Sommaire du numéro
N°78 (2-2005)

Les territoires du vote au Liban

Éric Verdeil 

Environnement Ville Société,
UMR 5600, Lyon,

Résumés  
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Introduction

Entre septembre 2004, lorsque Émile Lahoud a été reconduit pour trois ans dans son mandat de Président de la République libanaise, par un amendement constitutionnel exceptionnel à la suite d’une injonction syrienne, et fin avril 2005, lorsque le nouveau gouvernement de Najib Miqati a obtenu la confiance de la chambre, le Liban a traversé une profonde crise politique dont il sort bouleversé. Rafiq Hariri, assassiné le 14 février 2005, incarnait à lui seul la reconstruction du pays depuis la fin de la guerre et son rôle politique restait central. Une mobilisation populaire sans précédent, qui a culminé lors d’une manifestation énorme le 14 mars, combinée à une très intense pression internationale, a conduit au retrait de l’armée et des services de renseignement syriens, présents depuis près de trente ans. Pour la première fois depuis les élections législatives de 1972, le pays s’apprête à voter, entre le 29 mai et le 19 juin, dégagé de la tutelle syrienne. Ce tournant démocratique est décisif pour l’avenir du pays, et justifie d’étudier le système électoral et ses enjeux.

Si la nouvelle configuration politique promet un certain renouvellement, la stabilité des règles du jeu électoral, qui ont été l’un des paramètres et des enjeux de la crise qui s’achève, justifie de prendre en considération les précédentes élections. Elles ont été l’objet de controverses tant à propos de diverses entorses aux règles démocratiques, qui vont de la fraude directe (bourrage des urnes, intimidation, achat de votes) à des immixtions étrangères, en particulier syriennes, dans la composition des listes de candidats (Bahout, 1993; Rougier, 1996; Nassif, 2000), qu’au sujet de la loi électorale elle-même, jugée partiale. Néanmoins, l’intérêt d’étudier des «élections pas comme les autres» est largement admis par les spécialistes de science politique (Bussi, Badariotti, 2004).

Au Liban, la décision politique échappe en partie à la sanction des urnes, comme le montre la prorogation du mandat de l’actuel président. Mais les élections libanaises, même si elles ne sont qu’imparfaitement démocratiques, représentent un enjeu essentiel de la compétition politique et de la construction de la légitimité. Elles peuvent imposer des retournements d’alliance, comme en 2000, lorsque Hariri, vainqueur des élections, était redevenu président du Conseil. C’est encore plus vrai pour la période qui s’ouvre.

Le système politique libanais repose sur un compromis entre les grandes communautés confessionnelles pour l’attribution des principales fonctions politiques que sont la présidence de la République, la présidence du Conseil des ministres et la présidence du Parlement. Plus généralement, les postes de députés et les principales fonctions administratives sont attribuées suivant une répartition confessionnelle, parfois explicite comme les postes de députés, parfois tacite comme pour les trois présidences dévolues selon un pacte non-écrit. Dans un pays qui ne compte pas moins de 17 communautés, l’offre politique n’est cependant pas structurée uniquement, ni peut-être principalement, par les clivages confessionnels. Le cloisonnement régional du pays, le rôle des familles et des tribus, ainsi que les partis doivent aussi être pris en compte. Le système électoral libanais reflète le compromis entre les confessions en s’efforçant de garantir la représentation de la diversité confessionnelle et régionale, à l’échelle de circonscriptions qui sont généralement les cazas, unités administratives équivalentes aux cantons. Les députés représentent à la fois des électeurs d’une confession et d’un caza, mais ils sont généralement élus dans le cadre d’une circonscription plus large. Ainsi, les députés sont toujours dépendants d’un vote pluri-communautaire.

L’objet de cet article (1) n’est pas d’analyser un vote particulier mais de réfléchir aux aspects géographiques du vote au Liban, à partir des données du système électoral: les listes électorales et les délimitations des circonscriptions. On peut définir la géographie électorale comme «la cartographie des résultats électoraux et la confrontation avec des variables supposées explicatives» (Bussi, Badariotti, 2004). Il est alors nécessaire de s’interroger sur la nature des confrontations possibles et sur leur valeur explicative. Or, dans un pays marqué par les migrations internes dramatiques de la guerre et par une émigration séculaire, le mode de constitution des listes électorales conduit à une disjonction forte entre la population officiellement enregistrée et la population résidente.

Avant d’étudier la géographie électorale du Liban, il convient donc de conduire une réflexion sur les territoires de référence du politique et les formes spatiales de la mobilisation politique. En ce sens, d’ailleurs, le Liban n’est qu’un cas extrême d’une «interspatialité» qui affecte le lien démocratique entre un individu et un territoire, en raison de la mobilité des individus qui caractérise notre époque (Lévy, 1994).

L’organisation du système électoral dans sa finalité de représentation des groupes confessionnels est ici analysée, puis confrontée à la nouvelle géographie de la population du Liban. On verra comment acteurs sociaux et politiques s’accommodent de la disjonction entre le territoire du vote et les territoires du quotidien, voire l’instrumentalisent. C’est ce qu’illustrent notamment les débats sur le système électoral, qui constituent l’une des clés de lecture de la crise récente.

Un système électoral de représentation des minorités confessionnelles

Les listes électorales comme source

L’appareil statistique au Liban se caractérise par un extrême dénuement. Dès avant la guerre, en dépit des tentatives pour le développer, il se distinguait par sa modestie, signe de la méfiance que la classe politique entretenait à l’égard de données susceptibles de remettre en cause les compromis politiques tirant leur fondement des résultats du recensement de 1932 (Kasparian, 1994). La guerre a entraîné une dramatique désorganisation et la perte de savoir-faire et de données. La reconstruction erratique de l’administration n’a guère amélioré sa performance.

Pour autant, l’accès aux données électorales est relativement aisé. On peut obtenir l’intégralité des listes électorales sur support informatique auprès du ministère de l’Intérieur (2). Celles-ci sont abondamment étudiées et commentées lors des élections par les partis politiques et les candidats, et leurs «machines électorales» (3).

