N°97

La géographie de Jules Verne et ses cartes
dans L’île mystérieuse

L’île mystérieuse est le treizième des soixante-deux [1] Voyages extraordinaires publiés par Jules Verne entre 1867 et 1919 dans la «Bibliothèque d’éducation et de récréation» des Éditions Hetzel. Son édition cartonnée de 1875 (fig. 1) est au format in-8° de 616 pages, illustrée de 154 dessins de Jules Férat et d’une carte (fig. 2). Ces romans, aux aventures haletantes (récréation), doivent selon les mots de leur éditeur «résumer toutes les connaissances géographiques, géologiques, physiques, astronomiques, amassées par la science moderne» (éducation). Pour émerveiller ses jeunes lecteurs, Jules Verne glisse des anticipations scientifiques de son invention qu’il présente modestement comme «des suggestions [qu’il avait] considérées, après mûre réflexion, reposer sur une base pratique... [Elles] ne représentent que l’aboutissement naturel de la tendance scientifique de la pensée moderne» (Jones, 1904). Jules Verne se veut surtout géographe: «J’ai toujours été fasciné par la géographie et le voyage» (Sherard, 1894). Ses héros s’interrogent d’ailleurs sur l’ici et l’ailleurs, tiennent compte des distances, élaborent des stratégies spatiales. La première question de Cyrus Smith (L’île mystérieuse) après le naufrage est: île ou continent?

1. Les multiples versions de L’île mystérieuse aux Éditions Hetzel

Comme la plupart des Voyages extraordinaires de Jules Verne, L’île mystérieuse paraît d’abord, en feuilleton (du 10 septembre 1874 au 28 octobre 1875) dans le Magasin d’éducation et de récréation, codirigé par Jean Macé, P.J. Stahl (pseudonyme de Pierre-Jules Hetzel) et... Jules Verne.

Une première édition en volume au format in-12°, broché, à prix modéré, est suivie, en décembre 1875, par une édition de prestige, volume triple, format in-8°, relié et cartonné dans la «Bibliothèque d’éducation et de récréation» des mêmes Éditions Hetzel. Disposant d’une carte et de 154 illustrations de Jules Férat, elle est régulièrement rééditée sous divers cartonnages jusqu’en 1914 [http://hetzel.free.fr/].

Le texte de référence du roman

Gallica, site de la bibliothèque numérique de la BnF, met en ligne une copie de l’édition originale de 1875 en mode image, au format pdf, qui est la version de référence de cet article [http://gallica.bnf.fr/]. Des maisons d’édition comme les Éditions Rencontre (Lausanne) ou Michel de l’Ormeraie (Paris) ont publié la collection des Voyages extraordinaires, en reconstituant l’édition princeps du format in-8° de 1875.

Cartonnage dit «Au ballon bicolore»
(bannière bleue, fond rouge)
Nb: le «vol de mouettes» est caractéristique de L’île mystérieuse. Photographie fournie par A. Braut, 8 juillet 2002 (http://hetzel.free.fr/)

Comme Proust visitant ses souvenirs de villégiature normande pour créer Balbec (À l’ombre des jeunes filles en fleur, 1918), Jules Verne utilise ses souvenirs de navigateur et de touriste. Mais son dessein est de mettre sa plume au service de «l’enseignement de la géographie» (Lettre à Mario Turiello, 1855). Ainsi, ses Voyages extraordinaires contiennent de très nombreuses descriptions géographiques dignes des manuels scolaires de son temps (éducation) [2], sur la géométrie, la zoologie, la botanique, les reliefs volcaniques... ou la carte des étoiles d’une nuit australe (L’île mystérieuse) (fig. 3a).

2. L’île Lincoln

Vulgarisateur scrupuleux, il se présente comme «un lecteur vorace […] accumulant les idées; […] tout à fait au courant des actualités scientifiques» (Jones, 1904); «Je parcours également les bulletins des sociétés scientifiques et surtout ceux de la Société géographique [3], car notez le bien, la géographie est ma passion et mon étude. J’ai lu toute l’œuvre de Reclus (Dupuy, 2006) — je professe la plus grande admiration pour Élisée Reclus — et toute celle d’Arago [4]. Je lis également, car je suis un lecteur des plus consciencieux, la collection Le Tour du monde qui est une série d’histoires de voyages.» (Sherard, 1894): «Chaque fait isolé géographique […] dans chaque livre que j’ai écrit a été examiné avec soin et il est scrupuleusement avéré» (Bozzetto, 2005).

Romancier, Jules Verne articule étroitement anticipation scientifique, description géographique et action dramatique (fig. 3b). Ses Voyages ont une dimension initiatique. Démunis de tout mais forts de leur courage, de leur ingéniosité et de leur amitié, cinq naufragés devenus les colons d’une île mystérieuse (Dupuy, 2005) se révèlent à eux-mêmes (et aux lecteurs). Surmontant leur isolement et les contraintes naturelles, ils édifient une petite société fraternelle et recueillent le forban Ayrton (Les enfants du capitaine Grant) qui trouve ainsi sa rédemption. Le capitaine Nemo (Vingt mille lieues sous les mers, 1870) leur procure anonymement un équipement perfectionné dont un atlas et les instruments de calcul des coordonnées de l’île. Il les sauve des pirates au moyen d’armes fulgurantes de son invention et se réconcilie ainsi avec l’humanité.

L’île mystérieuse tient une place particulière [5] dans ces Voyages extraordinaires. Le voyage en ballon, des États-Unis au Pacifique sud, n’occupe que les sept premières pages. Le sujet primordial est la colonisation par des «naufragés de l’air» d’une île à première vue déserte, un territoire totalement fictif d’environ 50 km sur 25, figuré (p. 201) sur une carte à grande échelle (fig. 2).

