Ces lieux dont on parle

 Sommaire

Aux deux extrémités du Liban: Qaa et Ghajar

La délimitation précise des frontières entre la Syrie et le Liban se fait attendre et, en de nombreux endroits, est source de frictions entre les deux États dans des espaces en général peu peuplés, souvent territoires de parcours pour les troupeaux d’ovins; ces frontières, qui n’existaient évidemment pas au temps de la domination ottomane, sont restées pour les villageois une idée assez abstraite du temps où la France était puissance mandataire des deux côtés. Elle est devenue une cruelle réalité depuis que les troupes syriennes ont officiellement quitté le Liban en 2005, et les incidents ont fait, ici et là, plusieurs morts ces derniers mois.

1. Carte de situation

Qaa, qui fut un gros village, se vide de sa population. Il est situé un peu à l’écart de la grande route de Baalbek à Homs, à l’extrême nord de la Beqaa, à 600 m d’altitude, dans une plaine sèche, aux limites de l’aridité (environ 300 mm de précipitations annuelles). Dans cette Beqaa septentrionale, majoritairement musulmane chi’ite, les habitants de Qaa sont grecs-catholiques (melkites).

2. Localisation de Qaa

La frontière syrienne passe tout près, à trois ou quatre kilomètres. Mais où exactement? La France, lorsqu’elle était puissance mandataire de la Syrie et du Liban, a certes tracé la frontière sur les cartes, mais cette frontière a-t-elle jamais été tracée sur le terrain, matérialisée par des bornes, dans la plaine sèche et les solitudes rocailleuses de l’Anti-Liban, comme ce fut le cas entre le mandat britannique de Palestine et le mandat français du Liban? On pensait que non, mais le professeur Issam Khalifé, qui a fait paraître, en 2006, un ouvrage (en arabe) sur les frontières du Liban, affirme «que la frontière du jurd (1) de Ersal et de Ras Baalbeck avec la frontière syrienne est délimitée depuis 1934 et qu’il existe des bornes frontalières claires — au nombre de 49 — tout le long des cimes de l’Anti-Liban, à partir de Aïn el-Kabou et jusqu’à Bir Jbibé (2)», c’est-à-dire que ce bornage commencerait dans la montagne, un peu au sud de Qaa. Cependant, ces bornes ne sont pas indiquées sur les cartes au 1/20 000 dressées par la Direction Géographique de l’Armée libanaise (D.G.A.) dans les années 1960, alors que, sur la même série de cartes, elles sont inscrites une à une, telles qu’elles ont été placées sur la frontière entre la Palestine et le Liban mandataires.

Les habitants de Qaa affirment qu’ils savent très bien où se situe cette frontière, et exhibent des titres de propriété, qui remontent à des décennies, sur des terres qui leur sont interdites aujourd’hui et où patrouillent des gardes-frontières syriens. Le problème est qu’il est éventuellement argué que des Libanais pouvaient fort bien posséder des terres en territoire syrien… Les Syriens ont même construit un village, Jousseh-el-Amar, en un lieu que les vieux habitants ont toujours considéré comme libanais, et le poste de douane syrien est situé à plusieurs kilomètres à l’intérieur du Liban, du moins si l’on regarde les cartes…

À l’est de Qaa, dans les collines pierreuses qui constituent les derniers contreforts septentrionaux de l’Anti-Liban, toute sorte de contrebande peut passer par des pistes défoncées mais somme toute carrossables; la frontière est presque une abstraction!