Ces listes constituent aussi une source fort riche pour approcher la composition et la distribution officielle de la population, du moins de la population majeure, âgée de plus de 21 ans. Les informations détaillées qu’elles contiennent, électeur par électeur, permettent des analyses très diverses, en termes démographiques, sociologiques ou même, pour des ethnolinguistes, du point de vue patronymique.

Pour les géographes qui se sont intéressés au Liban, la question de la répartition confessionnelle de la population a représenté un point de passage obligé pour décrire une société multiconfessionnelle. Les études d’Étienne de Vaumas, fondées sur l’analyse du recensement unique de 1932 et de l’estimation de la population de 1943, sont un modèle du genre (Vaumas, 1953, 1955). Dans cette perspective, l’utilisation des listes électorales, considérées comme source officielle, est très instructive, même s’il convient d’en cerner les limites de validité. Parmi les problèmes posés, il faut immédiatement en souligner trois.

Les Libanais sont inscrits à l’état civil et, dès leur majorité, sur les listes électorales de leur village d’origine et non de leur lieu de résidence habituel. Ce village d’origine a été fixé, pour l’essentiel, durant le Mandat français, en particulier à l’occasion du dénombrement de 1924 et du recensement de 1932 (Maktabi, 1999). Dès cette époque, de nombreuses personnes qui n’habitaient plus en permanence dans leur village, en raison de l’exode rural ou d’une émigration plus ou moins définitive, ont eu la possibilité de s’y faire recenser. Les émigrés peuvent rester inscrits et inscrire leurs descendants (mais tous ne le font pas — combien de temps des émigrés définitifs restent-ils libanais? voilà bien une question controversée). Ainsi, l’état civil enregistre une population en partie absente du village, et parfois même absente du pays. Enfin, troisième problème qui résulte à la fois de ces modalités d’enregistrement et de la désorganisation administrative due à la guerre, la mise à jour de ces listes électorales est difficile, et cause toute sorte de contestations lors des élections (Bahout, 1993).

Avant de revenir à ce décalage entre inscrits et résidents, l’exploitation des listes électorales permet de dessiner une carte «officielle» des confessions libanaises. Cette carte (pour le choix d’une échelle de représentation voir annexe 1) est à la base de la répartition régionale des députés (Ghossain, 1998).

La cartographie du fait confessionnel: la mosaïque libanaise

Sur les listes électorales, la population est répartie entre 17 confessions et une catégorie autres confessions (4) (qui n’est pas prise en compte dans le tableau 1). La source brute révèle quelques incohérences ou surprises: ainsi de la population juive, de l’ordre de 6 000 individus, alors que, de notoriété publique, il n’en reste que quelques familles au Liban, ou de la présence de 83 coptes, chiffre peut-être minoré; par ailleurs, la mention de la confession est absente ou incompréhensible pour un nombre non négligeable d’enregistrements, de l’ordre de 3,3% sur un total de 2 740 602 individus.

1a. La répartition des électeurs par confession: les musulmans

Les cartes (figure 1) soulignent, selon le critère de l’inscription sur les listes électorales, les très forts contrastes de l’implantation géographique des groupes confessionnels. Cette géographie des communautés confessionnelles est héritée des transformations territoriales de la fin de l’Empire ottoman, avec par exemple la croissance de Beyrouth et les mouvements de population qui l’ont accompagnée (migrations des chrétiens de la Montagne vers la capitale, installation des Arméniens) (Planhol, 1997; Vaumas, 1953, 1955).

Outre la spécialisation régionale affirmée de la plupart d’entre eux, on peut distinguer des groupes confessionnels localement dominants voire exclusifs, comme les sunnites, les maronites, les chiites, ou plus ponctuellement, les orthodoxes ou les druzes, et des groupes constamment minoritaires. Toutefois, selon les régions, une confession du premier groupe peut très bien se trouver en situation minoritaire.

Les sunnites sont très présents dans les grandes villes, et sont en particulier nettement majoritaires à Saïda et Tripoli, tout en formant le premier groupe confessionnel à Beyrouth. Dans l’espace rural, les sunnites sont surtout dans les régions septentrionales du Akkar et du Denniyé, ainsi que dans la Bekaa sud et l’Iqlim al-Kharroub, au nord-est de Saïda, où ils occupent des positions majoritaires. Les chiites sont très concentrés dans le Sud (Jabal ‘Amil) et dans la Bekaa nord, où ils sont en position parfois exclusive. Ils sont traditionnellement presque absents des villes, tout en ayant une communauté minoritaire à Beyrouth et dans sa banlieue. Des communautés minoritaires sont implantées dans la région de Jbeil et en Bekaa centrale. Le peuplement druze se concentre dans le Mont-Liban sud (Chouf et région de ‘Aley) ainsi que les piémonts de l’Hermon. Il est parfois fortement dominant et ailleurs plus mélangé. Les alaouites forment, au Nord du Liban, de petits groupes minoritaires situés dans la continuité géographique de leur principal foyer communautaire, le Jabal Ansarieh, en Syrie.

1b. La répartition des électeurs par confession: les chrétiens

Les communautés chrétiennes présentent également une forte concentration géographique. Les maronites sont très implantés sur le versant occidental du Mont-Liban. Majoritaires dans le Nord du Mont-Liban, du Kesrouan à la région de Zghorta, ils sont le plus souvent en situation de mixité dans la partie sud, avec des chiites (Sud, Jbeil), des druzes (Chouf, Aley, Metn) ou des orthodoxes (Metn, Koura). Les grecs-orthodoxes et les grecs-catholiques sont en général en position minoritaire dans des implantations qui ne se recouvrent pas complètement. Les grecs-orthodoxes comptent ainsi traditionnellement de fortes communautés dans les grandes villes littorales de Tripoli et Beyrouth. Dans l’espace rural, ils sont en situation de mixité dans le Metn et le Mont-Liban central, ainsi que dans le Sud-Est du pays, dans la Bekaa centrale et dans les plateaux du Akkar. Ils ne sont majoritaires que dans la Koura, au sud de Tripoli. Les grecs-catholiques sont présents, minoritaires, dans les villes de Zahlé, Saïda et Tyr, et plus modestement à Beyrouth. Sinon, ils sont disséminés dans le Sud du Mont-Liban et la Bekaa centrale, ainsi que dans le Nord de la Bekaa. Les deux communautés arméniennes, orthodoxe et catholique, sont concentrées à Beyrouth et dans sa banlieue est, ainsi que dans la Bekaa centrale, depuis leur arrivée d’Anatolie. Les autres communautés chrétiennes, dont les positions n’ont pas été cartographiées, sont surtout à Beyrouth et dans le Mont-Liban central ou la Bekaa centrale.