Mais qu’il s’agisse de la carte illustrant l’édition in-8° ou des cartes évoquées dans le roman, deux questions se posent:

3. Jules Verne, vulgarisateur scientifique: des connaissances «avérées» sur le monde, intégrées à la trame romanesque

3a. Leçon de cosmographie: la carte du ciel d’une nuit australe
[L’île mystérieuse, chap. 10, p. 91]
«La tentative de Cyrus Smith devait réussir. Peu à peu, Harbert et lui, en remontant sur les parois internes, virent le cratère s’élargir au-dessus de leur tête. Le rayon de cette portion circulaire du ciel, encadrée par les bords du cône, s’accrut sensiblement. À chaque pas, pour ainsi dire, que firent Cyrus Smith et Harbert, de nouvelles étoiles entrèrent dans le champ de leur vision. Les magnifiques constellations de ce ciel austral resplendissaient. Au zénith, brillaient d’un pur éclat la splendide Antarès du Scorpion, et, non loin, cette ß du Centaure que l’on croit être l’étoile la plus rapprochée du globe terrestre. Puis, à mesure que s’évasait le cratère, apparurent Formalhaut du Poisson, le Triangle austral, et enfin, presque au pôle antarctique du monde, cette étincelante Croix du Sud, qui remplace la Polaire de l’hémisphère boréal.»

3b. Description de formes volcaniques
[L’île mystérieuse, part. 1, chap. 10, p. 87-88]
«L'ascension continua. On pouvait fréquemment observer, sur certaines déclivités, des traces de laves, très capricieusement striées. De petites solfatares coupaient parfois la route suivie par les ascensionnistes, et il fallait en longer les bords. En quelques points, le soufre avait déposé sous la forme de concrétions cristallines, au milieu de ces matières qui précèdent généralement les épanchements laviques, pouzzolanes à grains irréguliers et fortement

torréfiés, cendres blanchâtres faites d'une infinité de petits cristaux feldspathiques.

Aux approches du premier plateau, formé par la troncature du cône inférieur, les difficultés de l'ascension furent très prononcées. Vers quatre heures, l'extrême zone des arbres avait été dépassée. Il ne restait plus, ça et là, que quelques pins grimaçants et décharnés, qui devaient avoir la vie dure pour résister, à cette hauteur, aux grands vents du large. Heureusement pour l'ingénieur et ses compagnons, le temps était beau, l'atmosphère tranquille, car une violente brise, à une altitude de trois mille pieds, eût gêné leurs évolutions. La pureté du ciel au zénith se sentait à travers la transparence de l'air. […]

Cinq cents pieds seulement séparaient alors les explorateurs du plateau qu'ils voulaient atteindre, afin d'y établir un campement pour la nuit, mais ces cinq cents pieds s'accrurent de plus de deux milles par les zigzags qu'il fallut décrire. Le sol, pour ainsi dire, manquait sous le pied. Les pentes présentaient souvent un angle tellement ouvert, que l'on glissait sur les coulées de laves, quand les stries, usées par l'air, n'offraient pas un point d'appui suffisant. Enfin, le soir se faisait peu à peu, et il était presque nuit, quand Cyrus Smith et ses compagnons, très fatigués par une ascension de sept heures, arrivèrent au plateau du premier cône. Il fut alors question d'organiser le campement, et de réparer ses forces, en soupant d'abord, en dormant ensuite.»

1. Usages de la carte de l’île Lincoln

1.1. Une géographie sûre d’elle-même et de ses cartes

Dans une préface de la Géographie illustrée de la France et ses colonies (Verne, Lavallée, 1868), Pierre-Jules Hetzel célèbre les progrès d’une géographie assurée de ses techniques, de ses savoirs, et étroitement liée à la cartographie: «La géographie est maintenant une science dont la base et l’ensemble n’ont plus rien de conjectural, et sont fixés avec une précision géométrique. […] Sur une boule de quelques pouces de diamètre, sur une feuille de papier, à l’aide de quelques signes conventionnels, de quelques instruments, création de son esprit, l’homme peut représenter, décrire avec une suprême exactitude le monde dont il est l’éphémère habitant». C’est une géographie d’Européens sûrs de leur capacité (et de leur droit) à explorer et s’approprier le reste du monde: «la géographie marchant à [la suite] des armées, des aventuriers, des missionnaires, des savants, des pionniers, des colons européens, a fixé sur la mappemonde les pays dont ils ont pris possession et ceux qu’ils ont seulement visités».

La géographie et la cartographie de L’île mystérieuse ont les ambitions et les limites de leur temps (Rhein, 1982). Les cinq naufragés maîtrisent des savoirs opératoires leur permettant d’entrer de plain-pied dans la réalité du monde et de s’y déplacer, sur terre comme sur mer. Le monde de l’ingénieur Cyrus Smith a la rationalité du quadrillage des méridiens et parallèles des cartes d’un atlas en projection Mercator. Grâce au sextant du capitaine Nemo (fig. 4), l’ingénieur calcule les coordonnées «exactes» de l’île Lincoln. Il situe, sur l’atlas du même Nemo, l’île Tabor où est relégué Ayrton. Le monde de Pencroft, marin expérimenté, est fait de liaisons entre ces îles. Il délivre Ayrton en naviguant à l’estime, suivant à la boussole, le cap indiqué par Cyrus Smith («L’abandonné», part. 2, chap. 13 et 14).

4. Les coordonnées de l’île Lincoln ?

Cyrus Smith effectue une première estimation à l’aide de deux montres (l’une à l’heure solaire de l’île, l’autre ayant gardé l’heure de Richmond, EU), d’un compas de fortune aux branches grossièrement taillées et de jalons de bois et… de son savoir polytechnique. Il découvre ainsi que leur île est isolée, à des centaines de miles

des terres habitées. Ceci le dissuade d’organiser une expédition avec une embarcation trop rudimentaire. Le sextant et l’atlas fournis, ultérieurement, par le capitaine Nemo permettent la mesure des coordonnées «exactes» qui rendent possible une navigation vers l’île Tabor où est relégué Ayrton.

