N°117

Visualiser 15,3 trillions de dollars US d’exportations commerciales mondiales, and what else?

Présentation générale de l'application, origine, auteurs et objectifs

L’application Globe of Economic Complexity a été développée par Owen Cornec et Romain Vuillemot (un français, ancien post-doctorant à l’INRIA) du Center for International Development (CID), un groupe de recherche transversal de l’Université de Harvard. Le contexte de développement s’inscrit dans la mouvance de l’Atlas of Economic Complexity qui vise à diffuser les idées du CID sur la complexité économique et la lutte contre la pauvreté. Cet atlas est disponible en PDF en ligne, sur un double support papier et Internet.

La version Internet de l’atlas, considérée comme expérimentale, a été présentée en octobre 2015 à Chicago, lors de la conférence internationale IEEE VIZ: la grand-messe de l’informatique graphique. Son intérêt tient dans la possibilité de visualisation interactive d’une très grande quantité de données liées à un phénomène de mondialisation. L’objectif affiché est, en effet, de permettre de visualiser la «vraie» complexité analytique et graphique des échanges commerciaux mondiaux, observés entre pays. Trois modalités de visualisation sont proposées: des cartes interactives et des graphes, complétés par des représentations hybrides novatrices. Cette ambition technique se heurte à de nombreuses difficultés liées, tout d’abord, à la multiplicité des composantes à représenter: plusieurs catégories de produits, échangés entre différents pays, au cours du temps, et observés à l’échelle internationale pour une vision globale.

Sur le fond, la solution proposée consiste à recourir à la notion de diffusion d’un phénomène à l’échelle mondiale, en l’appliquant à un processus d’économie productive. Le procédé de représentation utilisé est le semis de points, mis en œuvre grâce à une méthode de visualisation interactive mobilisant des technologies web actuelles. Ce type de représentation par points fait effectivement référence aux (célèbres) premiers travaux cartographiques de John Snow sur la diffusion de l’épidémie de choléra de Londres de 1854. Plus récemment, à la mouvance naissante des Unit Visualisations, un terme introduit par le Microsoft Sanddance (2013) pour qualifier les représentations «directes» des données, c’est-à-dire qui ne mobilisent aucun traitement numérique.

Il s’agit là d’une préoccupation actuelle de la recherche en visualisation de données que d’essayer de réaliser la représentation la plus complète et la plus directe possible sans avoir à réduire ou à modifier… au préalable l’information. Cela est désormais rendu possible en utilisant, d’une part, les nouvelles techniques d’affichage et d’interaction; d’autre part, par les possibilités d’actions sur les seuls aspects graphiques et visuels qui ne modifient pas les données, mais seulement leur apparence.

Fonctionnalités de l’Atlas of Economic Complexity
Modalités d’interaction

Au premier abord, cette application web apparaît innovante et originale, combinant représentation interactive de données de flux sur un globe interactif (ce qui est assez rare pour être souligné).

Une courte vidéo est disponible sur la page d’accueil du site, en guise d’introduction. Elle permet de présenter les principes de représentation des données utilisés pour rendre compte de «l’échelle réelle» et de la complexité de l’économie mondiale. Dans les faits, cette séquence animée est un tutoriel de l’application, rendu nécessaire par la quantité d’information utilisée et le procédé de représentation adopté: sa décomposition en unités ponctuelles selon différents modes de représentation.

De multiples modes de représentation sont proposés:

  • un globe pivotable et zoomable;
  • un planisphère (selon une projection plate carrée, ce qui est regrettable);
  • des empilements (ou stacks) correspondant à un diagramme
    en barre coupée, sur un planisphère incliné;
  • un graphe (de similarité) en 2D des produits;
  • un graphe 3D des produits;
  • un graphe 2D des produits avec superposition d’empilements 3D.
  • Pour chaque visualisation, l’interactivité possible consiste:

  • en la sélection d’une catégorie de produit (un point dans le pays, localisé aléatoirement, correspondant à 100M$ d’exportations);
  • sur les cartes, à visualiser les destinations des flux d’exportations d’une catégorie, depuis un pays donné (sans toutefois représenter les quantités exportées);
  • sur les empilements, à la visualisation du volume de produits échangé par pays ou de catégories;
  • au déplacement et au zoom dans les visualisations proposées.
  • On peut citer quelques applications similaires, dans leurs méthodes ou leurs formes:

