La géographie de Jules Verne et ses cartes
dans L’île mystérieuse
L’île mystérieuse est le treizième des soixante-deux [1] Voyages extraordinaires publiés par Jules Verne entre 1867 et 1919 dans la «Bibliothèque d’éducation et de récréation» des Éditions Hetzel. Son édition cartonnée de 1875 (fig. 1) est au format in-8° de 616 pages, illustrée de 154 dessins de Jules Férat et d’une carte (fig. 2). Ces romans, aux aventures haletantes (récréation), doivent selon les mots de leur éditeur «résumer toutes les connaissances géographiques, géologiques, physiques, astronomiques, amassées par la science moderne» (éducation). Pour émerveiller ses jeunes lecteurs, Jules Verne glisse des anticipations scientifiques de son invention qu’il présente modestement comme «des suggestions [qu’il avait] considérées, après mûre réflexion, reposer sur une base pratique... [Elles] ne représentent que l’aboutissement naturel de la tendance scientifique de la pensée moderne» (Jones, 1904). Jules Verne se veut surtout géographe: «J’ai toujours été fasciné par la géographie et le voyage» (Sherard, 1894). Ses héros s’interrogent d’ailleurs sur l’ici et l’ailleurs, tiennent compte des distances, élaborent des stratégies spatiales. La première question de Cyrus Smith (L’île mystérieuse) après le naufrage est: île ou continent?
1. Les multiples versions de L’île mystérieuse aux Éditions Hetzel | ||||
Comme la plupart des Voyages extraordinaires de Jules Verne, L’île mystérieuse paraît d’abord, en feuilleton (du 10 septembre 1874 au 28 octobre 1875) dans le Magasin d’éducation et de récréation, codirigé par Jean Macé, P.J. Stahl (pseudonyme de Pierre-Jules Hetzel) et... Jules Verne. Une première édition en volume au format in-12°, broché, à prix modéré, est suivie, en décembre 1875, par une édition de prestige, volume triple, format in-8°, relié et cartonné dans la «Bibliothèque d’éducation et de récréation» des mêmes Éditions Hetzel. Disposant d’une carte et de 154 illustrations de Jules Férat, elle est régulièrement rééditée sous divers cartonnages jusqu’en 1914 [http://hetzel.free.fr/]. Le texte de référence du roman Gallica, site de la bibliothèque numérique de la BnF, met en ligne une copie de l’édition originale de 1875 en mode image, au format pdf, qui est la version de référence de cet article [http://gallica.bnf.fr/]. Des maisons d’édition comme les Éditions Rencontre (Lausanne) ou Michel de l’Ormeraie (Paris) ont publié la collection des Voyages extraordinaires, en reconstituant l’édition princeps du format in-8° de 1875. |
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Comme Proust visitant ses souvenirs de villégiature normande pour créer Balbec (À l’ombre des jeunes filles en fleur, 1918), Jules Verne utilise ses souvenirs de navigateur et de touriste. Mais son dessein est de mettre sa plume au service de «l’enseignement de la géographie» (Lettre à Mario Turiello, 1855). Ainsi, ses Voyages extraordinaires contiennent de très nombreuses descriptions géographiques dignes des manuels scolaires de son temps (éducation) [2], sur la géométrie, la zoologie, la botanique, les reliefs volcaniques... ou la carte des étoiles d’une nuit australe (L’île mystérieuse) (fig. 3a).
2. L’île Lincoln |
Vulgarisateur scrupuleux, il se présente comme «un lecteur vorace […] accumulant les idées; […] tout à fait au courant des actualités scientifiques» (Jones, 1904); «Je parcours également les bulletins des sociétés scientifiques et surtout ceux de la Société géographique [3], car notez le bien, la géographie est ma passion et mon étude. J’ai lu toute l’œuvre de Reclus (Dupuy, 2006) — je professe la plus grande admiration pour Élisée Reclus — et toute celle d’Arago [4]. Je lis également, car je suis un lecteur des plus consciencieux, la collection Le Tour du monde qui est une série d’histoires de voyages.» (Sherard, 1894): «Chaque fait isolé géographique […] dans chaque livre que j’ai écrit a été examiné avec soin et il est scrupuleusement avéré» (Bozzetto, 2005).