4a. Étant couchés sur le sable
(renvoi au roman p. 125), p. 128
4b. Cependant le soleil s’avançait lentement (renvoi au roman p. 132), p.129

Géographie et cartographie sont des sciences encyclopédiques, addition patiente de faits avérés et cartographiés. Elles sont l’œuvre d’une communauté de savants et d’explorateurs animés d’une curiosité sans limites, chacun vérifiant et précisant les découvertes de ses prédécesseurs (fig. 5a). Jules Verne apporte au jeune lecteur des lumières sur toutes les sciences en lui découvrant un monde lointain. Ainsi la présence de «culpeux» (renards d’Amérique latine) invite à s’interroger sur l’origine de l’île et du monde (fig. 5b) (p. 189-197).

5. Les connaissances scientifiques

5a. Harbert, expert en histoire naturelle
[L’île mystérieuse, part. 1, chap. 21, p.189]
«Mais ils n'avaient pas fait un demi-mille, que, d'un épais fourré, s'échappait toute une famille de quadrupèdes, qui y avaient élu domicile, et dont les aboiements de Top provoquèrent la fuite. «Ah ! on dirait des renards !» s'écria Harbert, quand il vit toute la bande décamper au plus vite. C'étaient des renards, en effet, mais des renards de très grande taille, qui faisaient entendre une sorte d'aboiement […].
Le chien avait le droit d'être surpris, puisqu'il ne savait pas l'histoire naturelle. Mais, par leurs aboiements, ces renards, gris-roussâtre de pelage, à queues noires que terminait une bouffette blanche, avaient décelé leur origine. Aussi, Harbert leur donna-t-il, sans hésiter, leur véritable nom de «culpeux». Ces culpeux se rencontrent fréquemment au Chili, aux Malouines, et sur tous ces parages américains traversés par les 30e et 40e parallèles. Harbert regretta beaucoup que Top n'eût pu s'emparer de l'un de ces carnivores.
«Est-ce que cela se mange? demanda Pencroff, qui ne considérait jamais les représentants de la faune de l'île qu'à un point de vue spécial.
- Non, répondit Harbert, mais les zoologistes n'ont pas encore reconnu si la pupille de ces renards est diurne ou nocturne, et s'il ne convient pas de les ranger dans le genre chien.»

5b. Interrogation collective sur les origines de l’île Lincoln et de la terre
[L’île mystérieuse, part. 1, chap. 21, p. 191]
«- Il est assez singulier, fit observer Gédéon Spilett,que cette île, relativement petite, présente un sol aussi varié. Cette diversité d'aspect n'appartient logiquement qu'aux continents d'une certaine étendue. On dirait vraiment que la partie occidentale de l'île Lincoln, si riche et si fertile, est baignée par les eaux chaudes du golfe mexicain, et que ses rivages du nord et du sud-est s'étendent sur une sorte de mer Arctique.
- Vous avez raison, mon cher Spilett, répondit Cyrus Smith, c'est une observation que j'ai faite aussi. Cette île, dans sa forme comme dans sa nature, je la trouve étrange. On dirait un résumé de tous les aspects que présente un continent, et je ne serais pas surpris qu'elle eût été continent autrefois.
- Quoi ! un continent au milieu du Pacifique? s'écria Pencroff.
- Pourquoi pas? répondit Cyrus Smith. Pourquoi l'Australie, la Nouvelle-Irlande, tout ce que les géographes anglais appellent l'Australasie, réunies aux archipels du Pacifique, auraient-ils formé autrefois une sixième partie du monde, aussi importante que l'Europe ou l'Asie, que l'Afrique ou les deux Amériques?
Mon esprit ne se refuse point à admettre que toutes les îles, émergées de ce vaste Océan, ne sont que des sommets d'un continent maintenant englouti, mais qui dominait les eaux aux époques anté-historiques.
- Comme fut autrefois l'Atlantide, répondit Harbert.
- Oui, mon enfant... si elle a existé toutefois… »

1.2. Une carte à grande échelle de l’appropriation et de l’aménagement d’un territoire

Pierre-Jules Hetzel déclare qu’une «des tâches essentielles de l’administration […] c’est la connaissance exacte de l’étendue, de la configuration du pays à administrer…» (fig. 6a) (Verne, Lavallée, 1868). Une première exploration jusqu’au sommet du volcan (fig. 2) (part. 1, chap. 10 et 11) montre aux cinq naufragés qu’ils ont échoué sur une île isolée, à première vue déserte (fig. 6a). Jules Verne fait alors le récit d’un acte fondateur (fig. 6b). Ayant dressé sa carte, les naufragés instituent l’île en colonie des États-Unis et s’accordent sur le nom de chaque lieu. L’opération a une dimension fonctionnelle: «pouvoir dire où l’on va et d’où l’on vient», mais aussi cognitive car c’est plus «commode»: «Au moins on a l’air d’être quelque part». Elle est aussi appropriation symbolique. Choisir les noms de lieux, c’est prendre possession du territoire, y inscrire sa culture. Donner à l’île le nom de Lincoln, en pleine guerre de Sécession, c’est y inscrire son histoire, affirmer ses valeurs.

Pour les colons, une carte est aussi outil de gestion du territoire: «L’exploration de l’île était achevée, sa configuration déterminée, son relief coté, son étendue calculée, son hydrographie et son orographie reconnues. La disposition des forêts et des prairies avait été relevée d’une manière générale sur le plan du reporter. Il n’y avait plus qu’à redescendre de la montagne et à explorer le sol du triple point de vue de ses ressources minérales, végétales et animales. […] [L’île pourra ensuite être] bien transformée, bien aménagée, bien civilisée.» (p. 98).

