Dialectique du monstre. Enquête sur Opicino de Canistris
Fonctionnaire de rang intermédiaire dans l'administration pontificale à Avignon, Opicinus de Canistris, né à Pavie en 1296 et mort en Avignon vers 1353, est l'auteur d'une œuvre textuelle et (carto)graphique très intrigante. Le clerc a disposé sur des papiers ou parchemins grand format des textes en latin autobiographiques, religieux et ecclésiologiques, des schémas symboliques ou figuratifs – personnages, saints, monstres, animaux réels ou mythiques – qu’il a superposés à des cartes extraordinaires, dressées selon les méthodes de la cartographie marine et qui font apparaître de saisissantes figures anthropomorphes aux motifs parfois explicitement sexuels. L'étrangeté de ce travail a attiré la curiosité des historiens de l'art, des artistes et des psychiatres, moins celle des cartographes ou des géographes. Opicinus n'apparaît dans aucune histoire de la cartographie (hormis une note dans l’histoire de la cartographie de Harley et Woodward). Christian Jacob ne le mentionne pas dans sa somme L'Empire des Cartes. La fameuse exposition Cartes et figures de la terre à Beaubourg en 1980 présenta pourtant au grand public une de ses cartes, «cas extraordinaire d’"art brut" et de folie cartographique» selon le visiteur Italo Calvino.
L'œuvre d'Opicinus ne fut que très tardivement exhumée des archives. Les chercheurs du fameux « Warburg Institute » eurent vent dans les années 1910 de l’existence des 50 planches du Palatinus latinus 1993 à la Bibliothèque apostolique vaticane. Ils firent rapidement le lien avec l'auteur de traités religieux déjà répertoriés. Un codex sur papier, Vaticanus latinus 6435, fut découvert pendant la seconde guerre mondiale. C’est une sorte de journal intime en 80 feuillets composés de textes, dessins et cartes, auxquels est venu s'ajouter un nouveau feuillet volant découvert en 2003. Muriel Laharie a produit en 2008 une édition intégrale de ce codex, mais il n'existe pas d'édition critique exhaustive de l'œuvre d'Opicinus, dont une partie semble par ailleurs avoir été perdue.
Depuis sa redécouverte, cet objet singulier d'une force indéniable a donné naissance à de multiples interprétations esthétiques, symboliques, mystiques, spirituelles, psychiatriques et psychanalytiques. Mais ces analyses ont souvent concerné une partie limitée d'un corpus labyrinthique, et négligé le contexte social et politique de l’existence d’Opicinus. La publication en octobre 2015 par les éditions Zones Sensibles de l’ouvrage de Sylvain Piron Dialectique du monstre est donc particulièrement bienvenue pour aborder et tenter de comprendre cette œuvre déroutante. Pour la première fois peut-être, sa dimension cartographique est prise au sérieux et n’est pas réduite à une curiosité vaguement scandaleuse ou à un symptôme pathologique.
Le livre est construit comme une enquête rigoureuse et «bienveillante» – le mot est de l'auteur – pour rendre justice à l'œuvre et à la personnalité de celui auquel Piron restitue son nom d'usage, Opicino. C'est le résultat du travail conjoint de Sylvain Piron, historien à l'École des hautes études en sciences sociales et de son éditeur, Alexandre Laumonier, graphiste et anthropologue, à l'origine de la commande de l'ouvrage. La mise en page du livre est originale et soignée, comme toutes celles des éditions Z/S. Un bel aperçu en est donné sur le site Web consacré au livre. Sous une jaquette dépliable de 40 x 60 cm reproduisant un original d'Opicino, 40 illustrations en couleur d'une excellente qualité, dont plusieurs dépliables, alternent vues d'ensemble et de détail pour soutenir l'analyse très serrée des textes et des constructions graphiques tourmentées d'Opicino. Ces documents sont disposés régulièrement dans le livre comme autant de jalons faisant entendre la voix d'Opicino en contrepoint de l’analyse de Sylvain Piron. Le lecteur perçoit bien ainsi le défi relevé par l’auteur: parcourir sans s’y égarer une œuvre dont la complexité défie la mémorisation, y chercher un principe organisateur sans trahir sa complexité, l’éclairer sans nier sa réelle obscurité.