  • Le projet Health and Wealth of Nations- D3 cesium est un bon exemple de différentes modalités combinées de visualisation de données localisées sur un globe interactif, utilisant des cadres de développement open source.
  • Le projet earth propose une simulation des conditions météorologiques mondiales (vents, températures, pression…) mises à jour très fréquemment. Ce globe est notamment réalisé <br/>à partir des fonds cartographiques libres de Natural Earth.
  • Le projet Small Arms and Ammunition – Imports & Exports
    réalisé par Google (cadre de Google Ideas INFO) propose
    une visualisation interactive et temporelle des flux internationaux d’armes légères, couteaux et de munitions.
  • Ces développements autour de la figure du globe sont rendus accessible par la plateforme Chrome experiments qui propose un cadre de développement accompagné.

    Contenus thématiques

    Les données sont très riches: elles portent sur les exportations du commerce mondial (pays-pays) en 2012, par catégories de produits regroupées en 15 postes. La source est récente et fiable, il s’agit de la base United Nations Comtrade. L’application permet théoriquement la visualisation de la dispersion mondiale du système productif, par types de produits, mais aussi, à l’inverse, de la spécialisation potentielle de certains pays producteurs. Il est cependant difficile de s’en rendre compte, surtout pour les pays aux exportations diversifiées, car les couleurs des points sont peu distinctes. Enfin, le volume des exportations est représenté directement par la quantité de points colorés dans les pays (mais ce volume n’est pas représenté sur les flux échangés entre pays).

    Aspects méthodologiques

    Dans les modalités cartographiques de cette application, c’est le point de vue du lieu (donc du pays) qui est privilégié et non celui de leurs échanges. On s’intéresse donc aux sommes marginales en lignes de la matrice de données sous-jacentes et non à son cœur (aux flux). La donnée est un stock que l’on représente par un semis de points placé aléatoirement sur la surface du pays. Les auteurs utilisent tantôt le terme anglais de «pixel», l’unité élémentaire d’une image, tantôt celui de «point» qui est préférable ici, ce qui prête à confusion. Un total de 153 000 points associés aux 15,3 trillions de US$ échangés sont ainsi représentés.

    La lecture la plus évidente du résultat est l’idée qu’une densité importante de points en un lieu correspond à une quantité importante d’exportations.

    La variation de couleur des points est liée à la variété de produits exportés: les pays arborant des points d’un faible nombre de couleurs différentes présentent une production plus spécialisée que les autres. Cependant, les points étant de petite taille et répartis aléatoirement sur tout le territoire d’un pays, ils sont difficiles à discriminer individuellement. La géographie fine, infranationale de la production n’est pas respectée (en raison du choix du point, ce qui confirme aussi l’usage abusif du terme de «pixel»). La clarté des couleurs choisies (peut-être liée au choix d’un fond noir ou à la petite taille des points), rend la distinction un peu difficile.

    Même dispersés aléatoirement, les points apparaissent placés sur un maillage régulier. Ils auraient aussi pu être rangés, classés dans l’espace selon un ordre intelligible et homogène pour améliorer la compréhension.

    Aspects techniques

    Plusieurs modes de visualisation sont proposées: des cartes en 2D sur un planisphère et en 3D, sur un globe interactif, des visualisations sans référence spatiale, organisées en deux ou trois dimensions par thématique.

    La mode étant à l’agrégation visuelle des masses de données (comme par exemple l’edge bundling pour les liens [1]), les auteurs proposent ici la perception d’un effet visuel de fusion du semis de points lors du changement de catégorie ou de type de visualisation… mais qui se révèle, au final, assez peu convaincant, car l’effet s’accompagne d’un flou important.

    L’information sur les éléments cliqués ou survolés est affichée en temps réel sous la forme d’étiquettes, ce qui permet d’éviter l’utilisation d’une légende qui serait trop encombrante. La conséquence logique est que cette application ne peut livrer son information fine que par l’exploration à la souris: les images statiques ne sont pas complètement et précisément lisibles.

    Sous le capot, ce site utilise des technologies libres, open source et très populaires (bibliothèques JavaScript D3 et ThreeJS pour l’animation et la visualisation, HTML5 et SVG pour le dessin).

    On apprécie notamment la mise à disposition des données formatées, structurées, sur la forge [2] Github du CID.