6. S'approprier un territoire pour fonder une colonie

6a. Fonder une colonie dans une île déserte hors des routes maritimes
[L’île mystérieuse, part. 1, chap. 11, p. 99]
« […] il est à craindre qu'elle ne soit située en dehors des routes ordinairement suivies, c'est-à-dire trop au sud pour les navires qui fréquentent les archipels du Pacifique, trop au nord pour ceux qui se rendent à l'Australie en doublant le cap Horn. Je ne veux rien vous dissimuler de la situation....
– Et vous avez raison, mon cher Cyrus, répondit vivement le reporter. Vous avez affaire à des hommes. Ils ont confiance en vous, et vous pouvez compter sur eux. N'est-ce pas, mes amis?
- Je vous obéirai en tout, monsieur Cyrus, dit Harbert, qui saisit la main de l'ingénieur.
– Mon maître, toujours et partout ! s'écria Nab.
– Quant à moi, dit le marin, que je perde mon nom si je boude à la besogne, et si vous le voulez bien,monsieur Smith, nous ferons de cette île une petite Amérique. Nous y bâtirons des villes, nous y établirons des chemins de fer, nous y installerons des télégraphes, et un beau jour, quand elle sera bien transformée, bien aménagée, bien civilisée, nous irons l'offrir au gouvernement de l'Union. Seulement, je demande une chose.
– Laquelle? répondit le reporter.
– C'est de ne plus nous considérer comme des naufragés, mais bien comme des colons qui sont venus ici pour coloniser.
Cyrus Smith ne put s'empêcher de sourire, et la motion du marin fut adoptée. Puis, il remercia ses compagnons, et ajouta qu'il comptait sur leur énergie et sur l'aide du ciel. »

6b. S’approprier un territoire en lui attribuant ses noms de lieu
[L’île mystérieuse, part. 1, chap. 11, p. 99-101]
«Voici en effet, la configuration exacte de cette île qu’il importe de faire connaître et dont la carte fut immédiatement dressée par le reporter avec une précision suffisante. […] (p. 94)
– Un instant, mes amis, répondit l'ingénieur, il me paraît bon de donner un nom à cette île, ainsi qu'aux caps, aux promontoires, aux cours d'eau que nous avons sous les yeux.

– Très bon, dit le reporter. Cela simplifiera à l'avenir les instructions que nous pourrons avoir à donner ou à suivre.
– En effet, reprit le marin, c'est déjà quelque chose de pouvoir dire où l'on va et d'où l'on vient. Au moins, on a l'air d'être quelque part. […]
– Je préférerais des noms empruntés à notre pays, répondit le reporter, et qui nous rappelleraient l'Amérique.
Oui, pour les principaux, dit alors Cyrus Smith, pour ceux des baies ou des mers, je l'admets volontiers.Que nous donnions à cette vaste baie de l'est le nom de baie de l'Union, par exemple, à cette large échancrure du sud, celui de baie Washington, au mont qui nous porte en ce moment, celui de mont Franklin, à ce lac qui s'étend sous nos regards, celui de lac Grant, rien de mieux, mes amis. Ces noms nous rappelleront notre pays et ceux des grands citoyens qui l'ont honoré ; mais pour les rivières, les golfes, les caps, les promontoires, que nous apercevons du haut de cette montagne, choisissons des dénominations qui rappellent plutôt leur configuration particulière. Elles se graveront mieux dans notre esprit, et seront en même temps plus pratiques. […]
L’île était là sous leurs yeux comme une carte déployée,et il n'y avait qu'un nom à mettre à tous ses angles rentrants ou sortants, comme à tous ses reliefs. […]
– Maintenant, dit le reporter, cette presqu'île qui se projette au sud-ouest de l'île, je proposerai de donner le nom de presqu'île Serpentine, et celui de promontoire du Reptile (Reptile-end) à la queue recourbée qui la termine, car c'est véritablement une queue de reptile.
– Adopté, dit l'ingénieur. […]
– Et bien ! répondit Pencroff, nous aurons le cap Mandibule-Nord et le cap Mandibule-Sud.
– Ils sont inscrits, répondit Gédéon Spilett. […]
Tout était donc terminé, et les colons n'avaient plus qu'à redescendre le mont Franklin pour revenir aux Cheminées, lorsque Pencroff de s'écrier […] Nous avons oublié de la baptiser !
Harbert allait proposer de lui donner le nom de l'ingénieur, et tous ses compagnons y eussent applaudi, quand Cyrus Smith dit simplement:
«Appelons-la du nom d'un grand citoyen, mes amis, de celui qui lutte maintenant pour défendre l'unité de la république américaine ! Appelons-la l’île Lincoln!»

1.3. La carte de l’île Lincoln dans le jeu véracité/véridicité d’une fiction romanesque

Romancier, Jules Verne imagine des héros fictifs effectuant un voyage extraordinaire par son exotisme, ses péripéties spectaculaires sur un territoire non moins fictif. L’enjeu n’est pas que le lecteur croie totalement en leur réalité mais qu’il prenne plaisir à l’admettre, le temps d’une lecture (récréation). Encore faut-il que la fiction ait une certaine véracité [6]. Vulgarisateur scientifique, Jules Verne, veut aussi exposer des savoirs avérés sur les lieux et les phénomènes censés s’y dérouler. Il se doit donc de convaincre ses jeunes lecteurs de leur véridicité (réalité). Il faut donc qu’auteur et lecteurs «s’entendent pour admettre comme vraie une proposition. [Ceci] suppose le recours à un tiers, admis conjointement comme une autorité, une référence incontestable» (Vernant, 2004). Ses romans sont donc le théâtre d’un «jeu avec les références scientifiques» (Compère, 2007). Jules Verne se réfère parfois à un géographe faisant autorité et dont les ouvrages sont en bibliothèque: «ainsi que l’établit Élisée Reclus, toujours si parfaitement documenté sur ces curiosités ethnographiques» (Le superbe Orénoque, 1898, chap. 1). Plus rarement, il cite l’ouvrage faisant foi: «Élisée Reclus, dans le dix-huitième volume de sa Nouvelle Géographie Universelle […]» (ibid., chap. 3). Plus souvent, il crée un personnage fictif, comme le géographe Paganel, faisant référence pour les protagonistes (Les enfants du capitaine Grant). Dans L’île mystérieuse ce rôle est joué par l’ingénieur des chemins de fer, Cyrus Smith, qui n’est pas un «savant» créateur de savoirs scientifiques, mais maîtrise une culture encyclopédique, mobilisable loin d’une bibliothèque… dans une île déserte. Enfin, Pierre-Jules Hetzel (1868, op. cit.) présente Jules Verne comme une référence digne de foi: «Monsieur Jules Verne qui s’est fait un renom de géographe dans ses excellents livres de voyage.».