La question de la santé mentale d’Opicino se posa très tôt. De nombreux médecins assistaient à la grande conférence de Richard Salomon à l’Institut Walburg en 1929. En 1943, Jung consacra même un séminaire non publié à Opicinus. L'explication par des troubles psychiques s'affirma dans les années cinquante et fut reprise et diffusée largement ensuite, en particulier par Muriel Laharie et Guy Roux. En interprétant les figures hallucinées d'Opicino comme l’expression visuelle d'un conflit psychique, Dialectique du monstre rapproche Opicino d'Antonin Artaud à Rodez en 1945. Appuyé sur le socle batesonien des injonctions contradictoires liées à un conflit non résolu entre différents niveaux de normalité, Sylvain Piron se montre très critique envers les interprétations antérieures. Parfois construites sur des erreurs de traduction, elles lui paraissent procéder à une généralisation hasardeuse en projetant sur Opicino des catégories psychologiques mouvantes et élaborées à partir de cas aux conditions familiales et sociales complètement différentes de celles du clerc de Pavie. Pour Piron, Opicino souffre essentiellement de «la schizophrénie de l'Église». Il intériorise à l’extrême les contradictions du catholicisme médiéval: des saints sacrements administrés par des prêtres en état de péché, une Église aux richesses colossales en charge de transmettre l'idéal de pauvreté du Christ, un appel officiel à l'humilité de religieux obsédés par leurs ambitions carriéristes à la cour des Papes. À cela s’ajoutent les déchirements politiques liés à l'origine pavesane d'Opicino et aux conflits entre guelfes et gibelins. Dans sa postface, le psychiatre Philippe Neuss interprète quant à lui l'œuvre d'Opicino moins comme la manifestation d'un dérèglement pathologique, que comme un travail de reconstruction, d'élaboration créatrice suite à une crise psychique mystérieuse.
C’est la thèse principale de Dialectique du monstre: l'œuvre fantastique d'Opicino n'est ni l'expression d'un dérèglement mental ni le résultat d'une quête, la vérité révélée à l’auteur dont il nous faudrait trouver le sens caché. Elle est en fait la quête elle-même, le moyen par lequel Opicino tente de résoudre ses nombreux et lancinants conflits intérieurs. Elle est le chemin qu’il cherche pour «réconcilier les termes d'une réalité qu'il perçoit comme scindée» et «colmater les failles d'une unité qui se dérobe». Le livre accompagne le lecteur sur les traces de la quête d’Opicino, le pousse à naviguer par lui-même dans les documents et à mener, modestement, sa propre enquête dans les pas de Sylvain Piron. C'est un des tours de force de l’ouvrage, maquette et texte conjoints, que de parvenir à tisser ensemble des fils discursifs de nature différente. Piron expose très clairement les méthodes et problèmes que rencontre une approche d'anthropologie historique pour reconstituer de manière précise et rigoureuse l'inextricable faisceau de contraintes familiales, sociales, religieuses, politiques dans lequel peut vivre un clerc séculier au XIIIe siècle. Il nous donne aussi le sentiment saisissant de plonger dans les pensées d'un individu singulier, lointain dans le temps et la culture mais proche par sa souffrance et son effort pour dépasser ses déchirements intimes. Dans les dernières lignes de son texte, Sylvain Piron ouvre en pointillés la question du caractère fictionnel de sa reconstruction, quand il annonce devoir se séparer de son «personnage». Mais le lecteur n’oubliera pas la très belle leçon d'histoire sociale et culturelle qui accompagne cette hypothétique reconstruction d’une vie.
1. Vaticanus latinus 6435, f. 53v. 21,5 x 31,5 cm. |
© Biblioteca Apostolica Vaticana. Tous droits réservés. |
Piron interprète les fameuses cartes où les lignes des littoraux prennent forme humaine comme un processus d’élucidation à part entière. À force de regarder les cartes qu'il dessinait, comme on cherche des formes dans les nuages, Opicino aurait fini par reconnaître un corps monstrueux et démoniaque dont la réalité s'est imposée à lui et qui a donné naissance ensuite aux corps continentaux de l'Europe et de l'Afrique et à la Tarasque du Rhône menaçant d'engloutir le continent (figure 1). L’auteur voit dans ces diagrammes ésotériques de véritables autoportraits qui tentent de reconstituer les fragments d'une identité éclatée, y compris par des métaphores géographiques. «Tu es l'Egoceros, de ego qui veut dire chèvre et ceros qui est la corne, semblable au capricorne dont l'effigie montre une barbe caprine, que l'on appelle Mer Egée ou mère caprine» écrit celui qui est né sous le signe du Capricorne. Quand Opicino superpose les cartes de l'Europe et de la Méditerranée avec des cartes de la Lombardie et des plans de Pavie (figure 2), il fait coïncider dans une géographie symbolique l'espace de la chrétienté et les lieux de sa propre vie, son destin personnel étant étroitement déterminé par le conflit entre la Papauté et l’Empire. La cartographie est omniprésente chez Opicino, sous des formes souvent plus discrètes que les cartes anthropomorphes les plus connues. À un Opicino écartelé par ses conflits et ses doutes, la cartographie fournit ce que Piron appelle «un escabeau spirituel». Elle fait coexister et unifie graphiquement «des plans de représentations hétérogènes» transformant en «significations intellectuelles» des «images charnelles». Il s'élève ainsi du monde visible et matériel vers le monde invisible et spirituel. Disposant autoportraits, figures saintes et personnages religieux sur des cartes à différentes échelles, il associe son corps personnel, le corps de l'Europe et le corps de l'Eglise dans des schémas qui restent encore largement obscurs, même si Sylvain Piron nous en donne une interprétation convaincante.