La représentation politique entre le territoire et la confession

Cette géographie confessionnelle fonde la répartition des députés libanais dans les circonscriptions qu’illustre la carte suivante (carte 2). La particularité du système est que l’échelle de la représentation politique ne correspond pas à celle de l’élection.

2. L’appartenance confessionnelle des députés libanais

Au Liban, les 128 députés représentent des circonscriptions qui correspondent, en majorité, à des cazas. Les députés sont répartis par confession en fonction de la distribution communautaire dans chacune des circonscriptions. Ainsi, la circonscription de Jbeil est représentée par deux maronites et un chiite. Dans quelques cas, la circonscription de représentation correspond à deux cazas, comme à Baalbek-Hermel dans la Bekaa ou Marjayoun-Hasbaya, dans la mohafaza de Nabatiyeh. À Beyrouth et à Saïda, le caza est divisé en plusieurs circonscriptions. Ainsi, Saïda-ville est représentée par deux députés sunnites, alors que Zahrani a deux députés chiites et un député grec-catholique.

Le scrutin est majoritaire: sont élus les candidats rassemblant le plus de voix dans chaque confession pour laquelle un poste de député est offert. Un seul bulletin portant les noms des candidats soutenus est glissé dans l’urne. Le système favorise la constitution de listes, que les électeurs ont néanmoins la liberté d’amender, en biffant et en ajoutant des noms, pratique connue sous le nom de panachage. En outre, tous les électeurs, quelle que soit leur confession, votent pour tous les postes de députés à pourvoir.

À l’échelle locale, la représentation s’efforce donc de refléter le poids des principaux groupes confessionnels. En revanche, à l’échelle nationale, la représentation politique ne se veut pas proportionnelle: la répartition globale des députés par confession repose sur le principe d’une égalité du nombre des députés chrétiens et musulmans. Les accords de Taef en 1989, qui ont mis fin à la guerre civile, et les lois électorales de 1991-1992 ont permis un compromis sur le plan de la représentation politique (Bahout, 1993). Ils ont fixé le nombre de députés à 128, contre 99 avant guerre — les chrétiens bénéficiaient alors d’une supériorité numérique de l’ordre de 6 chrétiens pour 5 musulmans, héritage des résultats du recensement de 1932. Désormais, le parlement compte 64 députés chrétiens et 64 musulmans. Ce souci d’équilibre marque aussi le rapport entre sunnites et chiites, dont la représentation est égale (27 députés) et proche de celle des maronites (34 sièges au total).

Le système est conçu pour assurer une bonne représentation des minorités, à la fois localement et au niveau national. Il s’agit notamment de préserver les intérêts des chrétiens, qui font la spécificité du Liban dans le Moyen-Orient arabe. Ces derniers sont désormais moins nombreux, en raison d’une émigration plus ancienne et définitive pour une partie des exilés et d’une transition démographique plus précoce.

3. La représentativité des députés
en fonction des inscrits

Ce principe de représentation «équitable» au bénéfice des minorités crée des distorsions dans la représentativité des députés en fonction de leur confession et de leur circonscription. Le nombre de députés par rapport aux inscrits par caza (carte 3) varie dans une proportion d’environ 1 à 2. Un tel écart n’est pas particulièrement choquant par rapport à diverses situations de par le monde. En France, pour les élections législatives, ce rapport est de 1 à 4,5 (Bussi, Badariotti, 2004). Globalement, les régions sous-représentées sont plutôt des régions musulmanes périphériques, comme le caza de Miniyeh-Denniyeh ou le Sud chiite, mais il existe aussi des régions chrétiennes mal représentées, comme celle de Batroun.

L’impératif de la représentation des minorités conduit à une distorsion bien plus manifeste du point de vue de la représentation communautaire (tableau 2). Le nombre moyen d’inscrits appartenant à la même confession pour un député de cette confession varie ainsi dans un rapport de 1 à 6. Les alaouites, dont la représentation a doublé depuis la guerre, bénéficient du ratio le plus avantageux. La famille Assad, au pouvoir en Syrie, étant de confession alaouite, cet avantage n’est pas sans signification politique. À l’inverse, un seul député représente les «minorités (5)», avec le ratio le plus faible. Pour le reste, les chrétiens, hormis ces minorités, sont mieux représentés que les musulmans, ce qui dérive du principe du nombre égal de députés alors que les inscrits musulmans sont plus nombreux que les chrétiens. D’un caza à l’autre, les variations sont également non négligeables: l’amplitude maximale est atteinte pour les maronites et les druzes, avec des rapports de l’ordre de 1 à 6.

La représentation territoriale s’effectue donc sur une base qui, sans être proportionnelle, n’est pas fortement déséquilibrée. En revanche, l’impératif de la garantie des intérêts des minorités confessionnelles se traduit, globalement, par une représentation non proportionnelle des députés au bénéfice des principales communautés chrétiennes.

Pour contrebalancer cette valorisation du fait minoritaire et éviter les surenchères identitaires, potentiellement belligènes ou extrémistes, l’accord de Taef a dissocié l’échelle de la représentation de celle de l’élection. Il a prévu que ce n’est pas dans le cadre des cazas, ou «petites circonscriptions», généralement assez homogènes sur le plan confessionnel, que les députés seraient élus, mais dans un cadre plus large, théoriquement celui des mohafazas. Cela implique qu’un député ne peut être élu qu’avec l’appui d’un électorat pluri-communautaire.

Pour qu’il n’y ait pas de trop grosses circonscriptions, l’accord appelait à augmenter le nombre de mohafazas qui, de six à l’époque, est passé à huit en 2003 (carte 4). Ainsi, lors des précédentes élections législatives (en 2000), un député de la Bekaa n’a pas été élu seulement par les électeurs de son caza mais aussi par ceux de tous les cazas de la circonscription (carte 2). Les députés doivent ainsi faire campagne auprès de l’ensemble de l’électorat. Toutefois, loin d’être gravé dans le marbre, ce principe a fait l’objet d’une application variable lors de chaque consultation. Avant d’y revenir, il faut s’attacher au soutien dont bénéficie ce système électoral, alors que les migrations ont rendu illusoire l’image de la population libanaise que proposent les listes électorales.