7. Le plan de Vulcano
d'après la carte de la marine dressée par M. Darondeau.
RECLUS É. (1860). «La Sicile et l’éruption de l’Etna». In CHARTON É., dir., Le Tour du monde, nouveau journal de voyages, Paris: Hachette, p. 372.

Comment Jules Verne peut-il intégrer son aventure romanesque, ses héros et son île Lincoln dans un corpus de savoirs géographiques «avérés» (éducation)? Théophile Gauthier (1866) estime que pour donner une véracité aux objets géographiques qu’il invente, Jules Verne construit une chimère: «[…] chevauchée par un esprit mathématique. C’est l’application à un fait d’invention de tous les détails vrais, réels et précis qui peuvent s’y rattacher de manière à produire l’illusion la plus complète». Il compose son île Lincoln en rassemblant des formations granitiques et volcaniques, une faune et une végétation foisonnantes qu’il tire de ses lectures décrivant des étendues terrestres «avérées». Or, comme le remarque Gédéon Spilett (fig. 5b), ces éléments sont parfois peu compatibles entre eux: la modeste île Lincoln offre une diversité de structures géologiques, de ressources biologiques et minérales qui ne s’observe qu’à l’échelle d’un continent. Mais c’est l’occasion pour Jules Verne, d’introduire un débat sur l’origine et les mutations des reliefs terrestres et de décrire une grande variété de paysages et de ressources, gage de la survie des colons.

Enfin, la carte de l’île Lincoln (fig. 2) n’est pas une réplique du dessin assez sommaire, croqué à main levée par Gédéon Spilett (fig. 8b). Elle a toutes les apparences d’une réalisation «scientifique», elle donne véracité à l’île par la précision d’une latitude 34° 57 Sud et de son échelle. La finesse des linéaments suppose une multitude de relevés géodésiques. Elle représente et localise l’étendue des formes orographiques et biophysiques visibles et stables: répartition terre/mer, lac et cours d’eau, principaux reliefs en hachures, mais aussi, couverture forestière, nature de certains sols et aménagements réalisés par les colons. C’est une chimère cartographique. Les courbes de niveau de ses fonds sous-marins et les hachures de sa partie volcanique (fig. 2) sont en consonance avec ceux de la carte de l’île italienne de Vulcano (fig. 7) (Reclus, 1866), parue dans le Tour du monde, source documentaire de Jules Verne [7]. En revanche, la graphie de ses appendices (Cap Mandibule, Presqu’île Serpentine…) est d’une autre facture et leurs configurations outrageusement tourmentées donnent à l’île, sa silhouette de saurien. Ainsi l’île Lincoln (fig. 2) garde une véracité pour les lecteurs familiers des cartes de l’époque mais introduit aussi le mystère par sa silhouette menaçante.

2. La carte de l’île Lincoln, dans l’expression de l’univers romanesque de L’île mystérieuse

Un romancier comme Flaubert se soucie essentiellement de son univers romanesque et de la qualité de son style. D’où son: «Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera […] parce que la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin. Du moment qu’un type est fixé par le crayon, il perd ce caractère de généralité, cette concordance avec mille objets connus qui font dire au lecteur: j’ai vu cela ou cela doit être.» (Lettre de Croisset, 12 juin 1862). Jules Verne se soucie de sa place dans la littérature française mais, désireux d’initier ses jeunes lecteurs à la géographie (éducation), il accepte l’illustration de ses Voyages (pédagogie).

Considérons, l’édition in-8° de L’île mystérieuse comme un système d’expression mixte (Fontanabona, 2004), agençant des éléments d’information (signifiant) en langage verbal écrit et d’autres en langage graphique. Son auteur collectif — Verne, Férat, Hetzel [8] — exprime un discours sur la portion fictive de l’étendue terrestre «île Lincoln» (référent) [9]. La carte de l’île Lincoln (fig. 2) ne se confond pas avec ce référent mais en tient lieu pour le lecteur, dans le contexte d’une fiction romanesque. Le roman de Jules Verne (langage verbal écrit) est primordial et peut se suffire à lui-même (certaines éditions ne sont pas illustrées). Les 154 dessins de Jules Férat et la carte (langage graphique) ne prennent tout leur sens qu’à la lecture de leur titre, de leur légende et de leur nomenclature (langage verbal). Ils sont là pour étayer, faciliter, préciser la compréhension du roman.

Un lecteur agence des unités de sens (signifié) qu’il construit à partir d’éléments librement choisis de ces trois composants. Il peut consulter la table des matières puis lire le roman en le confrontant, pas à pas, aux dessins et à la carte. Il peut lire ce roman d’une seule traite, sans s’intéresser aux illustrations ou ne les consulter qu’après coup. Il peut privilégier l’histoire d’un personnage, d’un thème… Il peut même changer de démarche en cours de lecture.

