N°77 (1-2005)
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Les cimetières de Saint-Denis de la Réunion:
un territoire de reconquête identitaire
pour les communautés indiennes
UMR ADES, Université de Bordeaux 3 |
La mondialisation et la redécouverte de la diversité culturelle La «ville globale» est un espace fragmenté dans lequel les différences ne sont plus seulement économiques mais concernent aussi le domaine culturel. Les particularismes sont nombreux à refaire surface dans l’univers des villes, des centres urbains les plus intégrés aux périphéries les plus marginalisées, à l’image de Saint-Denis de la Réunion, petite capitale insulaire de l’Océan Indien. Bien que la différence culturelle n’ait rien de nouveau dans cette ville créole, l’ethnicité semble pourtant y faire l’objet d’une redécouverte. Ces dynamiques sont particulièrement intéressantes pour qui est attentif aux formes d’instrumentalisation dont l’espace géographique est l’objet dans le cadre de l’actuel ethnical revival. On assiste en effet à l’émergence, un peu partout dans le monde, de formes et de pratiques socio-spatiales inédites, tentant de tirer profit, à des fins commerçantes, de «l’ethnique» et de la différence, en particulier dans le domaine du tourisme. L’espace ne sert pourtant pas uniquement de support à une valorisation marchande du fait culturel. Certains lieux offrent un champ de reconquête inédit aux identités culturelles locales. Nous pensons ici aux espaces de la mort et plus particulièrement au cimetière de l’Est à Saint-Denis de la Réunion qui, depuis plusieurs années, fait l’objet d’un mouvement de renouveau identitaire dont les Indiens sont les principaux acteurs. Le cimetière au coeur des dynamiques «d’ethnic revival» Les cimetières constituent à Saint-Denis de la Réunion des espaces à forte charge symbolique, aujourd’hui réinvestis d’une forte dimension culturelle après des années d’invisibilité presque totale. L’étude de ces lieux est donc particulièrement pertinente dans le contexte réunionnais.
La diversité culturelle de l’île représente, pour reprendre une formule de P. Sansot, un «fait social écrasant». Plusieurs vagues migratoires ont en effet contribué à peupler un territoire insulaire où cohabitent aujourd’hui des individus de souche européenne, malgache, chinoise, indienne, ainsi que des Comoriens ou des Métropolitains. Dans cette architecture ethnique complexe, les Indiens (hindous ou musulmans) tiennent une place non négligeable — près de 25% de la population actuelle de l’île, qu’ils soient comme les Tamouls présents sur l’île depuis le début du XIXe siècle ou qu’ils représentent, comme les musulmans, une minorité commerçante et urbaine d’installation plus tardive (tableau 1). Mais l’île de la Réunion a été soumise dès la période coloniale à une politique d’assimilation à outrance, politique renforcée après la départementalisation (1946), avec pour assise principale la capitale insulaire: Saint-Denis. L’ethnicité représente un véritable tabou, ce dont témoigne d’ailleurs le fait que les seules données disponibles — des estimations aujourd’hui datées — relatives à la composition ethnique de la population ne font l’objet d’aucune reconnaissance officielle (tableau 1). Ce refoulement de la dimension ethnique est particulièrement perceptible dans l’espace de la mort. Les archives indiquent qu’à l’époque de la colonisation, les lieux d’inhumation associés aux cultes non catholiques étaient interdits, malgré la diversité culturelle et religieuse de la population insulaire. Les Indiens musulmans eux-mêmes étaient enterrés dans le cimetière des catholiques. La dimension multiculturelle du lieu était ignorée, le cimetière relevant de la seule culture catholique et «blanche». Mais les failles de la politique d’assimilation se sont révélées avec l’ouverture au monde de la Réunion et la remise