4. Mohafazas et cazas

Listes électorales et population résidente. Liban légal et Liban réel

En l’absence de recensement, l’estimation de la population résidente au Liban est particulièrement problématique (voir annexe 2). En tout état de cause, la comparaison entre l’estimation de la population âgée de plus de 20 ans (données d’une enquête USJ de 2001) et les listes électorales de l’année 2000 fait ressortir un décalage de plus de 200 000 personnes. Par delà l’incertitude des estimations, cet écart est largement imputable à l’émigration.

En prenant pour référence la population libanaise estimée en 1997, il est possible de calculer une estimation de la population locale à l’échelle des 122 régions (voir annexe 3). On peut alors établir à cette échelle une carte du ratio de la population résidente sur la population inscrite (carte 5).

5. Population résidente et population des listes électorales
Principe d’interprétation de la carte. Une région affectée d’une valeur inférieure à 1 est principalement un lieu d’émigration. Inversement, une région dont le ratio est supérieur à 1 peut être considérée comme globalement réceptrice de population allochtone (en réalité, la moyenne nationale s’établit à 0,9 en raison de l’émigration externe). En revanche, une valeur proche de l’équilibre indique que la population résidente correspond à la population inscrite; mais il est possible que la région ait été le lieu d’intenses mouvements contradictoires d’arrivées et de départs qui s’équilibrent. La valeur de cet indicateur est également tributaire des réserves plus générales que l’on peut avoir à l’égard de la population inscrite et en particulier des distorsions qu’introduit l’émigration vers l’étranger (sous-déclaration des morts et des naissances).

Avec toutes les précautions nécessaires liées à l’incertitude entourant les données utilisées, la carte montre que le décalage entre population résidente et électeurs n’est pas seulement une conséquence de l’émigration mais plus globalement des mouvements de population extrêmement massifs et variés depuis l’époque du Mandat. Deux grands types de migrations se sont succédé. C’est d’abord l’exode rural vers Beyrouth, et à un degré moindre vers les autres grandes villes du pays (surtout Tripoli); ce type de mouvement est essentiel jusqu’au déclenchement de la guerre civile en 1975. Puis, les déplacements de population, en grande partie forcés, ont été fort nombreux et ont concerné, de manière définitive, environ un tiers de la population libanaise (Kasparian, Beaudoin, 1995). Il s’en est suivi l’homogénéisation confessionnelle du territoire en fonction des lignes de démarcation. Par ailleurs, la croissance de la zone centrale a été moins rapide que celle des régions périphériques (CDR, 2003): l’attraction de Beyrouth, largement touchée par les combats, a faibli. Dans les années d’après-guerre, les informations sur les déplacements de la population et sur d’éventuels retours sont très lacunaires et il est prématuré d’avancer un bilan.

Le résultat de ces mouvements successifs apparaît nettement sur la carte (carte 5). Les régions en vert, autrement dit celles dont la population inscrite est supérieure à la population résidente, sont principalement les zones rurales et de hautes montagnes. Les régions de la frontière avec Israël sont particulièrement affectées par l’exode, de même que la région de Jezzine, occupée par la milice à la solde des Israéliens jusqu’en 1999.

Les régions bénéficiaires des migrations intérieures sont principalement les régions urbaines, situées sur le littoral (Saïda, Tyr, Sarafand, Jounieh, Jbeil, Minieh, région de Nahr el-Bared) ou dans l’intérieur, comme Baalbek ou Hermel. Concernant les régions littorales, la part des camps palestiniens à Tyr et ses environs, à Saïda et à Nahr el-Bared doit être soulignée (les logements des camps sont inclus dans le calcul qui aboutit à la population résidente).

Beyrouth apparaît dans la catégorie des zones déficitaires. Situation étrange en apparence, puisque la ville est le réceptacle de l’exode rural depuis un siècle. Deux explications se complètent ici. La population inscrite dans la capitale compte plusieurs communautés particulièrement touchées par l’émigration: les Arméniens, les protestants, la quasi-totalité des juifs. En outre, la ville de Beyrouth connaît, depuis environ 1970, une baisse de sa population, par desserrement (baisse de la taille moyenne des ménages) et par fuite vers la banlieue, notamment à cause des destructions de la guerre qui ont affecté environ 15% des immeubles. En revanche, dans les banlieues de la capitale, la surreprésentation de la population résidente par rapport à la population inscrite n’a rien pour étonner. C’est là d’ailleurs que les écarts sont les plus forts, avec un rapport de 4,6 résidents pour un inscrit dans la banlieue sud de Beyrouth, principale région d’émigration de la population chiite du Sud et de la Bekaa.

Tripoli, Nabatiyeh ou encore la Bekaa centrale se trouvent dans une situation intermédiaire, avec un rapport proche de la moyenne. Pour Tripoli, il faut sans doute mettre en balance les migrations depuis son arrière-pays (Akkar, Denniyeh) avec les départs forcés de chrétiens pendant la guerre et avec l’émigration. Nabatiyeh est historiquement une grande région d’exode rural et d’émigration, mais la guerre l’a transformée aussi en refuge pour des déplacés de régions plus exposées. Un raisonnement similaire vaut pour la Bekaa centrale: même si Zahlé et sa banlieue ont connu une forte croissance démographique et spatiale, l’émigration, notamment celle des chrétiens, a été forte.

Les justifications du système électoral

Dans ces conditions, force est de constater le décalage entre le pays «réel» et le pays «légal». À vrai dire, même si, à notre connaissance, aucun travail n’a jamais été entrepris pour mesurer avec «précision» ces décalages, cette situation est bien connue au Liban et les arguments pour la justifier ne manquent pas. Deux reviennent le plus souvent.