Romancier, Jules Verne articule étroitement anticipation scientifique, description géographique et action dramatique (fig. 3b). Ses Voyages ont une dimension initiatique. Démunis de tout mais forts de leur courage, de leur ingéniosité et de leur amitié, cinq naufragés devenus les colons d’une île mystérieuse (Dupuy, 2005) se révèlent à eux-mêmes (et aux lecteurs). Surmontant leur isolement et les contraintes naturelles, ils édifient une petite société fraternelle et recueillent le forban Ayrton (Les enfants du capitaine Grant) qui trouve ainsi sa rédemption. Le capitaine Nemo (Vingt mille lieues sous les mers, 1870) leur procure anonymement un équipement perfectionné dont un atlas et les instruments de calcul des coordonnées de l’île. Il les sauve des pirates au moyen d’armes fulgurantes de son invention et se réconcilie ainsi avec l’humanité.
L’île mystérieuse tient une place particulière [5] dans ces Voyages extraordinaires. Le voyage en ballon, des États-Unis au Pacifique sud, n’occupe que les sept premières pages. Le sujet primordial est la colonisation par des «naufragés de l’air» d’une île à première vue déserte, un territoire totalement fictif d’environ 50 km sur 25, figuré (p. 201) sur une carte à grande échelle (fig. 2).
Mais qu’il s’agisse de la carte illustrant l’édition in-8° ou des cartes évoquées dans le roman, deux questions se posent:
3. Jules Verne, vulgarisateur scientifique: des connaissances «avérées» sur le monde, intégrées à la trame romanesque | |
3a. Leçon de cosmographie: la carte du ciel d’une nuit australe 3b. Description de formes volcaniques |
torréfiés, cendres blanchâtres faites d'une infinité de petits cristaux feldspathiques. Aux approches du premier plateau, formé par la troncature du cône inférieur, les difficultés de l'ascension furent très prononcées. Vers quatre heures, l'extrême zone des arbres avait été dépassée. Il ne restait plus, ça et là, que quelques pins grimaçants et décharnés, qui devaient avoir la vie dure pour résister, à cette hauteur, aux grands vents du large. Heureusement pour l'ingénieur et ses compagnons, le temps était beau, l'atmosphère tranquille, car une violente brise, à une altitude de trois mille pieds, eût gêné leurs évolutions. La pureté du ciel au zénith se sentait à travers la transparence de l'air. […] Cinq cents pieds seulement séparaient alors les explorateurs du plateau qu'ils voulaient atteindre, afin d'y établir un campement pour la nuit, mais ces cinq cents pieds s'accrurent de plus de deux milles par les zigzags qu'il fallut décrire. Le sol, pour ainsi dire, manquait sous le pied. Les pentes présentaient souvent un angle tellement ouvert, que l'on glissait sur les coulées de laves, quand les stries, usées par l'air, n'offraient pas un point d'appui suffisant. Enfin, le soir se faisait peu à peu, et il était presque nuit, quand Cyrus Smith et ses compagnons, très fatigués par une ascension de sept heures, arrivèrent au plateau du premier cône. Il fut alors question d'organiser le campement, et de réparer ses forces, en soupant d'abord, en dormant ensuite.» |
1. Usages de la carte de l’île Lincoln
1.1. Une géographie sûre d’elle-même et de ses cartes
Dans une préface de la Géographie illustrée de la France et ses colonies (Verne, Lavallée, 1868), Pierre-Jules Hetzel célèbre les progrès d’une géographie assurée de ses techniques, de ses savoirs, et étroitement liée à la cartographie: «La géographie est maintenant une science dont la base et l’ensemble n’ont plus rien de conjectural, et sont fixés avec une précision géométrique. […] Sur une boule de quelques pouces de diamètre, sur une feuille de papier, à l’aide de quelques signes conventionnels, de quelques instruments, création de son esprit, l’homme peut représenter, décrire avec une suprême exactitude le monde dont il est l’éphémère habitant». C’est une géographie d’Européens sûrs de leur capacité (et de leur droit) à explorer et s’approprier le reste du monde: «la géographie marchant à [la suite] des armées, des aventuriers, des missionnaires, des savants, des pionniers, des colons européens, a fixé sur la mappemonde les pays dont ils ont pris possession et ceux qu’ils ont seulement visités».