en question des idéologies politiques traditionnelles. C’est d’abord une élite urbaine, et plus particulièrement indienne, qui a engagé le processus de reconquête identitaire. Puis le phénomène s’est généralisé: de nombreux particularismes communautaires et identitaires se sont progressivement réaffirmés en ville, grâce notamment aux contacts de plus en plus nombreux avec l’île Maurice, où les communautés indiennes ou chinoises ont conservé une grande partie de leur héritage culturel. Du fait notamment de la politique coloniale anglaise, l’expérience de l’exil et de la migration n’y a pas provoqué de rupture. Dans ce contexte de réveil identitaire bouillonnant, tout ce qui a trait au fait culturel semble avoir gagné petit à petit en visibilité. Les associations communautaires se sont multipliées à Saint-Denis. Les lieux de culte ont quant à eux fait l’objet d’un «lifting» considérable, ce qui montre que la religion constitue sans doute le moteur essentiel de ce réveil. Comme nous l’avons indiqué précédemment, les cimetières, lieux fortement symboliques, n’ont pas échappé à cette dynamique. Le cimetière de l’Est: d’une logique de discrimination sociale
À la Réunion, les cimetières ont toujours été au premier chef des lieux de discrimination sociale ou de différenciation de statuts. La période coloniale est très révélatrice à cet égard. À cette époque, les esclaves et les libres étaient séparés jusque dans la mort. La plupart des esclaves n’étaient même pas inhumés en ville mais sur les habitations, dans des cimetières officieux. Ils n’avaient pas droit d’entrée dans l’espace sacré de la mort. On sait aussi qu’en 1820, au cimetière de l’Est (fig. 1), le plus vieux de la ville, 3 840 m2 de terrain étaient réservés aux Blancs, pour leurs morts. Les esclaves se partageaient, quant à eux, 768 m2 de la surface du cimetière (fig. 2).
«Cette division donnait lieu à un découpage très précis de l’espace du cimetière, encore visible aujourd’hui: au nord, les puissants, au sud, le reste de la population» (Eve, 1994). Les différenciations perdurent donc dans l’espace de la mort et avec elle une géographie de la relégation. Dans le cimetière de l’Est, les marques de différence de statut social résument bien la place que la société locale attribue encore aujourd’hui aux plus démunis. La structure spatiale observée a tous les traits d’un dispositif ségrégatif, à savoir la «captivité, la distance, le retrait, la négation de l’identité, l’invisibilité». Pourtant les choses évoluent: on ne peut qu’être frappé par l’importance, dans l’espace actuel du cimetière, des signes culturels et identitaires. Comme le fait remarquer P. Eve dans sa Contribution à l’histoire des mentalités à la Réunion (1994), le cimetière semble être devenu un lieu de réaffirmation des différences ethniques au-delà des différences sociales. Si les marqueurs traditionnels du statut social de l’individu (présence d’un caveau, taille de la tombe, pierre utilisée…) sont toujours bien présents, ils ne constituent plus aujourd’hui les éléments prédominants du «paysage de la mort». Ils sont toujours un facteur structurant de l’organisation socio-spatiale du cimetière mais il semble que les marqueurs culturels donnent tout leur sens au lieu. Ils s’inscrivent dans une dynamique ostentatoire et sont autant de repères identitaires pour les communautés qui coexistent dans l’espace insulaire et urbain.
Loin du panorama morne et triste des cimetières de la métropole, le principal cimetière de Saint-Denis est un lieu riche en couleurs, où la diversité est reine et les signes culturels particulièrement visibles. Or ce foisonnement de signes en ce lieu particulier n’est pas anodin. Il permet une lecture instructive, en termes de visibilité/invisibilité dans l’espace, des stratégies des groupes culturels qui revendiquent à la Réunion une identité spécifique.
