N°98

Cartographie et contrôle au Maroc sous le Protectorat
espagnol (1912-1956)

Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle et des premières années du XXe siècle, les puissances coloniales, dans le contexte de la course à la domination du continent africain, parviennent à faire signer par les sultans du Maroc divers traités qui limitent progressivement leur autorité et donnent aux premières un pouvoir toujours plus grand dans les affaires intérieures de l’Empire chérifien [1]. Leur domination se renforce encore avec la signature de la convention franco-marocaine du 30 mars 1912 qui établit le Protectorat français sur le Maroc, et du traité hispano-français du 27 novembre 1912 qui met en place une zone espagnole de protectorat d’environ 20 000 km2 dans le Nord du pays.

Jusqu’en 1912, la production cartographique relative au Maroc est très limitée. L’information dont les puissances coloniales se servent pour dresser des cartes provient de sources diverses: des reconnaissances et itinéraires suivis par les officiers des «missions militaires» au Maroc, et des rapports fournis par les ambassades et consulats ou par des «explorateurs» et des journalistes qui, en réalité, font de l’espionnage. Au XIXe siècle, pour ce qui est de la France, ces informations permettent, par exemple, d’établir la Carte de l’Empire du Maroc, levée par Louis-Jules Beaudoin et publiée par le Dépôt de la Guerre en 1848, ou la carte Maroc, 500 000, publiée par le Service géographique de l’armée en 1894 (Urteaga, 2006).

À partir de 1907, l’occupation militaire permet à l’armée de dresser «des cartes de reconnaissance pour un usage immédiat, au sein des Bureaux topographiques des Troupes débarquées de Casablanca et du Maroc oriental, créés en 1907 et 1908» (Dusserre, 2009). Le déclenchement de la Première Guerre mondiale provoque la suspension de quasiment tous ces travaux. En ce qui concerne l’Espagne, outre les informations directes provenant de diplomates, de consuls et de voyageurs, la Commission de l’État-Major au Maroc réunit une vaste documentation cartographique entre 1882 et 1912 [2], principalement sur la partie nord-occidentale du Maroc (Urteaga, 2006); mais de vastes territoires de Ghomara et du Rif demeurent alors méconnus.

Après 1912, la collaboration franco-espagnole est assez intense sur le terrain, surtout dans la zone frontalière, mais donne peu de résultats du fait de désaccords sur le tracé précis des frontières entre les deux zones de protectorat. Par exemple, la coopération en 1925 et 1926, pendant la guerre du Rif, facilite la mise en place de missions françaises de reconnaissance aérienne qui permettent l’achèvement de la carte au 1/100 000 du Rif en 1929 (Martonne, 1935; Dusserre, 2009). Mais des différends politiques empêchent l’élaboration d’un document cartographique unique et fiable qui aurait servi de référence à la délimitation définitive des territoires ou à l’unification des réseaux géodésiques des deux zones (Levallois, 1988; Nadal et al., 2000; Villanova, Urteaga, 2009).

Il existe de nombreux travaux récents analysant la production cartographique de la zone espagnole de protectorat. Certains d’entre eux abordent le thème d’un point de vue général, et traitent le XIXe siècle et les premières années du XXe siècle (Albert et al., 1997; Villanova, 2002). D’autres privilégient des aspects concrets: les travaux de la Commission de l’État-Major du Maroc (1882-1912) (Urteaga et al., 2003, 2004; Urteaga, 2006), la Carte topographique du Protectorat espagnol au 1/50 000 (Nadal et al., 2010). Il reste un domaine assez peu étudié: la production cartographique d’une catégorie particulière d’agents de la puissance coloniale, les interventores (contrôleurs territoriaux), agents du pouvoir espagnol au contact direct des tribus [3]. Jusqu’en 1936, il n’existait aucune carte de référence topographique complète de la zone espagnole, et les interventores, qui étaient théoriquement bons connaisseurs du territoire et de la société marocaine, participent au travail cartographique en aidant les cartographes de la Commission du Maroc et en dressant eux-mêmes des cartes [4].