2.1. La première exploration de L’île mystérieuse dans le jeu complexe roman d’aventures/information géographique (part. 1, chap. 10/11, p. 84-102)

Les naufragés se posent une question cruciale: où sommes-nous? Île ou continent? Le récit de leur exploration est une suite de paragraphes d’une quinzaine de pages, qui suit les étapes d’une ascension vers le sommet du volcan, de l’observation des configurations de l’île et d’une redescente. Il est ponctué de considérations (fig. 8a) sur la faune et la flore, les ressources exploitables, l’hydrographie et surtout l’origine et la forme des reliefs. Chaque considération donne lieu à une séquence ordonnée de mots comme: «les épanchements laviques, pouzzolanes à grains irréguliers et fortement torréfiés, cendres blanchâtres faites d’une infinité de petits cristaux feldspathiques» (p. 87). Un lecteur, novice en formes volcaniques, s’émerveillera de la sonorité des mots rares et des impressions colorées mais, faute de connaissances, il ne pourra se dire: «j’ai vu cela, cela doit être» (Flaubert)! Il ne pourra transcoder cet ensemble de mots en image mentale d’une forme volcanique qu’il n’a jamais vue. Un dessin serait bienvenu [10], or cinq des six dessins (fig. 9) illustrant l’expédition titrent sur l’ingéniosité, les efforts, la solidarité des naufragés. Jules Férat joue sur l’empathie, l’identification du lecteur aux héros. Ainsi, l’illustration «Les ascensionnistes se faisaient la courte échelle» (p. 88) figure, en gros plan, cinq héros identifiables s’entraidant à l’escalade d’une paroi rocailleuse assez stéréotypée. La sensation de mystère est prise en charge par le récit écrit (p. 91) qui conte l’émotion des deux éclaireurs qui, parvenus au sommet, voient «l’image tremblotante [de la lune] se refléter un instant sur une surface liquide» (fig. 8c). Cette scène cruciale ne donne pas lieu à illustration, il est vrai que l’expression graphique de cette atmosphère aurait été quasi impalpable. C’est le geste et l’exclamation: «Une île!» de Cyrus Smith qui tranchent la question.

8. La première exploration d’une île mystérieuse

8a. Récit de l’ascension vers le sommet de l’île
[L’île mystérieuse, part. 1, chap. 10, p. 86-87]
«Après avoir quitté ce taillis, les ascensionnistes, se faisant la courte échelle, gravirent sur un espace de cent pieds un talus très raide, et atteignirent un étage supérieur, peu fourni d'arbres, dont le sol prenait une apparence volcanique. Il s'agissait alors de revenir vers l'est, en décrivant des lacets qui rendaient les pentes plus praticables, car elles étaient alors fort raides, et chacun devait choisir avec soin l'endroit où se posait son pied. Nab et Harbert tenaient la tête, Pencroff la queue; entre eux, Cyrus et le reporter. […] L'ascension continua. On pouvait fréquemment observer, sur certaines déclivités, des traces de laves, très capricieusement striées. De petites solfatares coupaient parfois la route suivie par les ascensionnistes, et il fallait en prolonger les bords. En quelques points, le soufre avait déposé sous la forme de concrétions cristallines, au milieu de ces matières qui précèdent généralement les épanchements laviques, pouzzolanes à grains irréguliers et fortement torréfiés, cendres blanchâtres faites d'une infinité de petits cristaux feldspathiques.»

8b. Description de la configuration de l’île, observée de son sommet
[L’île mystérieuse, part. 1, chap. 11, p. 94-95]
«Voici, en effet, la configuration exacte de cette île, qu'il importe de faire connaître, et dont la carte fut immédiatement dressée par le reporter avec une précision suffisante.
La portion est du littoral, c'est-à-dire celle sur laquelle les naufragés avaient atterri, s'échancrait largement et bordait une vaste baie terminée au sud-est par un cap aigu, qu'une pointe avait caché à Pencroff, lors de sa première exploration. Au nord-est, deux autres caps fermaient la baie, et entre eux se creusait un étroit golfe qui ressemblait à la mâchoire entrouverte de quelque formidable squale.
Du nord-est au nord-ouest, la côte s'arrondissait comme le crâne aplati d'un fauve, pour se relever en formant une sorte de gibbosité qui n'assignait pas un dessin très déterminé à cette partie de l'île, dont le centre était occupé par la montagne volcanique.
De ce point, le littoral courait assez régulièrement nord et sud, creusé, aux deux tiers de son périmètre, par une étroite crique, à partir de laquelle il finissait en une longue queue, semblable à l'appendice caudal d'un gigantesque alligator.
Cette queue formait une véritable presqu'île qui s'allongeait de plus de trente milles en mer, à compter du cap sud-est de l'île, déjà mentionné, et elle s'arrondissait en décrivant une rade foraine, largement ouverte, que dessinait le littoral inférieur de cette terre si étrangement découpée.
Dans sa plus petite largeur, c'est-à-dire entre les Cheminées et la crique observée sur la côte occidentale qui lui correspondait en latitude, l'île mesurait dix milles seulement; mais sa plus grande longueur, de la mâchoire du nord-est à l'extrémité de la queue du sud-ouest, ne comptait pas moins

de trente milles.
Quant à l'intérieur de l'île, son aspect général était celui-ci: très boisée dans toute sa portion méridionale depuis la montagne jusqu'au littoral, elle était aride et sablonneuse dans sa partie septentrionale. Entre le volcan et la côte est, Cyrus Smith et ses compagnons furent assez surpris de voir un lac, encadré dans sa bordure d'arbres verts, dont ils ne soupçonnaient pas l'existence. Vu de cette hauteur, le lac semblait être au même niveau que la mer, mais, réflexion faite, l'ingénieur expliqua à ses compagnons que l'altitude de cette petite nappe d'eau devait être de trois cents pieds, car le plateau qui lui servait de bassin n'était que le prolongement de celui de la côte.»