Le premier a trait au traumatisme de la guerre, notamment à «l’épuration confessionnelle» mise en œuvre par diverses forces durant le conflit. Le compromis qui a permis le retour de la paix ne pouvait avaliser les déplacements forcés qui s’étaient produits, ni pour autant, dans l’immédiat, accomplir un retour à la situation d’avant-guerre. Le maintien de la carte politique et électorale d’avant-guerre incarne ce compromis: les déplacés peuvent en théorie continuer à élire, dans leur région d’origine, un député qui les représente. Depuis la fin de la guerre, la question des déplacés est devenue un thème central de l’action politique. Celle-ci a pour objectif officiel, largement consensuel, la réparation des déplacements forcés causés par la guerre, en subventionnant les retours, ou du moins les investissements dans la pierre des réfugiés dans leur village, tout en distribuant des compensations aux occupants illégaux des demeures des précédents. L’application de cette politique et la mesure de ses effets, en particulier sur les retours, restent à évaluer. Elles font l’objet de nombreuses polémiques. Les retours définitifs sont limités car les déplacés, une génération plus tard, ont refait leur vie ailleurs. En outre, l’économie des lieux d’origine est souvent totalement destructurée. Mais l’attachement des différentes communautés à leurs terroirs historiques reste une donnée fondamentale dans l’équation politique libanaise. La tournée pastorale du patriarche maronite en juillet 2001 dans le Sud du Liban, qui fut pour les chrétiens le lieu de massacres et d’exodes, affirma avec force cette revendication.

Un second argument permet de comprendre le maintien d’un système où les résidents doivent voter dans un lieu où ils n’habitent plus. La résidence permanente n’est qu’un critère parmi d’autres de l’ancrage en un lieu: les attaches familiales maintenues, la propriété foncière, l’estivage ou la visite en fin de semaine, si faciles dans un pays minuscule où tous les trajets vers les villages peuvent s’effectuer en moins d’une demi-journée, en constituent d’autres. Le roman Learning English, de Rachid al-Daïf (2002), illustre la force de ces liens. Le narrateur, un intellectuel qui vit à Beyrouth, apprend l’anglais, et cette démarche est pour lui une façon d’affirmer sa modernité, son appartenance au village global par opposition à son village d’origine situé dans la montagne libanaise. Mais voilà qu’à la suite de l’assassinat de son père dans une vendetta, et à son corps défendant, il se sent inexorablement aspiré dans le cycle terrible de la vengeance du sang. On ne saurait mieux suggérer à quel point la famille et la tribu ont barre sur les individus et imposent des liens dont il n’est guère aisé de se défaire. Les solidarités consenties ou contraintes qui attachent l’individu à son village se combinent. Le vote est l’un des moments où elles s’expriment. Il est ainsi bien souvent un choix collectif, orchestré à l’échelle de la famille, voire du village ou de la confession, plutôt qu’un choix individuel. Ces réalités sociologiques expliquent l’attachement à ce système électoral, objet d’un large consensus.

Le communautarisme et les territoires du politique

Ce décalage entre le lieu du vote et le lieu de résidence conduit à évoquer une disjonction des territoires du politique, au sens où l’expression territoriale du vote, dans la circonscription, renvoie à des réalités sociologiques et politiques qui se nouent à une autre échelle. Surtout, les solidarités familiales, villageoises, voire confessionnelles, relèvent autant d’une inscription territoriale que d’une logique de réseaux de relations et d’appartenance. Le vote est dépendant de l’expression de ces solidarités transterritoriales. En ce sens, la territorialisation du politique au Liban peut être qualifiée de «virtuelle» (Khayat, 2001). L’une des ressources de la compétition politique réside alors dans la capacité de mobilisation de ces réseaux relationnels à une échelle qui dépasse la circonscription. Les pratiques des acteurs politiques pour contrôler le vote l’illustrent nettement.

Le jeu sur les listes électorales

La composition des listes électorales est un élément crucial. En 1994, un décret de naturalisation d’environ 95 000 électeurs a été pris pour, en principe, apurer les situations litigieuses de populations nomades et apatrides (dont des Arméniens qui avaient quitté l’Anatolie pour la Syrie, notamment la région d’Alep, avant de migrer de nouveau vers le Liban, mais aussi des Kurdes). Il a suscité la polémique car il touchait aussi les Palestiniens, provoquant la crainte d’une partie de l’opinion, surtout chrétienne, qu’il ne favorise leur implantation plutôt que leur «retour» (en fait leur départ) (Peteet, 1996; Rougier, 2000). Par delà le problème de l’implantation, les naturalisés étaient en majorité musulmans, et le pouvoir a été soupçonné de vouloir affaiblir la population chrétienne. La répartition des nouveaux inscrits, en particulier les nomades, a également attisé la controverse car le lieu de résidence des nouveaux citoyens ne semble pas avoir toujours été le critère déterminant le village d’inscription. À chaque élection, les caciques locaux convoient en bus des «naturalisés» vers des bureaux de vote où ils sont inscrits, et où ils s’assurent de leur vote par une relation clientéliste (protection, achat du vote, accès aux services, tolérance des constructions).

6. La carte des naturalisés

La carte réalisée à partir des données sur ces naturalisés (carte 6) est éloquente (6). De nombreuses naturalisations ont eu lieu dans la région de Wadi Khaled, zone floue entre la Syrie et le Nord du Liban, longtemps délaissée par l’État, où sont installés d’anciens nomades. Au Liban-Sud et au nord de Tripoli, les naturalisations semblent correspondre à celles des Palestiniens. Tripoli et Beyrouth concentrent un grand nombre de naturalisés, pour une part sans doute des Arméniens. Dans la Bekaa, les naturalisations correspondent pour partie à celles de diverses confessions chrétiennes orientales, pour partie à celles d’anciens nomades.

Les chiffres les plus élevés en pourcentage (jusqu’à 35% des inscrits) sont atteints dans la banlieue est de Beyrouth, dans le caza du Metn. Même si les communautés arméniennes et, plus largement, des syriaques et des chrétiens de nationalité syrienne y sont bien implantés, ces chiffres sont très élevés: une partie des naturalisés sont ici d’anciens nomades. Le Metn est l’une des régions où l’instrumentalisation du vote des nomades a été la plus manifeste et le principal bénéficiaire en a été Michel Murr, alors ministre de l’Intérieur, dans une région où l’opposition est généralement bien implantée. Cependant, en 2001, lors d’une élection partielle, la propre fille de Michel Murr y a subi une défaite rocambolesque, face à son oncle, Gabriel Murr. Ce dernier a finalement été invalidé, pour avoir bénéficié du soutien jugé illégal de sa propre chaîne de télévision. Cela montre que la manipulation des listes ne suffit pas: le pouvoir a aussi appelé en renfort une justice que les observateurs considèrent comme à sa botte.