Nous voulons par cet article [5] mettre en valeur la cartographie réalisée par les interventores — et en grande partie inédite — et en analyser le sens: pourquoi ont-ils levé des cartes de la zone espagnole de protectorat, alors que la Commission du Maroc, organisme officiel, en avait la charge [6]? Quels types de documents ont-ils créés? Quels genres d’informations contenaient ces documents? Quelle était la qualité de leur contenu? Quelle en était l’utilité?

1. L’organisation et les missions du service de Contrôle

À l’instauration du Protectorat, les autorités espagnoles ne contrôlent que quelques petites régions dans les alentours de Ceuta, Tétouan, Asilah, Larache, Ksar el-Kébir et Melilla. Dans ce contexte, les gouvernements espagnols confient aux militaires le rôle principal dans la mise en œuvre de la politique coloniale, et chargent leurs chefs d’exercer la surveillance des territoires conquis. Ces chefs militaires dépendent d’un délégué aux Affaires indigènes, qui se trouve lui-même sous les ordres directs du Haut-Commissaire, principale autorité espagnole au Maroc. La victoire sur les Rifains et l’occupation totale de la zone en 1927 permettent l’implantation du service de Contrôle dans les soixante-dix tribus, et le Haut-Commissaire, le général José Sanjurjo, installe des bureaux de Contrôle à Tétouan, Chefchaouen, Larache, Villa Sanjurjo — Al Hoceima — et Melilla. Chacun de ces bureaux en a d’autres sous ses ordres, responsables de l’action politique et administrative dans une ou plusieurs tribus [7]. Et de ces derniers dépendent des bureaux de renseignements, chargés essentiellement de l’information et de la surveillance. Dans ses grands traits, cette structure s’est maintenue jusqu’à la fin du Protectorat (Villanova, 2004) [8].

Les interventores, dernier échelon de l’administration coloniale dans les tribus, ont pour principales missions d’exercer une surveillance politique sur les autorités marocaines, de prévenir toute dissidence éventuelle, d’obtenir toutes sortes de renseignements sur le climat politique et l’état économique et social afin que le Haut-Commissariat puisse définir les grandes lignes de son action, en déterminer les priorités et prévenir tout événement dangereux pour la présence espagnole. Mais la faible implantation territoriale des délégations techniques de l’administration coloniale conduit le Haut-Commissaire à charger les interventores d’autres fonctions, nombreuses et variées, telles qu’administrer la justice, veiller à la sécurité des personnes et des biens, soumettre au contrôle fiscal les propriétés du Makhzen et des Habous, collaborer au recouvrement des impôts, coopérer au développement de la politique sanitaire et éducative, promouvoir le développement économique et le bien-être social, etc. (Villanova, 2006).

À mesure que se renforce le Protectorat, les tâches des interventores deviennent plus nombreuses et complexes et beaucoup d’entre eux perdent de vue leurs missions essentielles. Juan Casas Morá, chef de la section politique de la délégation des Affaires indigènes, les avertit en 1948 que toutes les tâches complémentaires ne sont que des accessoires du Contrôle, et servent à «le rendre plus facile et plus efficace» (Casas Morá, 1949, p. 154). Cela rappelle les avertissements adressés par cette même délégation durant les années 1930 aux contrôleurs, soulignant que toutes les activités de l’interventor sont extrêmement importantes, «mais ce qui est encore plus important, si cela est possible, c’est l’information […]. Un interventor, militaire ou civil, est avant tout un informateur», mais un informateur politique (Delegación de Asuntos Indígenas, 1935, p. 72).

On pourrait penser que, pour accomplir toutes ces missions, les interventores ont suivi une formation complète et rigoureuse, mais la réalité est tout autre: le premier et unique manuel de formation est publié en 1928 (Inspección General de Intervención y Fuerzas Jalifianas, 1928) et, selon toute probabilité, la première formation est organisée la même année. Jusqu’alors, les interventores effectuaient une seule période d’apprentissage dans les bureaux centraux du service de Contrôle. En 1928 et en 1930, le Haut-Commissariat organise des formations, assez modestes, d’une durée d’un mois et exclusivement sous la forme de conférences. Par la suite, on introduit quelques nouveautés: la période de formation est portée à deux mois, des stages de topographie et des cours quotidiens d’arabe dialectal sont dispensés. Mais il faut attendre 1947 pour que l’administration coloniale espagnole crée un centre de formation permanente, l’Academia de Interventores à Tétouan où sont dispensés, chaque année, des cycles plus complets, d’une durée de neuf mois (Villanova, 2009).