Et Qaa se vide; pendant la guerre civile, leur appartenance à une communauté chrétienne a isolé ses habitants, loin du «réduit» des villes côtières; aujourd’hui, dans l’impossibilité d’irriguer et de cultiver leurs terres, où leur présence est interdite, les habitants s’en vont, vers Beyrouth, vers «l’Amérique» (reprise du vocable utilisé par les émigrés rêvant d’un eldorado)… Il y avait plus de 10 000 âmes à Qaa avant 1975 (début de la guerre «civile»), il en reste moins de 4 000. Qaa n'a pas été épargné pendant la «guerre des 33 jours» de l’été 2006, malgré son éloignement du conflit entre Israël et la milice du Hezbollah: l’aviation israélienne a bombardé un hangar frigorifique situé probablement en territoire libanais, sur la route qui conduit de Qaa en Syrie, tuant une douzaine d’ouvriers syriens qui chargeaient un camion de fruits et légumes.

À l’autre bout du Liban, le cas de Ghajar est encore plus complexe, quasiment ubuesque.

Ghajar est un gros village, au bord de la vallée du Hasbani. (c’est-à-dire le haut Jourdain, bien que le fleuve ne prenne ce nom qu’après la traversée du lac — aujourd’hui presque disparu — du Houlé, dans le fameux «doigt de Galilée»). Les habitants de Ghajar appartiennent, comme ceux de Qaa, à une communauté minoritaire dans leur région, mais une autre minorité: ils sont alaouites, isolés parmi les majorités sunnite et chi’ite, et quelques villages druzes (Majdel Chams, à une quinzaine de kilomètres à l’est de Ghajar, sur le Golan, est druze; c’est à Majdel Chams qu’a été tourné le beau film La fiancée syrienne).

3. Localisation de Ghajar

Mais Ghajar est-il un village libanais, ou syrien? On dit que les cartes du XIXe siècle le situaient déjà au Liban. Mais au XIXe siècle, on était dans l’Empire ottoman; il y avait des limites administratives, pas des frontières nationales. On le voit bien en étudiant la carte, intitulée «Carte du Liban», dressée en 1862 à Paris d’après les reconnaissances de la brigade topographique du corps expéditionnaire français de Syrie en 1860-1861: Ghajar est bien indiqué, mais aucune frontière ne l’est, bien entendu.

Théoriquement, la cause est entendue, Ghajar est en Syrie. Mais là où les choses se compliquent, c’est que le site de Ghajar se trouve en fait au nord du Golan (Joulan, en arabe) et a donc été occupé par Israël en 1967, puis annexé unilatéralement comme la partie occidentale du Golan. Pour les Israéliens, Ghajar est donc en Israël, et l’on dit qu’au moment de l’annexion de nombreux habitants de Ghajar ont opté pour la nationalité israélienne, ce qui demande à être vérifié… Bien entendu, ni le Liban, ni la Syrie (ni d’ailleurs le monde entier, puisque l’annexion n’a été reconnue par aucun pays) n’admettent cette appartenance. Et de fait, depuis quelques années, les Ghajaris ont fait souvent connaître leurs sentiments pro-syriens (ils sont alaouites, comme les Assad et leur entourage à la tête de la Syrie, ce qui n’est pas neutre…).

Syrien donc, Ghajar, bien qu’occupé par Tsahal et annexé par Israël? Ce serait trop simple. Car au XXe siècle, le bourg a prospéré, et s’est agrandi en franchissant une frontière dont personne ne se souciait beaucoup puisqu’on était des deux côtés sous mandat français. Et puis, pendant l’occupation israélienne du Liban méridional, on se trouvait des deux côtés sous contrôle de l’État hébreu. Mais en 2000, Israël évacue le Sud du Liban et Ghajar se retrouve sur une frontière qui n’est plus théorique! Où passe-t-elle, dans ce village qui a grandi sans s’en préoccuper? Il semble bien que ce soit le long de la rue principale du bourg. Et voilà une population qui se revendique soit libanaise, soit syrienne, mais dont certains membres sont israéliens, tandis que ceux qui se revendiquent syriens, refusant la nationalité israélienne, ne peuvent évidemment pas disposer de papiers syriens et sont donc apatrides…

La situation a ses avantages; elle a aussi ses inconvénients. Les habitants de la partie libanaise de Ghajar ne payent pas d’impôts mais sont ravitaillés en électricité par EDL (Électricité du Liban). La situation imprécise et, pour tout dire, assez surréaliste, favorise évidemment tous les trafics et toutes les contrebandes, et il paraît que le bourg est fort prospère.

