. ISBN: 2-7495-0485-6
CLARK E.L., HILTON M.J. (2003). «Mesuring and Reporting Changing Public Access to and Along the Coast». New Zealand Geographer, vol. 59, n°1, p. 7-16. DOI: 10.1111/j.1745-7939.2003.tb01651.x
DAVIDSON R.A., ENTRIKIN J.N. (2005). «The Los Angeles Coast as a Public Place», Geographical Review, vol. 95, n°4, p.578-593. DOI: 10.1111/j.1931-0846.2005.tb00382.x
DAVIS M. (1992). «Fortress Los Angeles: The Militarization of Urban Space». In SORKIN M. Variations on a Theme Park: The New American City and the End of Public Space, New York: Hill and Wang, p. 154-180. ISBN: 0-374-52314-2
FLEURY A. (2004). «Les rivages d’Istanbul: des espaces publics au cœur de la mégalopole». Géographie et cultures, n°52, p. 55-72.
MAGNAN A. (2007). «Tourisme et réserves d’espaces pour les pratiques locales sur les littoraux de l’île Maurice». Les Cahiers d’Outre-Mer, n°240, p. 341-372. DOI: 10.4000/com.2528
MITCHELL D. (1995). «The end of public space? People’s park, definitions of the public, and democracy». Annals of the association of American geographers, vol. 85, n°1, p. 108-133. DOI: 10.1111/j.1467-8306.1995.tb01797.xa
Référence de la thèse
HOFFER O. (2013). Quand le littoral se ferme. Quelle gouvernance de l’accès et des usages de l’interface littorale dans les agglomérations d’Auckland, Nouméa et Port-Vila?. Université de La Réunion, thèse de doctorat en Géographie.