2. La cartographie élaborée des interventores jusqu’à la publication de la Carte topographique du Protectorat espagnol au 1/50 000

Les études réalisées jusqu’à maintenant ont souligné les caractéristiques scientifiques et techniques des relevés cartographiques effectués dans la zone espagnole de protectorat. Cependant, la cartographie régulière du Maroc colonial requiert au préalable une certaine connaissance du terrain et des moyens de communiquer avec la population autochtone. Et les interventores sont, dans ce domaine les mieux placés: ils se déplacent beaucoup afin de connaître minutieusement le territoire sur lequel ils exercent leurs compétences, et sont censés posséder des rudiments des langues arabe ou berbère, leur permettant d’établir des contacts avec les tribus [9]. C’est ainsi que certains interventores collaborent avec la Commission du Maroc et la Commission internationale de Limites du Maroc [10] et, au cours des premières décennies du Protectorat, alors qu’on ne dispose pas encore d’une cartographie précise de la région, beaucoup d’interventores dessinent des cartes et des croquis du territoire placé sous leur juridiction.

1. Croquis de la Kabila de Beni Ziat, 1926
(source: España (ESP). Ministerio de Cultura (MCU). Archivo General de la Administración (AGA), Fondo del Protectorado Español en Marruecos (África), IDD (15)057, caja MK-9)

En 1912, en raison de l’absence de documentation cartographique de base pour une grande partie de la zone, le Dépôt de la Guerre, qui en est responsable, charge la Commission du Maroc du levé d’une carte militaire du Protectorat au 1/100 000. Mais le conflit qui dévaste la région rend très difficiles les travaux de terrain. Cependant, les relevés topographiques permettent d’éditer, en 1918, cinq feuilles de la carte de la zone de Melilla, puis une carte provisoire de la région occidentale, au 1/150 000, en 1922. Les minutes de ces travaux topographiques ainsi que d’autres levés réalisés durant les opérations militaires servent à éditer la première carte de l’ensemble du Protectorat au 1/200 000, en 1927. Cette même année, le Dépôt de la Guerre commence l’édition de feuilles de la Carte topographique du Protectorat au 1/50 000, c’est-à-dire à une échelle nouvelle, ce qui rend caduc le projet initial. En 1936, les travaux de terrain sont terminés et le Dépôt de la Guerre a publié 95% des feuilles de la Carte topographique (Nadal et al., 2000).

Au milieu des années 1920, alors que l’on approche de la fin du conflit armé dans le Rif, le Haut-Commissariat décide de collecter toute l’information possible sur les tribus progressivement soumises, et qui, bien souvent, sont alors absolument inconnues. À cette fin, il remet aux interventores un questionnaire qui doit leur servir à élaborer des rapports sur les tribus (Inspección General de Intervención y Tropas Jalifianas, 1926). Ce questionnaire est une copie quasi littérale de celui relatif à la société berbère qu’avait diffusé, par une circulaire de 1914, le général Lyautey afin de mieux connaître les structures tribales marocaines [11].

Les rapports préparés par les contrôleurs contiennent des informations sur l’organisation économique et sociale des tribus, des renseignements de caractère géopolitique et militaire et des croquis cartographiques. Au début de la période, beaucoup d’interventores disposent seulement de cartes rudimentaires au 1/150 000 et au 1/100 000 [12], et à partir de 1927 au 1/200 000. C’est la raison pour laquelle ils réalisent la majeure partie de leurs travaux sur des calques à ces échelles, lesquelles répondent mal aux besoins du bureau du Contrôle: les circonscriptions des tribus ont une surface moyenne d’environ 600 km2 et on exige la plus grande précision possible [13]. C’est ainsi que certains dessinent des cartes au 1/60 000, au 1/75 000 et au 1/80 000 (fig. 1), à partir d’agrandissements qu’ils ont réalisés eux-mêmes; ce qui est remarquable si l’on prend en compte le peu de moyens dont disposent les interventores en poste dans les tribus, le nombre de questions auxquelles ils doivent répondre, et les insuffisances de leur formation en topographie et cartographie. Certes, à cette période, tous les interventores sont des militaires et ont, par conséquent, certaines connaissances dans ces domaines, sans pourtant être des spécialistes.