Mais il est impossible de vérifier cette assertion, car se rendre à Ghajar est interdit: jusqu'à la fin de la «guerre des 33 jours», le Hezbollah veillait, côté libanais, et Tsahal, côté Golan. Les Ghajaris, eux, peuvent circuler. Un peu trop, aux yeux des Israéliens, qui ont entrepris la construction d’un mur, à la suite de l’accrochage du 21 novembre 2005, qui a fait quatre morts hezbollahis et douze blessés israéliens, en plein village. Le mur aurait rendu la vie impossible, les familles étaient écartelées, des enfants ne pouvaient plus atteindre leur école, tel commerçant voyait sa boutique séparée de son entrepôt, de l’autre côté de la rue… Les Ghajaris sont allés devant le Conseil juridique supérieur d’Israël qui a ordonné la suspension de la construction. La suspension seulement…!

Pendant la «guerre des 33 jours», l’armée israélienne a pénétré sur plusieurs kilomètres en territoire libanais. Le 3 octobre 2006, en application de la Résolution 1701 de l’ONU, Tsahal évacue entièrement le Liban. Entièrement? Non! Restent encore les fermes de Chebaa et, à proximité, les collines de Kfarchouba (Verdeil, 2005), et… la partie libanaise de Ghajar. Les Israéliens ont creusé un fossé en travers de la route qui se dirige vers l’intérieur du Liban, déroulé des centaines de mètres de barbelés, et semblent s’installer sur ces quelques milliers de m2 incontestablement libanais, et qui étaient, paraît-il, truffés d’abris et de souterrains creusés par le Hezbollah d’où seraient partis de nombreux missiles en direction d’Israël, et en l’occurrence, du «doigt de Galilée». L’État hébreu cherche-t-il, comme il en est accusé, à laisser une «bombe à retardement», ou bien veut-il simplement se maintenir le temps de détruire les infrastructures? En attendant, voici un nouveau litige en perspective…

La preuve: en août 2007, l’armée israélienne occupe toujours la partie libanaise de Ghajar. Un grave incident a même été évité de peu le 16 août: théoriquement la milice du Hezbollah n'est plus présente à proximité de la frontière, surveillée par les troupes de l’UNFIL installées en application de la Résolution 1701 de l’ONU qui a mis fin à la «guerre des 33 jours». Le 16 août, une équipe de travaux publics relevant du Comité Iranien pour la Reconstruction du Liban s’affairait à construire des canalisations d’eau au niveau du Hasbani, à quelques mètres des barbelés dressés par les Israéliens pour isoler la partie libanaise de Ghajar du reste du Liban. Or la très grande proximité de l’Iran et du Hezbollah n’est un secret pour personne, elle est d’ailleurs revendiquée par les intéressés. Immédiatement, Tsahal a renforcé sa surveillance et multiplié ses patrouilles. L’UNIFL a alors mis ses troupes en état d’alerte dans le secteur. Une patrouille du contingent espagnol de l’UNIFL est arrivée sur place pour exiger l’arrêt des travaux, faute d’une autorisation du commandement de l’UNFIL à Naqoura. Les ouvriers ont alors suspendu les travaux et se sont un peu éloignés. Les choses en sont là... jusqu’au prochain incident...

Mais les Ghajaris libanais tiennent-ils tellement au respect de la frontière (officiellement libano-syrienne, mais de fait libano-israélienne)? Car nul ne doute que si les forces de l’ONU obtiennent le respect de cette frontière par Israël, elle sera, cette fois, rigoureusement étanche, et Ghajar sera, une fois de plus, coupé en deux.