La géographie et la cartographie de L’île mystérieuse ont les ambitions et les limites de leur temps (Rhein, 1982). Les cinq naufragés maîtrisent des savoirs opératoires leur permettant d’entrer de plain-pied dans la réalité du monde et de s’y déplacer, sur terre comme sur mer. Le monde de l’ingénieur Cyrus Smith a la rationalité du quadrillage des méridiens et parallèles des cartes d’un atlas en projection Mercator. Grâce au sextant du capitaine Nemo (fig. 4), l’ingénieur calcule les coordonnées «exactes» de l’île Lincoln. Il situe, sur l’atlas du même Nemo, l’île Tabor où est relégué Ayrton. Le monde de Pencroft, marin expérimenté, est fait de liaisons entre ces îles. Il délivre Ayrton en naviguant à l’estime, suivant à la boussole, le cap indiqué par Cyrus Smith («L’abandonné», part. 2, chap. 13 et 14).
4. Les coordonnées de l’île Lincoln ? | |
Cyrus Smith effectue une première estimation à l’aide de deux montres (l’une à l’heure solaire de l’île, l’autre ayant gardé l’heure de Richmond, EU), d’un compas de fortune aux branches grossièrement taillées et de jalons de bois et… de son savoir polytechnique. Il découvre ainsi que leur île est isolée, à des centaines de miles |
des terres habitées. Ceci le dissuade d’organiser une expédition avec une embarcation trop rudimentaire. Le sextant et l’atlas fournis, ultérieurement, par le capitaine Nemo permettent la mesure des coordonnées «exactes» qui rendent possible une navigation vers l’île Tabor où est relégué Ayrton. |
4a. Étant couchés sur le sable (renvoi au roman p. 125), p. 128 |
4b. Cependant le soleil s’avançait lentement (renvoi au roman p. 132), p.129 |
Géographie et cartographie sont des sciences encyclopédiques, addition patiente de faits avérés et cartographiés. Elles sont l’œuvre d’une communauté de savants et d’explorateurs animés d’une curiosité sans limites, chacun vérifiant et précisant les découvertes de ses prédécesseurs (fig. 5a). Jules Verne apporte au jeune lecteur des lumières sur toutes les sciences en lui découvrant un monde lointain. Ainsi la présence de «culpeux» (renards d’Amérique latine) invite à s’interroger sur l’origine de l’île et du monde (fig. 5b) (p. 189-197).
5. Les connaissances scientifiques | |
5a. Harbert, expert en histoire naturelle |
5b. Interrogation collective sur les origines de l’île Lincoln et de la terre |
1.2. Une carte à grande échelle de l’appropriation et de l’aménagement d’un territoire
Pierre-Jules Hetzel déclare qu’une «des tâches essentielles de l’administration […] c’est la connaissance exacte de l’étendue, de la configuration du pays à administrer…» (fig. 6a) (Verne, Lavallée, 1868). Une première exploration jusqu’au sommet du volcan (fig. 2) (part. 1, chap. 10 et 11) montre aux cinq naufragés qu’ils ont échoué sur une île isolée, à première vue déserte (fig. 6a). Jules Verne fait alors le récit d’un acte fondateur (fig. 6b). Ayant dressé sa carte, les naufragés instituent l’île en colonie des États-Unis et s’accordent sur le nom de chaque lieu. L’opération a une dimension fonctionnelle: «pouvoir dire où l’on va et d’où l’on vient», mais aussi cognitive car c’est plus «commode»: «Au moins on a l’air d’être quelque part». Elle est aussi appropriation symbolique. Choisir les noms de lieux, c’est prendre possession du territoire, y inscrire sa culture. Donner à l’île le nom de Lincoln, en pleine guerre de Sécession, c’est y inscrire son histoire, affirmer ses valeurs.
Pour les colons, une carte est aussi outil de gestion du territoire: «L’exploration de l’île était achevée, sa configuration déterminée, son relief coté, son étendue calculée, son hydrographie et son orographie reconnues. La disposition des forêts et des prairies avait été relevée d’une manière générale sur le plan du reporter. Il n’y avait plus qu’à redescendre de la montagne et à explorer le sol du triple point de vue de ses ressources minérales, végétales et animales. […] [L’île pourra ensuite être] bien transformée, bien aménagée, bien civilisée.» (p. 98).