2. Itinéraire de la route Tanger-Rabat, vers 1926-1927
(source: ESP. MCU, AGA, África, IDD (15)057, caja MK-7)

L’information recueillie sur les cartes et les croquis est assez variée, mais ces documents témoignent en général de l’intérêt des interventores pour les questions de maintien de l’ordre. Dans la plupart des cas, en effet, on signale les limites de la tribu (y compris parfois les limites de leurs subdivisions), le relief (généralement esquissé, en raison probablement de l’inexistence d’une cartographie détaillée), l’hydrographie (dont la représentation souffre en général de défauts similaires: imprécision, absence de certains cours d’eau, toponymie incomplète, etc.), les voies de communication, les villages, les tombeaux des marabouts, les zaouïas et les souks. La localisation des villages est alors indispensable pour connaître avec précision les lieux de résidence d’une population qu’il faut surveiller, en même temps que les sanctuaires et les souks où se rassemblent périodiquement de grandes foules. La délégation des Affaires indigènes considère ceux-ci comme d’éventuels foyers de dissidence et, pour cette raison, met en place des bureaux de Contrôle dans les environs des souks les plus importants (Fogg, 1940).

Si les informations portées sur ces cartes sont assez variées, leur qualité ne l’est pas moins. En effet, la situation politico-militaire n’est pas complètement «normalisée», de nombreuses tribus dans lesquelles le Contrôle s’implante sont absolument inconnues, et les interventores ne déploient pas tous le même savoir-faire cartographique ni la même ardeur au travail. On peut voir un bon exemple de ce laisser-aller dans la carte dessinée par l’interventor d’Anyera, en 1926, qui se contente d’esquisser le relief (Recopilación de datos referentes a la cabila de Anyera, 1926), alors que la Commission de l’État-Major, dès la fin du XIXe siècle, avait levé et dessiné le croquis de cette tribu au 1/50 000 représentant le relief par des courbes de niveau équidistantes de 20 mètres (Urteaga, 2006). En revanche, d’autres exemples montrent un grand soin dans l’accomplissement de ces tâches. L’interventor de Beni Skar joint un croquis avec les gués de l’oued Loukous et les interventores d’El Haouz et de Beni Ider situent les principaux puits et points d’eau, informations d’une im-portance vitale pour les déplacements des troupes (Kabila de Beni-Scar, 1928; Kabila del Haus, 1926-1927; Kabila de Beni Ider, 1928). D’autres dessinent des cartes-itinéraires, des plans de village et, exceptionnellement, des croquis thématiques, tous documents qui mettent aussi en évidence l’intérêt que ces interventores ont pour leur travail. La réalisation de cartes-itinéraires est aussi significative de leur culture comme de leurs préoccupations avant tout militaires. Sur la carte-itinéraire Tanger-Rabat (fig. 2), les zones cultivées ou marécageuses, les fourrés ou forêts sont représentés, ces dernières informations ayant évidemment un intérêt militaire. Autre type de documents soignés: les plans de villages. Ils sont dessinés à grande échelle — même si celle-ci n’est pas précisée — et le relief est représenté par des courbes de niveau — sans indication de l’équidistance. Y sont figurés les cours d’eau, les puits, les fontaines, les chemins, les bâtiments (habitations, sanctuaires, locaux de réunion de la djemââ, etc.) ainsi que les limites des «propriétés urbaines» (fig. 3).