Les marqueurs de l’appartenance à la culture indienne locale sont particulièrement présents (photo 1). Nous avons tout spécialement noté la présence de monuments funéraires indiens originaux et notamment le tombeau d’un «prêtre» paré de couleurs et de symboles originaux (photo 2). Ce type de tombe, qui a fait son apparition à la fin des années 1980 est, selon P. Eve, très représentatif du réinvestissement symbolique de l’espace urbain par les Hindous, dont les temples aujourd’hui rénovés témoignent aussi d’un souci de mise en scène de leur particularisme religieux. Ainsi, le Daclon, le Vel et parfois le Trident font-ils leur apparition sur les caveaux des différentes tombes: autant de signes qui «renseignent sur la divinité vénérée par le défunt» (Ibid.). À titre d’exemple, le Daclon et le Trident sont visibles sur les tombes des «marcheurs sur le feu» ou des dévots de Pandialé… Quant au Vel, il s’adresse à ceux qui se consacrent au dieu Mourounga, etc. Depuis quelques années maintenant, les entreprises d’articles funéraires fabriquent d’ailleurs des Daclons pour répondre à une demande nouvelle. Les couleurs jouent, elles aussi, un rôle dans l’expression de ce retour aux sources: le rose indien, le jaune or, l’orangé ou encore le rouge. Les tombeaux indiens, parés des tonalités les plus vives, se distinguent ainsi facilement des autres tombes. Remettre en valeur ces couleurs, c’est, pour les partisans du renouveau indien, agir comme leurs «frères» de Maurice, souvent considérés comme un modèle. C’est aussi, et surtout, trouver l’occasion d’affirmer l’appartenance à une communauté qui transcende les frontières, cimentée par la religion hindoue.
Tout ce qui a trait à l’image et, encore une fois, à la visibilité, revêt une dimension clef dans cette requalification symbolique des lieux «du repos». La présence de photos du défunt, associées aujourd’hui à l’épitaphe, ou encore celle de plantes dont la symbolique est connue de tous les Réunionnais s’inscrivent aussi dans cette logique de visibilité «ethnique». Le palmier nain sert à caractériser les tombes hindoues, le frangipanier celles des Indo-musulmans. L’espace funéraire sert ainsi de cadre à une mise en scène du culturel. Il contribue à véhiculer un message identitaire qui se veut explicite et assumé. Soit on crée de nouveaux dispositifs, soit on retravaille les dispositifs antérieurs. L’objectif est à chaque fois de donner quelque chose à voir de son identité, de son appartenance à une communauté bien spécifique dans une société multiculturelle. Pour les Indiens, le cimetière peut être considéré comme «le théâtre de la lutte antiassimilationiste» (Ibid.). Il existe une ultime façon de se distinguer pour la communauté indienne de la Réunion: le choix de la crémation. Cette pratique, qui fait passer la sépulture «du lieu au non-lieu» (Armanet 2003), n’offre plus au chercheur la même lisibilité d’un espace de l’«ethnic revival». Elle est néanmoins particulièrement intéressante parce qu’elle fait directement référence aux rites funéraires pratiqués sur le continent indien lui-même. Elle rappelle en outre que l’inhumation des Indo-Réunionnais dans les cimetières ne fait pas partie des coutumes indiennes originelles mais relève davantage d’un «calque» sur le modèle catholique, pendant longtemps seul référentiel disponible pour cette population en exil (en lien avec la politique d’assimilation culturelle coloniale et post-coloniale).
Les Indo-musulmans sont une minorité particulièrement présente en ville et surtout dans la capitale insulaire. Ils s’inscrivent, tout comme les Indiens non musulmans, dans le processus de réappropriation symbolique de l’espace. Ils cherchent, comme les autres minorités, à remettre en valeur leurs principaux lieux de culte. La mosquée de Saint-Denis s’est enrichie d’un minaret au début des années 1980. Les medersas (écoles coraniques) se sont multipliées en plein coeur de la capitale dionysienne. Les Indo-musulmans, qui réclamaient depuis le début du siècle dernier sans succès un cimetière réservé, ont eu satisfaction: ils ont aujourd’hui un lieu en propre, d’ailleurs situé à proximité du cimetière de l’Est que nous évoquions précédemment. Aspirant à plus de visibilité encore, ils demandent depuis quelques années la création d’un carré musulman dans le cimetière catholique de Prima (quartier du