6. S'approprier un territoire pour fonder une colonie | |
6a. Fonder une colonie dans une île déserte hors des routes maritimes 6b. S’approprier un territoire en lui attribuant ses noms de lieu |
– Très bon, dit le reporter. Cela simplifiera à l'avenir les instructions que nous pourrons avoir à donner ou à suivre. |
1.3. La carte de l’île Lincoln dans le jeu véracité/véridicité d’une fiction romanesque
Romancier, Jules Verne imagine des héros fictifs effectuant un voyage extraordinaire par son exotisme, ses péripéties spectaculaires sur un territoire non moins fictif. L’enjeu n’est pas que le lecteur croie totalement en leur réalité mais qu’il prenne plaisir à l’admettre, le temps d’une lecture (récréation). Encore faut-il que la fiction ait une certaine véracité [6]. Vulgarisateur scientifique, Jules Verne, veut aussi exposer des savoirs avérés sur les lieux et les phénomènes censés s’y dérouler. Il se doit donc de convaincre ses jeunes lecteurs de leur véridicité (réalité). Il faut donc qu’auteur et lecteurs «s’entendent pour admettre comme vraie une proposition. [Ceci] suppose le recours à un tiers, admis conjointement comme une autorité, une référence incontestable» (Vernant, 2004). Ses romans sont donc le théâtre d’un «jeu avec les références scientifiques» (Compère, 2007). Jules Verne se réfère parfois à un géographe faisant autorité et dont les ouvrages sont en bibliothèque: «ainsi que l’établit Élisée Reclus, toujours si parfaitement documenté sur ces curiosités ethnographiques» (Le superbe Orénoque, 1898, chap. 1). Plus rarement, il cite l’ouvrage faisant foi: «Élisée Reclus, dans le dix-huitième volume de sa Nouvelle Géographie Universelle […]» (ibid., chap. 3). Plus souvent, il crée un personnage fictif, comme le géographe Paganel, faisant référence pour les protagonistes (Les enfants du capitaine Grant). Dans L’île mystérieuse ce rôle est joué par l’ingénieur des chemins de fer, Cyrus Smith, qui n’est pas un «savant» créateur de savoirs scientifiques, mais maîtrise une culture encyclopédique, mobilisable loin d’une bibliothèque… dans une île déserte. Enfin, Pierre-Jules Hetzel (1868, op. cit.) présente Jules Verne comme une référence digne de foi: «Monsieur Jules Verne qui s’est fait un renom de géographe dans ses excellents livres de voyage.».
7. Le plan de Vulcano |
d'après la carte de la marine dressée par M. Darondeau. RECLUS É. (1860). «La Sicile et l’éruption de l’Etna». In CHARTON É., dir., Le Tour du monde, nouveau journal de voyages, Paris: Hachette, p. 372. |
Comment Jules Verne peut-il intégrer son aventure romanesque, ses héros et son île Lincoln dans un corpus de savoirs géographiques «avérés» (éducation)? Théophile Gauthier (1866) estime que pour donner une véracité aux objets géographiques qu’il invente, Jules Verne construit une chimère: «[…] chevauchée par un esprit mathématique. C’est l’application à un fait d’invention de tous les détails vrais, réels et précis qui peuvent s’y rattacher de manière à produire l’illusion la plus complète». Il compose son île Lincoln en rassemblant des formations granitiques et volcaniques, une faune et une végétation foisonnantes qu’il tire de ses lectures décrivant des étendues terrestres «avérées». Or, comme le remarque Gédéon Spilett (fig. 5b), ces éléments sont parfois peu compatibles entre eux: la modeste île Lincoln offre une diversité de structures géologiques, de ressources biologiques et minérales qui ne s’observe qu’à l’échelle d’un continent. Mais c’est l’occasion pour Jules Verne, d’introduire un débat sur l’origine et les mutations des reliefs terrestres et de décrire une grande variété de paysages et de ressources, gage de la survie des colons.
Enfin, la carte de l’île Lincoln (fig. 2) n’est pas une réplique du dessin assez sommaire, croqué à main levée par Gédéon Spilett (fig. 8b). Elle a toutes les apparences d’une réalisation «scientifique», elle donne véracité à l’île par la précision d’une latitude 34° 57 Sud et de son échelle. La finesse des linéaments suppose une multitude de relevés géodésiques. Elle représente et localise l’étendue des formes orographiques et biophysiques visibles et stables: répartition terre/mer, lac et cours d’eau, principaux reliefs en hachures, mais aussi, couverture forestière, nature de certains sols et aménagements réalisés par les colons. C’est une chimère cartographique. Les courbes de niveau de ses fonds sous-marins et les hachures de sa partie volcanique (fig. 2) sont en consonance avec ceux de la carte de l’île italienne de Vulcano (fig. 7) (Reclus, 1866), parue dans le Tour du monde, source documentaire de Jules Verne [7]. En revanche, la graphie de ses appendices (Cap Mandibule, Presqu’île Serpentine…) est d’une autre facture et leurs configurations outrageusement tourmentées donnent à l’île, sa silhouette de saurien. Ainsi l’île Lincoln (fig. 2) garde une véracité pour les lecteurs familiers des cartes de l’époque mais introduit aussi le mystère par sa silhouette menaçante.