3. Village de Demina, 1928 4. Kabila del Ajmas. Carte économique. Cultures et arbres, 1928
(source: ESP. MCU, AGA, África, IDD (15)057, caja MK-11) (source: ESP. MCU, AGA, África, IDD (15)057, caja MK-16)

De cette première époque datent aussi quatre croquis thématiques de Beni Gorfet et d’El Ajmas. L’interventor de Beni Gorfet a levé deux cartes au 1/150 000 et au 1/75 000 des foyers paludéens, et une autre, à cette dernière échelle, proposant le tracé d’une route dont la construction pourrait favoriser le développement du commerce (Kabila de Beni Gorfet, 1928). L’interventor d’El Ajmas, de son côté, dessine les croquis Cultivos y Arbolado («cultures et vergers») et Habitantes y Ganadería («habitants et cheptel»). Sur le premier, il a représenté les superficies ensemencées, les vignes, les oliviers, et les arbres fruitiers de chaque fraction, et il figure leur production par des graphiques circulaires (fig. 4). Sur le second, il a représenté le nombre d’habitants et celui de bêtes de charge, de caprins, d’ovins et de bovins. Ces documents sont exceptionnels du fait de leur date de réalisation: les rapports dont ils sont tirés datent de 1928 alors que les deux tribus concernées ne sont définitivement soumises qu’en 1927. En outre, le territoire de la tribu d’El Ajmas est l’un des plus étendus du Protectorat espagnol: 949 km2. Toutefois, le délai très court entre la fin des opérations militaires et la réalisation d’un rapport comprenant des données très détaillées peut amener à mettre en doute la validité de ces données.

3. La cartographie des interventores après la publication de la Carte topographique du Protectorat espagnol

5. Confréries existantes et nombre d’adeptes, 1934
(source: ESP. MCU, AGA, África, IDD (15)057, caja MK-15)

L’édition progressive de feuilles de la Carte topographique du Protectorat au 1/50 000 à partir de 1928 — édition quasiment terminée en 1936 — dégage les interventores de l’obligation d’élaborer ce type de cartes, et leur permet de se consacrer à leurs fonctions spécifiques, dont la principale reste la surveillance des tribus. Ils élaborent alors une documentation cartographique qui fournit la localisation des bureaux de Contrôle, établit les limites des fractions et des djemââs internes aux tribus, précise l’organisation territoriale des autorités politiques, administratives et judiciaires, et leurs ressources financières. Sur une carte que nous reproduisons ici, le contrôleur a représenté, pour les dix subdivisions territoriales d’une tribu, le nombre d’adeptes de six confréries religieuses (fig. 5). Ailleurs on peut trouver figurées les principales institutions religieuses présentes dans la majorité des tribus ou celles qui ont une grande capacité de mobilisation politique [14].

Le travail d’information s’étend aussi directement au domaine militaire. Les interventores étant les personnes de l’administration coloniale qui connaissent le mieux le territoire des tribus, ils dispensent à l’armée coloniale des informations détaillées utiles en cas de soulèvement ou d’invasion: les meilleures positions pour installer des défenses et des postes de commandement, les lieux de bivouac et d’approvisionnement des troupes, les lieux de concentration probable des forces ennemies, les voies de communication inutilisables à certaines époques de l’année, les gués, les sources ou les points d’eau (fig. 6), enfin les lieux devant être respectés par les troupes — cimetières, sanctuaires, etc. — pour ne pas heurter la sensibilité des populations locales. Ces informations permettent à l’État-Major de disposer d’une documentation cartographique de première main utilisable en cas d’opérations militaires. On pourrait mentionner aussi, dans cette perspective d’utilisation militaire, les documents qui contiennent des informations sur les communications télégraphiques ou téléphoniques. Le texte qui accompagne le croquis Comunicaciones Telefónicas («communications téléphoniques») (fig. 7) en est un bon exemple. L’interventor de Beni Buzra et Beni Ziat signale en effet que l’absence de liaison téléphonique directe entre les postes de la Mejaznía — les forces militaires indigènes au service des interventores — de Buhamed et de Meter peut avoir de graves conséquences en cas d’urgence.