Le jeu sur la taille des circonscriptions

Le jeu sur la taille des circonscriptions est une autre pratique qui permet de préserver des fiefs électoraux. On se rapproche ici de la classique manœuvre dite du gerrymandering, qui consiste à découper les circonscriptions électorales de manière avantageuse pour s’assurer d’une majorité (Bussi, Baddariotti, 2004). Cette question est la plus controversée dans les débats politiques libanais (Messara, 2002; Khazen, 1998; Ghossain, 1998). L’enjeu est l’adéquation entre un potentiel électoral, lié à des réseaux particuliers (confessions, clientèle politique), et un échelon de représentation. Un tel potentiel peut être efficace à l’échelle du caza, voire de deux cazas, mais il sera affaibli dans une circonscription plus large. Le principe affirmé par les accords de Taef était de privilégier la mohafaza, mais dans les faits, les lois électorales successives n’ont cessé de modifier les circonscriptions en fonction des rapports de force du moment et de la région considérée, n’hésitant pas à mêler plusieurs configurations (carte 2).

Il peut s’agir d’isoler un électorat spécifique dont on veut préserver l’expression politique. Par exemple, la petite circonscription du Chouf a plusieurs fois favorisé le leader druze Walid Jounblat. Ce dernier, authentique représentant de ces grandes familles de notables qui dominent leur communauté depuis plusieurs générations, aurait été dépendant d’un électorat composite, incluant une majorité chrétienne et des chiites, à l’échelle de la mohafaza du Mont-Liban, qui aurait pu le mettre en échec.

Inversement, une grande circonscription a servi les desseins du leader du parti chiite Amal au Sud ou dans la Bekaa, grâce à un système de listes négociées avec ses alliés et obligés. Dans ces régions, les candidats chrétiens ne peuvent être élus que s’ils font alliance avec les partis chiites qui dominent l’électorat de la région. Globalement, il a été calculé qu’environ un tiers des députés chrétiens sont élus dans des circonscriptions où ils dépendent du vote musulman, alors qu’aucun député musulman ne se trouve dans ce cas (Khazen, 2003).

Autre cas de figure: pour les élections de 2000, le caza de Bcharré, de peuplement maronite, largement acquis à l’ancienne milice des Forces libanaises, a été rattaché aux cazas de Denniyé (sunnite) et Akkar (orthodoxes et sunnites y sont majoritaires), au mépris de la géographie et des réalités administratives: aucune route ne relie ces régions montagneuses séparées par des gorges profondes, et le caza de Miniyeh-Denniyeh a été scindé pour l’occasion (Bahout, 1993; Rougier, 1997; Nassif, 2000).

Un tel système place le communautarisme, au sens de rapports de force construits et perçus à l’échelle des communautés confessionnelles, au centre des pratiques politiques et le légitime (Picard, 1994). Autant qu’une solution au problème confessionnel, le système électoral et les pratiques politiques qu’il autorise en sont des moyens de construction et de reproduction.

La réforme électorale et l’assassinat de Rafiq Hariri

Entre septembre 2004 et février 2005 s’est dessinée la perspective d’une réforme électorale majeure, que l’assassinat de Rafiq Hariri et ses conséquences ont finalement remise en cause, mais qui précisément lui donnent sens. Trois éléments de contexte éclairent le débat sur la nouvelle loi électorale.

Le premier est la prorogation du mandat du président Lahoud pour trois ans, imposée par la Syrie et votée par le Parlement libanais en septembre 2004. Rafiq Hariri a été contraint d’accepter que son adversaire le plus acharné soit reconduit et a même rendu cela possible, grâce au vote favorable de son groupe parlementaire. Il a ensuite présenté sa démission.

Cette décision a provoqué une forte réaction internationale. Les États-Unis et la France ont inspiré le vote de la résolution n° 1559 des Nations unies exigeant la cessation de l’ingérence de la Syrie au Liban et son retrait de ce pays.

L’opposition au régime s’est trouvée renforcée par ces développements. Traditionnellement réduite aux courants chrétiens, eux-mêmes souvent divisés, elle s’est élargie et unifiée. Un vaste front s’est constitué, qui regroupe le leader druze Walid Jounblat, quelques députés musulmans et les groupes unis de l’opposition chrétienne. Une alliance électorale avec les forces de Rafiq Hariri était en passe d’être négociée. Sa réalisation et une victoire électorale de cette coalition auraient pu conduire à une remise en cause par le nouveau gouvernement de la présence syrienne.

7. Le découpage électoral de Beyrouth en 2000 et en 2005

L’une des principales revendications de l’opposition est la réforme du mode de scrutin. L’opposition chrétienne dénonçait depuis longtemps un système électoral qui fait dépendre l’élection des députés chrétiens, au Nord, au Sud et dans la Bekaa, d’un électorat majoritairement musulman, et généralement enclin à voter en faveur des représentants du pouvoir. Elle réclame l’adoption du caza, considéré comme seul moyen de préserver une représentation chrétienne authentique; c’est aussi une circonscription dont la taille améliorerait les contacts entre le député et ses électeurs. À l’inverse, les grandes et moyennes circonscriptions favorisent les parachutages et la pratique de listes «bulldozers» ou «autobus», qui permettent l’élection de candidats bénéficiant de la puissance électorale de leur leader et de leur parti, écrasant ainsi les minoritaires. Un tel système démultiplie l’impact du système majoritaire.

D’autres solutions fondées sur l’introduction partielle du système proportionnel dans des grandes circonscriptions, voire une circonscription unique, comme en Israël, ont été aussi discutées, mais vite écartées. Elles paraissaient peu compatibles avec des quotas confessionnels et avec la forte inscription territoriale des forces politiques à l’intérieur de chaque groupe confessionnel.