8c. Une île montagneuse au milieu de l’océan Pacifique
[L’île mystérieuse, part. 1, chap. 10, p. 91]
«La tentative de Cyrus Smith devait réussir. Peu à peu, Harbert et lui, en remontant sur les parois internes, virent le cratère s'élargir au-dessus de leur tête. Le rayon de cette portion circulaire du ciel, encadrée par les bords du cône, s'accrut sensiblement. À chaque pas, pour ainsi dire, que firent Cyrus Smith et Herbert, de nouvelles étoiles entrèrent dans le champ de leur vision. Les magnifiques constellations de ce ciel austral resplendissaient. Au zénith, brillaient d'un pur éclat la splendide Àntarès du Scorpion, et, non loin, cette ß du Centaure que l'on croit être l'étoile la plus rapprochée du globe terrestre. Puis, à mesure que s'évasait le cratère, apparurent Fomalhaut du Poisson, le Triangle austral, et enfin, presque au pôle antarctique du monde, cette étincelante Croix du Sud, qui remplace la Polaire de l'hémisphère boréal.
Il était près de huit heures, quand Cyrus Smith et Herbert mirent le pied sur la crête supérieure du mont, au sommet du cône.
L'obscurité était complète alors, et ne permettait pas au regard de s'étendre sur un rayon de deux milles. La mer entourait-elle cette terre inconnue, ou cette terre se rattachait-elle, dans l'ouest, à quelque continent du Pacifique? On ne pouvait encore le reconnaître. Vers l'ouest, une bande nuageuse, nettement dessinée à l'horizon, accroissait les ténèbres, et l'œil ne savait découvrir si le ciel et l'eau s'y confondaient sur une même ligne circulaire.
Mais, en un point de cet horizon, une vague lueur parut soudain, qui descendait lentement, à mesure que le nuage montait vers le zénith.
C'était le croissant délié de la lune, déjà près de disparaître. Mais sa lumière suffit à dessiner nettement la ligne horizontale, alors détachée du nuage, et l'ingénieur put voir son image tremblotante se refléter un instant sur une surface liquide.
Cyrus Smith saisit la main du jeune garçon, et, d'une voix grave: «Une île !» dit-il, au moment où le croissant lunaire s'éteignait dans les flots.»

Le titre «À mesure que s’évasait le cratère» (p. 89) (fig. 9) est le seul dénotant un cadre géographique. Son dessin est un agencement de traits visuels où Jules Férat imite (analogie) la perception d’un observateur extérieur à une scène qu’il surplombe. Dans ce paysage, deux silhouettes minuscules, au premier plan, contemplent une nuit étoilée. L’arrière-plan offre au lecteur, une approche sensible, à échelle humaine, de la hauteur et de l’escarpement des versants du cratère. Connoté par la lecture du récit de Jules Verne (fig. 8c), qui insiste sur leur difficile et anxieuse progression, le dessin met en image l’isolement des naufragés sur une île montagneuse cernée par la mer. Tout se passe comme si illustrations et intrigue romanesque (récréation) devaient captiver le jeune lecteur et lui donner l’envie de s’initier à la compréhension de textes de géographie, accumulant les termes scientifiques et paradoxalement peu illustrés (éducation).

Enfin, lors de l’ascension, les héros n’ont pas encore réalisé de carte mais s’orientent approximativement et avancent vers l’inconnu. Ce n’est qu’au sommet que Gédéon Spilett peut croquer, à main levée, «la configuration exacte de cette île dont la carte fut immédiatement dressée par le reporter avec une précision suffisante [car l’] île était là sous leurs yeux comme une carte déployée» (p. 99-100) [11] (fig. 9).

Or dès le titre du roman, un lecteur a une réponse à la question «île ou continent?». Muni de la carte (fig. 2), il peut visualiser leur parcours d’est en ouest, partant des Cheminées et montant jusqu’au sommet par une des vallées du volcan. Loin d’une identification au cheminement des héros exprimée par l’articulation texte/dessins, une perception cartographique privilégie une approche rationnelle, distanciée d’un territoire dont le lecteur connaît la configuration selon une projection zénithale sur un espace/plan.

2.2. La configuration de l’île Lincoln: entre description verbalisée et langage cartographique

La description verbalisée (fig. 8b) de Jules Verne (p. 94-97) et le langage graphique de la carte (fig. 2) associé au langage verbal de son titre, de sa nomenclature et de sa légende, se fondent sur des registres sémiotiques substantiellement différents. Les mots de la description se lisent en séquences linéaires de phrases et de paragraphes. Les agencements d’éléments graphiques de la carte se perçoivent de manière synoptique, dans les deux dimensions du plan. Le rapport sémiotique entre un mot (signifiant) et le lieu (référent) qu’il dénote est d’ordre symbolique. C’est par convention qu’en français, le mot «lac» désigne une vaste étendue d’eau à l’intérieur des terres tandis que le figuré cartographiant le lac Grant offre une analogie de forme et de position, avec l’étendue d’eau qu’il représente (en vue zénithale et à échelle réduite).

Jules Verne utilise la polyvalence du langage écrit mais doit tenir compte de ses contraintes. Sa description des configurations de l’île (780 mots, p. 95) (fig. 8b) s’ordonne en une série (mode séquentiel) de quatre parties inégales: configuration générale et dimensions de l’île (15% des mots), détail des formes du rivage (24%), contraste des formes topographiques et couverture végétale de l’intérieur (49%), conclusion (12%). L’expression écrite du détail des linéaments du rivage est minutieuse. À l’exception de «rade foraine» (mal fermée, n’abritant pas du vent du large), Jules Verne utilise des mots familiers: presqu’île, cap, pointe, baie, crique, que chacun peut transcoder en images visuelles. Suivant l’ordre des aiguilles d’une montre, il décompose le périmètre de l’île en une succession de dix formes élémentaires de rivage décrites et situées avec soin. Mais sa verbalisation peine à exprimer la configuration d’ensemble d’une île sans «dessin très déterminé» (forme géométrique simple). Il utilise pourtant quatre métaphores animales: l’ensemble de l’île est un ptéropode associant (chimère) le crâne d’un fauve, la mâchoire d’un squale à la queue d’un alligator. Ces métaphores ne sont pas innocentes, Jules Verne veut suggérer l’inquiétude des naufragés. Elles deviennent vite métonymie chez le lecteur. Ainsi la dangerosité des formidables animaux, leur étrangeté formelle (gibbosité) se transmettent à l’île elle-même, exprimant une sourde menace.