6. Points d’eau, 1932
(source: ESP. MCU, AGA, África, IDD (15)057, caja MK-12)

Au fil des années, le Haut-Commissariat décide de lancer des projets de développement socio-économique et commande aux interventores des rapports sur l’état des tribus, qui doivent contenir aussi des propositions concrètes d’amélioration de la vie des populations. Ces rapports doivent être accompagnés de croquis sommaires (Delegación de Asuntos Indígenas, 1952). Les interventores incluent alors dans leurs travaux des figures qui donnent de nombreux détails sur la situation socio-sanitaire (écoles et nombre d’élèves, consultations et dispensaires médicaux et vétérinaires, zones paludéennes, etc.) ou économique (nombre de propriétaires classés en grands, moyens et petits, surfaces cultivées, observatoires météorologiques et stations pluviométriques, zones et maisons forestières, souks avec leurs recettes moyennes mensuelles), et font des propositions. Par exemple, l’interventor d’El Haouz fait un croquis très simple des lignes d’autobus qui pourraient faciliter les communications des villages de la montagne, avec la plaine et avec la capitale du Protectorat, ainsi que l’«exportation» des produits de la tribu (fig. 8).

7. Communications téléphoniques, 1953 8. Lignes de voyageurs dignes d'intérêt, sans date (vers 1953-1954)
(source: ESP. MCU, AGA, África, IDD (15)057, caja MK-11) (source: ESP. MCU, AGA, África, IDD (15)057, caja MK-4)

Enfin, il ne faut pas oublier que le service de Contrôle mène une action de propagande par laquelle doivent être mis en valeur les succès du Protectorat. Les publications de la délégation des Affaires indigènes et les mémoires, rapports et études des interventores eux-mêmes comportent de nombreuses cartes, aussi diverses que détaillées, qui permettent de valoriser l’action coloniale. C’est le cas, par exemple, de la carte Industrias en el Territorio («industries du territoire»), dessinée par le bureau central du Territoire de Djebala, sur laquelle les «industries» sont représentées avec des prétentions artistiques et dans un objectif didactique (fig. 9). Les «industries» sont divisées en «arabes» et «européennes» pour faire mieux apparaître les réussites du Protectorat de même que l’implication des chefs d’entreprise espagnols. Alors que les premières «industries» correspondent en fait à des activités artisanales (poterie, tissage, forge, etc.), les secondes sont d’authentiques «usines» produisant des biens diversifiés; mais il faut cependant signaler que le développement de l’activité industrielle dans le Protectorat reste très limité.

9. Industries du territoire de Djebala, 1948
(source: Intervención territorial de Yebala (s.d. [1949]). Vademecum. Territorio de Yebala. Año 1948. Tetuán : Imp. del Majzen, p. 67)

Conclusion

La Commission du Maroc et les institutions qui lui ont succédé ont certes été les organismes coloniaux responsables de l’élaboration de la cartographie de base du Protectorat espagnol au Maroc. Mais les interventores ont contribué significativement à cette entreprise en mobilisant leurs connaissances de terrain. Par ailleurs, ces contrôleurs territoriaux ont su inclure dans leurs travaux et rapports une documentation cartographique pertinente dans le cadre de leurs missions.

Dans un premier temps, alors que la couverture topographique du Protectorat espagnol n’est pas achevée, ils réalisent des cartes et des croquis qui pallient le manque d’information cartographique. Les plus talentueux dessinent des plans de localités et des cartes thématiques, bien que leur fiabilité soit quelque peu douteuse.

Dans un deuxième temps, une fois éditée la Carte topographique, les interventores élaborent des cartes et des croquis thématiques comportant des informations utiles au contrôle des tribus et qui permettent donc d’asseoir la domination espagnole. Certaines cartes contiennent des informations très utiles à l’armée espagnole, d’autres offrent des renseignements sur la situation politique, économique et sociale des tribus, leurs problèmes, avec parfois des propositions concrètes d’adaptation de la politique coloniale. D’autres, enfin, servent avant tout la propagande coloniale. De qualité très variable dans la conception ou la réalisation, ces documents témoignent de l’ampleur du travail auquel sont astreints les interventores, de la faiblesse des moyens dont ils disposent dans les bureaux de Contrôle, des insuffisances de leur formation — reflet de l’absence d’une politique coloniale claire — mais aussi, parfois, de la négligence de certains.