Chaudron). De l’assimilation à la mise en visibilité des identités Par rapport à la situation institutionnelle et culturelle antérieure, le changement est considérable. Là où l’idée d’un groupe ethnique affichant ostensiblement sa différence dans une si petite île apparaissait intolérable aux yeux des administrateurs, c’est aujourd’hui l’homogénéisation culturelle, à travers le moule français et catholique, qui peu à peu devient absurde. Les cimetières de Saint-Denis sont donc investis depuis peu d’une nouvelle signification symbolique. Ils s’affichent comme lieu d’une perpétuation des différences culturelles et constituent un des supports essentiels de la réaffirmation identitaire. Ces cimetières illustrent à merveille les problèmes d’insertion dans le moule français rencontrés hier et encore aujourd’hui par les différentes communautés qui coexistent sur le sol insulaire et dans la capitale. Le cimetière est devenu un véritable lieu d’affirmation culturelle, d’expression pour les identités nouvelles, celles qui ont parfois du mal à composer avec le local et le global, le traditionnel et le moderne. Bibliographie ARMANET-MULLER C. (2003). Du lieu au non-lieu: la sépulture des personnes incinérées. Contribution à une géographie de la crémation. Thèse, Lille I. BAGGIONI D. (1985). «Marqueurs d’ethnicité et identité culturelle: problèmes de définition et d’application à la Réunion». Cultures empiriques et identités à la Réunion, Publication de l’Université de la Réunion, p. 9-17. BARAT C. (1996). Cultures et rites malabars à la Réunion/Nargoulan. Paris: Tramail, 475 p. BENOIST J. (1998). Hindouismes créoles. Paris: Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques, 304 p. BONNEMAISON J. (2000). La Géographie culturelle. Cours de l’université de Paris IV-Sorbonne. 1994-1997. Paris: Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques, 152 p. CLAVAL P. (1998). «Ville et pluralité des cultures: problèmes et contextes». Géographie et Cultures, «Villes et communication interculturelle», n° 26, p. 11-25. COHEN H. (1974). Urban ethnicity. Londres: Routledge, 114 p. CHIVALLON C. (2000). «La diaspora antillaise au Royaume-Uni et le religieux: appropriation d’un espace symbolique et reformulations des identités urbaines». L’Espace géographique, n° 4, p. 315-327. DEBARBIEUX B., PERRATON C. (1998). «Le parc, la norme et l’usage. Le parc du Mont Royal et l’expression de la pluralité des cultures à Montréal». Géographie et Cultures, «Villes et communication interculturelle», n° 26, p. 109-128. EVE P. (1994). Les Cimetières de la Réunion. Contribution pour servir à l’histoire des mentalités à la Réunion. Saint-Denis: Université de la Réunion/Océan Éditions, 164 p. GHASARIAN C. (1999). «Patrimoine culturel et ethnicité à la Réunion». Ethnologie française, n° 3, p. 365-375. GHORRA-GOBIN C. (2001). 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Sites Internet à consulter Le Germ (Groupe d’études et de recherches sur la malbarité) est une association qui a pour principal objectif de mener des réflexions et des recherches concernant les engagés indiens et leurs descendants métissés ou pas à la Réunion, désignés à travers les termes de (z)indien, tamoul, malbar, cooli et évoluant au sein de la diaspora. «Les cultures indiennes de la Réunion», site intitulé Indes réunionnaises et offrant de multiples informations concernant Malbars, Tamouls et Zarabes, leur culture, leur vie quotidienne, leur histoire, leurs religions… Marcheurs sur le feu: La marche sur le feu elle-même se situe à la fin d’une période rituelle de dix-huit jours, en principe. Les marcheurs, sous la houlette du prêtre, vont pendant ce laps de temps se purifier par le carême et l’abstinence, de même qu’ils vont s’imprégner des éléments mythologiques liés à leur acte grâce à des récits, voire des représentations de bal tamoul. Pandialé: divinité présente dans la majeure partie des chapelles rurales de l’île. C’est pour elle que sont organisées les marches sur le feu. Mourounga: nom du fils de Shiva. Soulon: Trident symbolique, du dieu Shiva en particulier. Daclon et trident: signes distinctifs présents sur les tombes des marcheurs sur le feu. Le daclon est visible sur les photos accompagnant ce texte. Vel: lance dont les trois parties (tige, partie large du fer et pointe) sont la puissance, l’intelligence et la victoire. |