Soucieux de faire des ouvertures aux opposants chrétiens dans ce contexte tendu, le gouvernement avait adopté le 28 janvier 2005 un projet de loi qui prenait pour référence la loi élec–torale de 1960 et découpait le pays en 26 circonscriptions correspondant aux cazas, sauf dans cinq cas. Dans quatre cas, l’exception à ce principe n’a pas posé problème car elle se référait à des précédents. Il s’agit des associations de deux cazas: Rachaya/Bekaa Ouest, Baalbek/Hermel et Marjayoun/Hasbaya et de la division en deux du caza de Saïda, en une circonscription Saïda, correspondant à un électorat sunnite homogène, et en une circonscription Zahrani ou villages de Saïda, de peuplement chiite et grec-catholique. En revanche, la proposition du conseil des ministres concernant Beyrouth a soulevé un tollé. Dans la capitale qui est la fois une municipalité et une mohafaza, les critères du découpage en trois circonscriptions ne peuvent s’appuyer sur des délimitations géographiques unanimement reconnues.

Le découpage des élections de 2000 était fondé sur le dessin de circonscriptions confessionnellement mixtes, au prix d’ailleurs de la non-continuité géographique de l’une d’entre elles (carte 7). Ce découpage était objectivement défavorable aux chrétiens. L’enjeu principal du scrutin fut l’affrontement entre le président du Conseil Salim Hoss et Rafiq Hariri. Ce dernier remporta un succès éclatant, enlevant dix-huit des dix-neuf sièges tandis que le dernier élu lui fit allégeance. Face à cet adversaire impopulaire en raison de sa politique d’austérité, Hariri avait largement réussi à mobiliser en sa faveur non seulement l’électorat sunnite, mais aussi les autres confessions (figure 8).

8. Affiche d’hommage à Rafiq Hariri au lendemain de sa victoire aux élections législatives à Beyrouth en 2001.
Cette photographie (cliché E.Verdeil) a été prise dans le quartier de Saqiet el-Janzir à Beyrouth-ouest, près d’un îlot populaire sunnite. L’un des habitants, Mohammed Ghazawi, a financé cette affiche qui reprend la photographie officielle de la campagne des législatives. R. Hariri pose devant le rue Maraad au centre-ville de Beyrouth, une zone réhabilitée par la société Solidere dont Hariri était le principal actionnaire. Cette image symbolise la compétence et la réussite de l’homme d’affaires.

Le découpage proposé à Beyrouth pour 2005 avait pour objectif d’empêcher Hariri de remporter une victoire comparable, tout en offrant à l’opposition chrétienne la possibilité de gagner quelques sièges. Par sa stature internationale, son expérience de gouvernement, son aura nationale au-delà de sa propre communauté et de sa région, le leader beyrouthin aurait pu représenter l’élément pivot d’une possible nouvelle majorité d’alternance. À l’inverse du scénario de 2000, où il n’avait pas remis en cause l’alliance avec la Syrie, cette option était désormais plausible.

Dans le nouveau découpage proposé pour Beyrouth, une vaste circonscription à majorité sunnite n’est dotée que de quatre députés, soit presque 50 000 électeurs par siège, alors que les deux autres bénéficient d’un ratio nettement plus favorable. Surtout, la deuxième circonscription, dont l’électorat chiite et arménien est censé voter en faveur du gouvernement, est dotée de neuf sièges (carte 7). La dernière circonscription, réduite aux limites d’Achrafieh, le bastion chrétien, est promise à l’opposition. Elle est dotée de six députés, dont la représentativité serait très inférieure à celles des autres circonscriptions. La tentative d’affaiblir Hariri allait de pair avec la volonté de jouer sur la contradiction entre les intérêts de ce dernier et ceux de l’opposition.

Tout en critiquant l’iniquité de ce découpage, Hariri s’était jeté dans la bataille en choisissant, à la surprise générale, de se présenter dans la deuxième circonscription, la plus difficile pour lui, et non dans la circonscription sunnite. Une victoire, qui n’y était pas improbable, aurait pu constituer le levier d’un changement politique majeur. La tentative de peser sur le processus électoral et sur l’alliance possible entre Hariri et l’opposition explique, en retour, les accusations contre le gouvernement et la Syrie, tenus responsables, directement ou indirectement, de son assassinat.

Par delà ce drame, le paradoxe de la réforme proposée réside dans la tension entre un mode de scrutin plus favorable à l’expression des minorités, en l’occurrence l’opposition chrétienne, et le jeu sur les intérêts électoraux contradictoires des opposants, qui tend à rendre plus difficile une alliance transcommunautaire. C’est bien ce que révèle l’épilogue de la crise, qui aboutit, le 28 avril 2005, à l’abandon du projet de découpage électoral par caza et au retour, par défaut, aux dispositions de la loi antérieure.

Épilogue: la préparation des élections de mai-juin

La mobilisation populaire a conduit, fin février, à la démission du gouvernement Karamé. Dans le même temps, la Syrie, soumise à une pression internationale très intense, annonçait son retrait, achevé fin avril 2005. La formation d’un nouveau gouvernement, d’abord à nouveau confiée à Omar Karamé, a traîné pendant six semaines. Ce délai a été interprété par l’opposition comme une manœuvre dilatoire visant à empêcher l’adoption du nouveau découpage électoral, et même à repousser la tenue des élections de plusieurs mois, le temps nécessaire, estimait le camp loyaliste, pour que le soutien populaire à l’opposition s’émousse et que ses différentes composantes se désunissent. Les loyalistes, notamment les partis chiites Amal et Hezbollah, proposèrent à nouveau l’adoption d’un mode de scrutin partiellement proportionnel à l’échelle des mohafazas, présenté comme plus juste et qui était en tout cas favorable à des formations bien structurées, à la différence des autres forces politiques libanaises. Un compromis a finalement été trouvé avec la nomination de Najib Miqati comme président du Conseil, qui s’est notamment engagé, à la tête d’un gouvernement neutre dont aucun membre ne devrait être candidat aux législatives, à tenir les élections dans les délais.

En revanche, le découpage par caza n’a en fin de compte pas été adopté, révélant une double fracture. Au sein du camp loyaliste, un leader chrétien, comme Sleimane Frangié, allié de Damas, et favorable au caza qu’il avait lui-même proposé comme ministre de l’Intérieur, y risque son siège. À l’inverse, le retour à la loi de 2000 est un moindre mal pour Amal et le Hezbollah qui en avaient alors bénéficié. Dans l’opposition, les députés du bloc Hariri et ceux du bloc Jounblat ne se sont que mollement opposés à cette loi tant décriée par les opposants chrétiens, qui ne leur nuit pas.