La cartographie réalisée par les interventores du Protectorat espagnol peut être considérée comme l’un des instruments de la politique coloniale espagnole au Maroc entre 1912 et 1956. Le travail cartographique des contrôleurs leur a permis de compenser les insuffisances des services techniques de l’administration coloniale. Ces cartes ont aussi été une source fondamentale d’information pour le Haut-Commissariat, concourant au renforcement du Protectorat et à la pérennisation de la présence espagnole.

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«Questionnaire sur la société berbère» (1915). Archives Berbères, vol. 1. fasc. 1, p. 7-17.

Recopilación de datos referentes a la cabila de Anyera (1926). ESP. MCU, AGA, África, IDD (15)057, caja MK-2.

Voir, par exemple, les traités de commerce entre le Maroc et l’Angleterre (1856), et l’Espagne (1861), et la France (1863), la conférence de Madrid (1880), le protocole secret franco-italien (1900), la déclaration franco-britannique (1904), la convention hispano-française (1904) et l’Acta d’Algésiras (1906).
La plus grande partie de cette documentation était composée de cartes dépourvues d’indications altimétriques au 1/100 000, des cartes itinéraires au 1/20 000, des cartes topographiques au 1/50 000, et des plans de localités, pour la plupart au 1/5 000.
Nous traduisons le terme de «interventor» par «contrôleur».
Voir, par exemple, les cas des interventores Jesús Jiménez Ortoneda et Emilio Blanco Izaga. (Villanova, Urteaga, 2009; Moga Romero, 2009).
Cet article a été préparé dans le cadre du projet de recherche CSO2008-06031-C02-012007, dirigé par José Luis Urteaga et financé par le ministère de Science et Innovation d’Espagne.
La Commission du Maroc, créée en 1912, a succédé à la Commission de l’État-Major du Maroc. En 1921, elle est devenue Commission géographique du Maroc, puis à partir de 1925, Commission géographique du Maroc et des Limites.
Le personnel des bureaux de Contrôle était composé de l’interventor (un capitaine), d’un interventor adjoint (un lieutenant), d’un lieutenant médecin, de quatre employés de bureau espagnols et d’un employé marocain, de deux infirmiers (espagnol et marocain), de trois ordonnances espagnols et d’un autre marocain, d’un interprète marocain, et de 56 «policiers indigènes» (arrêté du Haut-Commissaire du 31 décembre 1927).
En 1929, il y avait 35 bureaux principaux et 60 bureaux de renseignements (arrêté du Haut-Commissaire du 1er mai 1929).
Cependant il faut souligner que ce n’était pas toujours le cas. Jusqu’à la création de l’Academia de Interventores (1947), la connaissance des langues arabe et berbère permettait d’obtenir plus facilement une affectation, mais ce n’était pas une condition indispensable pour être nommé interventor (Villanova, 2009) et pour cette raison, nombre d’entre eux avaient recours à des interprètes.
La Commission internationale de Limites, créée en 1913, avait pour mission d’effectuer le relevé topographique de la zone frontalière et de produire un document cartographique qui pût servir à la délimitation des deux zones de protectorat (Moga Romero, 2009; Villanova, Urteaga, 2009).
Circulaire nº 213 DR2 du 15 juin 1914. Voir «Les tribus marocaines pendant le Protectorat» dans diplomatie.gouv.fr. Le texte du questionnaire est publié dans Archives Berbères. («Questionnaire sur la société berbère», 1915).
Certains d’entre eux ne disposaient même pas d’une cartographie de ce type, puisque les cartes espagnoles à ces échelles ne couvraient pas toute la zone. Dans certains cas, ils devaient utiliser les cartes françaises. En 1928, l’interventor de Beni Ammart, tribu rifaine frontalière avec la zone du Protectorat français, expliqua justement que son extension pourrait être calculée à partir «de l’étude faite sur le plan français au 1/100 000». (Kabila de Beni Ammart (s.d. [1928]).
Les dimensions des circonscriptions dépendaient de facteurs tels que l’orographie ou le degré d’adhésion de la population au Protectorat.
Sur le rôle politique des confréries au cours de l’époque coloniale et la vision de la délégation des Affaires indigènes sur celles-ci, voir Mateo Dieste, 2003, p. 321-330.