La saga continue. L’imbroglio demeure. Il y aura certainement d’autres rebondissements, les choses ne peuvent pas rester calmes dans ces confins largement stratégiques et, ne l’oublions pas, abondants en eau grâce à la proximité du Hermon (Jabal el-Cheikh en arabe), enneigé six ou sept mois dans l’année…

Les cas de Qaa et de Ghajar sont à la fois semblables et très différents: semblables car il s’agit de deux bourgs frontaliers dont les habitants appartiennent à une communauté religieuse très minoritaire dans leur région et parce qu’ils sont victimes (et parfois bénéficiaires…) de frontières fluides et contestées. Différents, car à Qaa, il s’agit d’un différend frontalier et foncier qui pourrait être réglé «à froid» si les relations étaient plus détendues entre la Syrie et le Liban. À Ghajar, il n’y pas vraiment de revendications de frontières, mais un imbroglio qui est le résultat d’une histoire récente compliquée, et la pièce est jouée à trois acteurs, Syrie, Liban et Israël. Curieusement (mais est-ce vraiment curieux?) le bourg se trouve à cheval sur une frontière «chaude», la frontière libano-israélienne (considérée comme libano-syrienne par la Syrie et le Liban dans la région de Ghajar), alors que le «front» du Golan, qui met face à face Syriens et Israéliens, est très calme depuis des années (y compris pendant la guerre des 33 jours…)…

Henri Chamussy

Bibliographie

Livres et articles

CHAGNOLLAUD J.-P., SOUAH S.A. (2004). Les Frontières au Moyen-Orient. Paris: L’Harmattan, coll. «Comprendre le Moyen-Orient», 225 p. ISBN: 2-7475-6436-3

DAVIE M. (2005). «Entre Syrie et Israël: les cartes topographiques du Joulân-Golan, vecteurs de revendications territoriales». M@ppemonde, 4/2005, n° 80.

VERDEIL É. (2005). «Récents litiges frontaliers entre Syrie et Liban». M@ppemonde, 2/2005, n° 75.

Presse libanaise

«Ghajar: Les habitants ont manifesté hier dans les rues du village». L’Orient le Jour, 4 janvier 2006.

«Israel proposes defense wall» through town of Ghajar». Daily Star, 4 janvier 2006.

«Israël renonce à diviser le village frontalier de Ghajar». L’Orient le Jour, 5 janvier 2006.

ZAATERI M. (2006). «Israel Ghajar scraps plan to divide Ghajar with wall». Daily Star, 5 janvier 2006

EL-HAGE A.-M. (2006). «L’armée à Qaa: une présence insuffisante face à l’épineux dossier des frontières». L’Orient le Jour, 4 mars 2006

HADDAD S. (2006). «Ghajar, une bourgade divisée, en quête d’identité, dans une zone convoitée par tous». L’Orient le Jour, 9 mars 2006

«Issam Khalifé appelle le gouvernement à présenter une note de protestation à l’ONU». L’Orient le Jour, 5 avril 2006

«Ghajar, une parcelle du Liban toujours occupée par Israël». L’Orient le Jour, 5 octobre 2006

«Le contingent espagnol empêche une équipe de construction iranienne de travailler à proximité des barbelés israéliens». L’Orient le Jour, 17 08 2007

Cartes

Couverture du Liban au 1/20 000, cartes de la Direction géographique de l’État-major de l’armée libanaise, imprimées au début des années 1960.

Reproduction à l’identique en 1919 de la carte du Liban au 1/200 000, dessinée au Dépôt de la Guerre, en 1862, d’après les reconnaissances de la brigade topographique du Corps Expéditionnaire Français au Liban, avec simplement ajout des voies ferrées et des nouvelles routes.

Notes

1. Terme qui désigne des solitudes rocailleuses et montagneuses, terrains de parcours pour les troupeaux.

2. L’Orient le Jour, 05.04.2006