L’attitude des différents courants politiques est ainsi directement liée à leurs intérêts électoraux immédiats, c’est-à-dire essentiellement à leur capacité de mobilisation communautaire. Cela ne remet pas nécessairement en cause une alliance en faveur d’un profond changement politique, mais montre le poids du découpage électoral et du mode de représentation communautaire dans le jeu politique.

Conclusion

Michel Bussi et Dominique Badariotti soulignent que, sur toute la planète, le jeu politique fait une place croissante aux procédures démocratiques, ne serait-ce que pour les instrumentaliser et les dénaturer. Ils affirment leur conviction que la géographie politique propose des concepts et une posture pertinents pour les étudier, et que la cartographie électorale constitue un instrument fécond dans cette optique. Le Liban illustre un cas limite, où l’enjeu électoral est réel, mais où les irrégularités, l’instrumentalisation de la justice voire la violence extrême demeurent des ressources habituelles de la compétition politique.

Le décryptage du système électoral dans sa dimension territoriale est révélateur. Il fait ressortir l’enjeu de la représentation équitable du fait confessionnel, qui passe par une inscription territoriale précisément codifiée, fortement réaffirmée par les accords de Taef en 1989. La question de l’articulation entre l’échelle de la représentation confessionnelle et celle du vote, et donc la question du découpage électoral, sont l’une des clés de compréhension de la lutte politique. Cela ne signifie pourtant pas que le jeu politique se laisse enfermer dans une logique uniquement communautaire: au contraire, la sortie d’un système d’alliances confessionnelles constitue l’une de ses possibilités, ce qui souligne la nature en partie instrumentale de cette construction.

La réflexion sur les fondements territoriaux d’un tel système électoral, et la mise en évidence de la géographie confessionnelle qui en représente une donnée majeure, ne doit pas pour autant faire oublier les limites de ce mode d’analyse. Même s’il s’exerce dans des cadres territoriaux, le vote au Liban, notamment à l’occasion des élections législatives, peut difficilement être considéré comme une information territoriale. La géographie confessionnelle de l’électorat est en fait largement un symbole, en décalage avec les réalités démographiques contemporaines. Un siècle de migrations intérieures et extérieures et, en particulier, les exodes et les massacres des années de guerre ont bouleversé cette géographie de référence. La mobilisation politique renvoie bien plus à une logique de réseaux transterritoriaux, structurés par les appartenances familiales et communautaires, à l’échelle de bassins migratoires régionaux, nationaux voire diasporiques (voir par exemple Khayat, 2001, ou Kojok, Pelaikis, 2001).

Dans ces conditions, le projet d’une géographie électorale qui consisterait à lire les expressions du vote à la lumière de l’environnement social du lieu de vote est à considérer avec prudence. Une cartographie électorale du Liban est certes possible, en particulier pour cerner la géographie du politique et pour spatialiser les acteurs institutionnels et les élus, mais la mise en relation des comportements politiques avec les caractéristiques sociales des territoires observés apparaît, pour l’essentiel, comme une impasse. Ici, autant qu’à la géographie politique, c’est aux autres disciplines des sciences sociales qu’il faudra avoir recours.

(texte révisé le 29 avril 2005)

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Notes

1. Cet article s’appuie sur une base de données géoréférencées développée grâce au soutien d’un programme de recherche franco-libanais CEDRE entre le CNRS Libanais (Centre de télédétection), l’équipe Territoires et mondialisation dans les pays du Sud (ENS/IRD) et l’Observatoire urbain (Institut français du Proche-Orient). L’article s’inspire par ailleurs de nombreuses discussions avec Tristan Khayat, que je remercie ici aussi pour ses cartes des députés et des circonscriptions.

2. Pour cette étude, nous nous fondons sur les listes électorales de l’année 2000. Elles ont été fournies par le bureau d’études Moukhtarat, spécialisé dans les études électorales, qui en a assuré un premier «nettoyage» (incohérence orthographique, saisie fautive, et premier codage géographique).

3. Une particularité intéressante du système est l’organisation du vote par bureaux séparés correspondant souvent aux diverses confessions et, dans les zones urbaines, à la différence de genre. Cela permet de corréler étroitement le vote et des variables sociales essentielles dont on pourrait tester ainsi la pertinence explicative. Les candidats et leurs équipes (les «machines») s’en servent pour identifier les réseaux familiaux susceptibles de leur apporter leurs voix.

4. En théorie, cette catégorie regroupe les individus dont la religion n’est pas reconnue au Liban. Par exemple, les bouddhistes, hindouistes ou encore bahaïs: ces appartenances religieuses sont néanmoins parfois consignées, à l’initiative d’un fonctionnaire complaisant, dans les registres. On trouve encore, dans la colonne confession, pour moins d’une dizaine d’individus, la mention «chehabiste», du nom de Fouad Chehab, président réformateur (1958-1964) dont le mandat est perçu comme un moment d’affirmation nationale, par delà les appartenances confessionnelles. Une telle inscription, qui suppose la complicité de l’officier d’état civil, marque un rejet du système confessionnel. Mais du point de vue de l’État, l’athéisme par exemple n’a aucune reconnaissance légale. La confession n’est pas ici affaire de croyance.

5. Toutes les minorités qui ne bénéficient pas d’un représentant dans le pays: Syriens catholiques et orthodoxes, Assyriens, Chaldéens, latins, protestants et juifs. Ce siège de député est situé à Beyrouth, où ces minorités sont particulièrement présentes. Néanmoins, ce siège a aussi pour fonction de représenter les minoritaires où qu’ils soient inscrits. Dans le tableau 2, le décalage entre le nombre moyen et le maximum et le minimum de «coreligionnaires» dans un caza s’explique par le fait que les minoritaires hors de Beyrouth n’ont pas de représentants.

6. Les listes électorales comportent une colonne signalant l’année d’inscription à l’état civil. Par ailleurs, les naturalisations sont rares et difficiles au Liban. Cette analyse a été effectuée par K. Feghali, consultant politique.