    Discussion critique

    Si la prouesse technique ayant conduit à la réalisation de cet atlas en ligne est indéniable, on peut regretter plusieurs éléments. Tout d’abord, la faible lisibilité du résultat, ce qui empêche son interprétation thématique et gêne l’exploration visuelle, ce qui est dommage, dans ce contexte. Ensuite, on peut aussi déplorer le manque de visualisation globale de la destination des échanges (on ne sait pas avec qui sont échangées les catégories de produits qu’en les explorant une par une, au clic).

    Ainsi, cette application, dont l’objectif affiché est de simplifier la complexité de la visualisation de flux commerciaux mondiaux, recrée une complexité graphique inouïe (ce nuage de poussière déroutant) là où un traitement visuel préalable des données (regroupement de liaisons commerciales par communautés de pays, par destinations, par exemple) aurait pu être mis en œuvre pour réduire la difficulté de lecture.

    Au final, cette application souligne, une fois de plus, la nécessité d’une approche pluridisciplinaire combinant aspects techniques ou technologiques, mais, avant cela, aspects thématiques puis méthodologiques. Ces derniers sont d’ailleurs totalement absents du site, ils sont regroupés sur l’espace Github du projet, mais ce service n’est pas facilement accessible aux néophytes, puisqu’il est destiné à des informaticiens pour le suivi du développement d’applications.

    Du point de vue de l’esthétique, l’utilisation d’un fond noir, dont on sait qu’il permet une visualisation plus mémorable et avec davantage de contrastes…, n’est pas vraiment opérante, car la police de caractère utilisée n’est pas adaptée, du moins sur notre écran; et les fameux points, minuscules et mal colorés, se réduisent en poussière, rendant impossible la perception individuelle des teintes associées aux différentes catégories de produits.

    Ce travail présente néanmoins un potentiel intéressant, dans sa capacité à démontrer que la combinaison d’un grand nombre de points caractérisés, selon plusieurs modalités graphiques (2D, 3D, géographie), est techniquement possible, dans une interface web assez souple, ergonomique et dynamique.

    Conclusion

    Sur le plan technique, cette application est parfaitement utilisable, fluide, réactive, adaptée à différents écrans, malgré le fait qu’elle utilise un navigateur Internet plutôt qu’une application dédiée.

    Sur le plan méthodologique, l’idée de l’Unit Visualisation, consistant à représenter directement l’information élémentaire de flux, souvent pléthorique, sans opérer de traitement simplificateur, possède l’intérêt de rendre visible la quantité et la complexité globales d’une information, mais échoue à faciliter son analyse, sa synthèse. On manque ainsi l’objectif essentiel du traitement de données: synthétiser lisiblement l’information et on garde l’impression qu’un nuage de poussière parcourt le monde…

    Par ailleurs, l’impression visuelle de diffusion apportée par cette application semble plutôt inappropriée pour la représentation des flux de marchandises d’un pays à un autre. Il ne s’agit pas ici de la représentation de la propagation d’épidémies ou d’innovations! Les échanges sont orientés et on ne peut visualiser que la quantité d’exportations par pays, au niveau global, ou la destination des exportations d’un seul produit à la fois.

    Sur le plan sémiologique, le choix du semis de points est assez étonnant pour représenter des données agrégées (sommes de flux marginaux) même s’il n’est pas faux. Ce mode de représentation entraîne une confusion à la fois visuelle et thématique: on ne sait pas exactement ce qui est représenté – on pense à des relations alors qu’il s’agit de stocks! L’utilisation de la variable visuelle de la couleur est tout indiquée pour distinguer les types de marchandises, cependant ces derniers sont trop nombreux pour que leurs couleurs soient distinguables, surtout sur des points minuscules et qui apparaissent très lumineux sur ce fond noir.

    Au final, cette application est bel et bien une prouesse technologique qui réussit à représenter littéralement des centaines de milliers de points contenant chacun une information et ce, qui plus est, de manière à ce qu’ils puissent être interrogés et explorés sous une forme interactive en utilisant des technologies libres et accessibles.

    Cependant, on peut regretter qu’au-delà des effets visuels impliquant des nuages de points mobiles, au-delà des aspects purement techniques, les méthodes de simplification et de représentation graphique des données numériques n’aient pas été mobilisées au mieux, produisant alors un effet de flou et de complexité fortement préjudiciable la lecture de l’information.

    Cf.: https://mappemonde.mgm.fr/num40/fig13/fig13401.html
    «forge» est appréhendé ici dans le sens de système de développement logiciel collaboratif sur Internet.