2. Palatinus latinus 1993, f. 13r. 76 x 57 cm. |
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Les spécialistes, qu’ils soient médiévistes, théologiens ou psychiatres, discuteront probablement les thèses nouvelles et originales de Dialectique du monstre. Le lecteur curieux, amateur d’histoire et de psychologie, fera son miel de cet ouvrage savant et sensible. Le cartographe notera que l'analyse de Piron est très proche des conceptions modernes de la cartographie. Interpréter les productions textuelles et graphiques d'Opicino comme une construction visant à résister à une dissociation mentale, renvoie à la carte comme «fonction» de Christian Jacob, ou comme série toujours imbriquée d’interactions liant fabrication et usage que défend Harley. La carte serait autant l’expression en acte d'un univers à construire que la représentation mimétique d’un monde déjà là. Même la conception de la carte de Jacob comme artefact de médiation dans un processus de communication sociale est pertinente. Bien sûr, Opicino semble n'écrire et ne dessiner que pour lui-même. Il ne semble pas avoir présenté ses travaux à un tiers, peut-être par prudence, vu le caractère peu orthodoxe de ses réflexions écclésiologiques. Si l’on admet que ce travail d'introspection est d’abord une lutte intérieure et un dialogue avec lui-même, la carte est un des moyens qu’utilise Opicino pour conduire cet échange intime en lui donnant une projection sur le monde. Pour cela Opicino combine de manière inédite des registres cartographiques considérés actuellement comme opposés: techniques mathématiques simples inspirées de la cartographie marine, dessins de figures anthropomorphes et opérations de géométrie symbolique par superposition d'espaces de tailles différentes. Pour Piron ce mélange de techniques est caractéristique du XIVe siècle italien, moment où les conventions de la représentation de l'espace ne sont pas encore figées, et où cartographies mathématique et symbolique peuvent se croiser et se féconder en fonction des besoins. Opicino fait de ces techniques un usage profondément original et personnel qui mêle examen de conscience et exercice de géographie spirituelle.
C'est peut être cette tentative frénétique d'écriture cartographique du soi qui nous rend Opicino si proche, même si nous pouvons rester étrangers à ses tourments spirituels et théologiques. Alors que se banalise sur Internet l’exposition des vies personnelles, que les techniques de production cartographique renouvelées par le numérique combinent données massives issues de l’agrégation de traces individuelles, calculs sophistiqués et formes de visualisation inédites, la séparation des natures de la carte, objective et scientifique, subjective et émotionnelle, publique et intime, tend à se brouiller. Des usagers utilisent des cartes pour raconter leurs histoires, individuelles ou collectives, exprimer le quotidien, revendiquer des territoires communs. Cette émergence dite néocartographique hérite, on le sait, des cartes psychogéographiques des situationnistes. À propos d'Opicino, Piron évoque d’ailleurs Debord et se projette lui-même dans le jeu des coïncidences et des correspondances spatiales à l'occasion de l’un de ses voyages à Rome pour consulter des parchemins à la bibliothèque vaticane. Cette démarche singulière d’égocartographie à l’époque médiévale entre étonnamment en résonance avec notre époque.
Cartographes et géographes, et tous ceux qui se plaisent à «habiter les cartes» ou à se laisser habiter par elles, ne regretteront pas le voyage en compagnie d'Opicino que leur propose cette remarquable et émouvante Dialectique du monstre.
Merci aux éditions Z/S de nous avoir communiqué les documents illustrant cette note qui sont conservés à la Bibliothèque apostolique vaticane.
Référence de l’ouvrage
PIRON S. (2015). Dialectique du monstre. Enquête sur Opicino de Canistris. Bruxelles: Éditions Zones Sensibles, 208 p., 40 illustrations. ISBN: 978-293-0601-18-2