Inscrite dans un espace-plan à coordonnées cartésiennes (latitudes/ longitudes), la carte (fig. 2) figure linéaments et hachures avec grande minutie et se pose en représentation indiscutable du référent «île Lincoln», aussi avéré que Malte. Selon les catégories de Charles Sanders Peirce (1978), reprises par Martine Joly (1994), considérons cette carte comme une image (ressemblance formelle, qualitative): le figuré des forêts imite une vue des frondaisons et toute légende des formes naturelles devient superflue, d’autant plus que leur toponymie verbalisée est évocatrice. De même, les linéaments des figurés représentant ses côtes, son hydrographie sont isomorphes de leur tracé effectif, «vu d’en haut». Mais une perception d’ensemble de la carte active l’image d’un squale menaçant, gueule ouverte (métaphore). L’analogie carte/île Lincoln est aussi diagramme. Il y a commensurabilité (rapport numérique) entre les distances et les positions, à vol d’oiseau, des lieux de l’île et celles des figurés qui les représentent sur la carte. Tout comme l’écartement des hachures figurant le relief est inversement proportionnel aux pentes. C’est cette dimension analogique qui donne à la carte sa pertinence d’outil d’aménagement. Offrant la même sémiographie que les autres cartes des Voyages extraordinaires, connues des lecteurs, elle acquiert une même véracité et, partant, une véridicité romanesque.

Roman, dessins et carte sont des modes d’expression spécifiques. Ainsi, cinq des six dessins de Jules Férat et leurs légendes (fig. 9) soulignent l’intérêt que le roman de Jules Verne porte au caractère, aux intensions et aux actions des héros. De son côté, la carte est une image détaillée et précise des configurations de l’île. Il serait pourtant exagéré de confiner les premiers dans un pôle «subjectivité romanesque» tandis que la carte le serait dans un pôle «objectivité scientifique». Les métaphores du texte de Jules Verne sont explicitement des comparaisons: «étroit golfe qui ressemblait à la mâchoire formidable de quelque squale». Elles maintiennent une distinction référent/signifiant. Une perception synoptique de la carte active immédiatement, chez le lecteur, une silhouette (image mentale) de prédateur étrange et agressif. Le lecteur entre de plain-pied dans un monde zoomorphe, fantastique; l’île est monstre et la métonymie île Lincoln/île mystérieuse est immédiate. Pourtant, à d’autres moments, cette même carte (ou plutôt le croquis de Spilett) est outil rationnel d’investigation et d’aménagement.

9. Les six illustrations de l’exploration de l’île (L’île mystérieuse (1875), chap. 10/11)

Descriptive, encyclopédique, la géographie de Jules Verne, est portée par sa curiosité, parfois boulimique, d’un ailleurs exotique, spectaculaire et foisonnant. La carte accumule les informations ponctuelles, se présente comme le substitut d’un réel (fictif), l’île Lincoln. Elle est censée permettre l’acquisition d’«une connaissance directe et fiable» (Orain, 2000), c’est en fait une monstration (Lussault 1996), exhibition valant preuve.

Mais Jules Verne montre aussi le rôle crucial de la cartographie dans l’appropriation/aménagement d’un territoire considéré comme vierge. Son goût du spectaculaire le fait jouer avec les mots rares, les nomenclatures. Pervertissant, avec malice, sa règle de n’écrire que des faits géographiques avérés, il invente une chimère qui questionne le postulat d’une cartographie inscrivant sur un plan des informations exactes, issues d’une observation méticuleuse, vérifiée.

L’édition in-8° de L’île mystérieuse est un texte composite, associant roman, dessins et carte, qu’un lecteur peut articuler librement. Ces composants reposent sur des modes sémiotiques qui ne sont pas totalement substituables les uns aux autres. Aussi la carte et les dessins ne se contentent-ils pas de faciliter, préciser la lecture du roman, ils peuvent le connoter, infléchir sa compréhension. La carte peut s’appréhender de manière ambivalente: outil rationnel d’investigation et d’aménagement mais aussi accès imagé à un univers fantastique.

Sources

Œuvres de Jules Verne en libre accès

Bibliographie

À propos de Jules Verne

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Pistes pour une analyse de L’île mystérieuse

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D’après le Musée Jules Verne de Nantes, 62 Voyages mais 66 si l’on ajoute des romans achevés ou remaniés par Michel Verne (Butcher, 1992).
Il a d’ailleurs rédigé avec Théophile-Sébastien Lavallée une Géographie illustrée de la France et de ses colonies (1868).
Il est membre de la Société géographique de Paris de 1865 à 1898.
Arago (1786-1853): mathématicien, maître du bureau des longitudes puis directeur de l’Observatoire de Paris.
C’est la première de ses quatre îles à robinsons suivie de l’École des Robinsons (1882), Deux ans de vacances (1888) et Seconde Patrie (1900).
Que le lecteur puisse faire confiance à l’auteur et admette sa vraisemblance dans l’univers ludique du roman.
S’il est probable que Jules Verne a lu ce numéro 336 de la revue, il ne s’agit pas de montrer que l’illustrateur-cartographe s’est directement inspiré de la carte de Darondeau mais de souligner la parenté sémiographique des deux productions.
Pierre-Jules Hetzel, éditeur, est aussi directeur de collection. Il définit le cahier des charges, sollicite des remaniements…
Que ce référent soit «avéré» (réel) ou imaginaire ne change pas les processus cognitifs mis en œuvre par les lecteurs.
Un lecteur consciencieux peut consulter un dictionnaire, un ouvrage de référence (aujourd’hui Internet) mais la multiplication de ces difficultés de transcodage écrit/image rendra l’opération rapidement fastidieuse.
En vérité, cette carte n’est pas la simple transcription graphique d’une perception d’ensemble de l’île, mais une opération intellectuelle complexe projetant sur un plan de multiples perceptions tirées d’une vue panoramique de 360°.