Cartes d’exception – 3 500 ans de représentation du monde
Hasard du calendrier ou opération commerciale, deux beaux ouvrages autour de la cartographie sont parus en fin d’année 2015, comme pour mieux alimenter les rayons des libraires en cadeaux de Noël «géographiques»: Cartes – Explorer le monde chez Phaidon et Cartes d’exception chez GÉO.
C’est sur ce deuxième titre que porte ce compte-rendu.
À l’heure des cartes en ligne, des livres électroniques et des «petits atlas», qu’il est agréable de se pencher sur cet ouvrage, richement doré et d’une exceptionnelle qualité de mise en page. L’ouvrage est paru aux éditions GÉO, il se veut délibérément grand public et foisonne d’images, de pictogrammes, d’encarts et surtout d’une excellente reproduction des œuvres souvent pleine page, avec, dans le cas des cartes très détaillées, ce que l’auteur appelle un «parcours visuel» consistant à zoomer sur telle ou telle partie de l’image centrale. Soixante-deux cartes sont traitées dans une optique qui serait, selon l’auteur, plus des symboles «de moments clés de l’Histoire du monde» (p. 7) que véritablement des marques de l’évolution des techniques cartographiques. Autrement dit, cet ouvrage est plus un travail d’historien que de géographe! Jerry Brotton (sociologue de la littérature de formation) est d’ailleurs professeur d’études sur la Renaissance (Queen Mary University de Londres).
Le livre est organisé en cinq chapitres «Cartes anciennes», «Grandes découvertes», «Nouveaux objectifs», «Cartes thématiques» et «Cartographie moderne», suivant, in fine, un simple ordre chronologique. Si les cartes des trois premiers chapitres sont réellement exceptionnelles, comme le prétend le titre, les deux derniers chapitres, de 1750 à aujourd’hui, présentent des documents plus conventionnels.
Ce qui est très intéressant dans cet ouvrage, outre sa clarté et la pertinence des petits textes en commentaire des images, c’est la qualité du rendu des œuvres proposées. Pour qui s’intéresse au graphisme, il ne peut qu’être émerveillé par les restitutions au fil des pages.
Sur chaque carte proposée, de manière claire: un nom, une date, un auteur et surtout des indications très pertinentes dont on ne trouve pas toujours les références dans d’autres ouvrages: le type de support originel, le lieu de stockage ou d’exposition et même un petit pictogramme qui donne l’échelle au regard d’une main ou d’une silhouette. C’est alors une indication qui saute aux yeux, même du géographe le plus érudit: certaines œuvres sont monumentales (la carte des dix mille pays de la terre de Matteo Ricci en 1602, p. 126, par exemple) alors que d’autres au contraire, minuscules, sont des trésors de minutie (Mappemonde de Sawley, p. 50). Les textes sont très synthétiques, mais de nombreux encarts sur les techniques abordées, le contexte historique ou les auteurs apportent des détails bienvenus. Cependant, c’est dans le choix des cartes «exotiques» que ce livre se révèle le plus intéressant. L’auteur nous propose en détail des travaux magnifiques que nous ne voyons que rarement dans la littérature: la carte aztèque de Tenochtitlan (p. 105), les cartes nautiques de Zheng He (p. 135), ou encore la carte du monde indienne (p. 176). Le voyage dans le temps se double d’un voyage dans l’espace nous révélant des maîtres cartographes aux quatre coins du monde.
Si le choix des cartes n’est pas exhaustif (comment pourrait-il l’être d’ailleurs tant l’histoire de la cartographie est riche de merveilles!), il parait évident que l’auteur (peut-être à la demande des éditeurs) a privilégié l’esthétique et le spectaculaire.
Jerry Brotton avait déjà publié chez Flammarion, en 2013, un ouvrage traitant sensiblement du même sujet: Une histoire du monde en 12 cartes (chroniqué pour Mappemonde par Sébastien Velut), s’adressant plutôt à un public d’érudits autour de seulement 12 représentations. Pour les éditions GÉO, il a, en quelque sorte, multiplié les exemples graphiques et grandement édulcoré les textes dans cette nouvelle publication, cette fois, volontairement grand public.
L’enthousiasme des premiers chapitres s’érode dans les deux derniers avec des représentations étrangement associées: passer, par exemple, de la carte Dymaxion (p. 220), à la carte de la Lune (p. 224), puis à la carte du monde équivalente (p. 226) dans un chapitre intitulé «Cartographie moderne» parait peu cohérent. Progrès techniques, démarche sémantique ou sémiologie graphique sont abordés pêle-mêle. De même, la démarche artistique pure n’est hélas abordée que par la Mappa del mondo d’Alighiero Boetti (p. 232) et la Nova Utopia de Stephen Walter (p. 240). Pour un ouvrage qui met en exergue la beauté des cartes «classiques», quel dommage d’avoir à peine effleuré l’art dans la cartographie!
L’auteur a bien évidemment été dans l’obligation de limiter ses choix, mais on peut s’étonner par exemple qu’il traite sur quatre pages (p. 118 à 121) de la Galerie des cartes du Vatican (à juste titre tant le lieu est extraordinaire), mais qu’aucune mention ne soit faite par exemple des globes de Coronelli représentant eux aussi une synthèse monumentale des connaissances cartographiques à leur époque (au XVIIe siècle cette fois). D’ailleurs l’auteur n’aborde jamais les œuvres directement sur sphère (globe de Behaim en 1492, Wyld en 1851…) alors que cette démarche est très symptomatique de l’évolution des techniques. Dans un prochain livre peut-être?
L’ouvrage contient un index relativement sommaire, mais c’est surtout l’absence totale de références bibliographiques qui fait cruellement défaut. Ni dans le texte ni en fin d’ouvrage, il n’est fait de référence. Un simple petit encart autour de livres ou de sites de type «Pour en savoir plus», associé à chaque carte aurait été d’une grande utilité. Pour un amoureux des belles cartes - et ce livre, sans nul doute, fera aimer les belles cartes au grand public - aucune possibilité de continuer le «voyage cartographique» ni par des références bibliographiques, ni même par des sites Internet associés. Dommage.
Enfin, l’auteur cherche à mettre en parallèle grands évènements historiques et cartographiques, mais ne présente aucune frise chronologique de synthèse, aucun tableau synthétique (qu’on trouvera remarquablement bien fait, par ailleurs, à la fin de l’ouvrage Cartes. Explorer le monde chez Phaidon).
Cartes d’exception est un ouvrage qu’on parcourt avec plaisir, sur lequel on s’attarde, attiré par l’une ou l’autre des splendides reproductions, ou intéressé par tel ou tel détail. Le professeur d’histoire ou de géographie pourra y puiser quelques informations sommaires sur un auteur ou une technique, mais l’ouvrage reste très grand public. C’est peut-être une chance: si ce type de «beau livre» peut amener le public à s’intéresser à l’art de la cartographie, on ne peut que s’en réjouir. Un joli cadeau à faire, un beau livre à conserver dans sa bibliothèque.
Enfin, saluons un ouvrage de cartes qui n’a pas la prétention de s’appeler «atlas» comme quatre-vingts pour cent des productions actuelles dans le domaine!
Référence de l’ouvrage
BROTTON J. (2015). Cartes d’exception – 3 500 ans de représentation du monde. GÉO – Prisma , 256 p. ISBN: 978-2-8104-1529-8