2. La carte de l’île Lincoln, dans l’expression de l’univers romanesque de L’île mystérieuse
Un romancier comme Flaubert se soucie essentiellement de son univers romanesque et de la qualité de son style. D’où son: «Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera […] parce que la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin. Du moment qu’un type est fixé par le crayon, il perd ce caractère de généralité, cette concordance avec mille objets connus qui font dire au lecteur: j’ai vu cela ou cela doit être.» (Lettre de Croisset, 12 juin 1862). Jules Verne se soucie de sa place dans la littérature française mais, désireux d’initier ses jeunes lecteurs à la géographie (éducation), il accepte l’illustration de ses Voyages (pédagogie).
Considérons, l’édition in-8° de L’île mystérieuse comme un système d’expression mixte (Fontanabona, 2004), agençant des éléments d’information (signifiant) en langage verbal écrit et d’autres en langage graphique. Son auteur collectif — Verne, Férat, Hetzel [8] — exprime un discours sur la portion fictive de l’étendue terrestre «île Lincoln» (référent) [9]. La carte de l’île Lincoln (fig. 2) ne se confond pas avec ce référent mais en tient lieu pour le lecteur, dans le contexte d’une fiction romanesque. Le roman de Jules Verne (langage verbal écrit) est primordial et peut se suffire à lui-même (certaines éditions ne sont pas illustrées). Les 154 dessins de Jules Férat et la carte (langage graphique) ne prennent tout leur sens qu’à la lecture de leur titre, de leur légende et de leur nomenclature (langage verbal). Ils sont là pour étayer, faciliter, préciser la compréhension du roman.
Un lecteur agence des unités de sens (signifié) qu’il construit à partir d’éléments librement choisis de ces trois composants. Il peut consulter la table des matières puis lire le roman en le confrontant, pas à pas, aux dessins et à la carte. Il peut lire ce roman d’une seule traite, sans s’intéresser aux illustrations ou ne les consulter qu’après coup. Il peut privilégier l’histoire d’un personnage, d’un thème… Il peut même changer de démarche en cours de lecture.
2.1. La première exploration de L’île mystérieuse dans le jeu complexe roman d’aventures/information géographique (part. 1, chap. 10/11, p. 84-102)
Les naufragés se posent une question cruciale: où sommes-nous? Île ou continent? Le récit de leur exploration est une suite de paragraphes d’une quinzaine de pages, qui suit les étapes d’une ascension vers le sommet du volcan, de l’observation des configurations de l’île et d’une redescente. Il est ponctué de considérations (fig. 8a) sur la faune et la flore, les ressources exploitables, l’hydrographie et surtout l’origine et la forme des reliefs. Chaque considération donne lieu à une séquence ordonnée de mots comme: «les épanchements laviques, pouzzolanes à grains irréguliers et fortement torréfiés, cendres blanchâtres faites d’une infinité de petits cristaux feldspathiques» (p. 87). Un lecteur, novice en formes volcaniques, s’émerveillera de la sonorité des mots rares et des impressions colorées mais, faute de connaissances, il ne pourra se dire: «j’ai vu cela, cela doit être» (Flaubert)! Il ne pourra transcoder cet ensemble de mots en image mentale d’une forme volcanique qu’il n’a jamais vue. Un dessin serait bienvenu [10], or cinq des six dessins (fig. 9) illustrant l’expédition titrent sur l’ingéniosité, les efforts, la solidarité des naufragés. Jules Férat joue sur l’empathie, l’identification du lecteur aux héros. Ainsi, l’illustration «Les ascensionnistes se faisaient la courte échelle» (p. 88) figure, en gros plan, cinq héros identifiables s’entraidant à l’escalade d’une paroi rocailleuse assez stéréotypée. La sensation de mystère est prise en charge par le récit écrit (p. 91) qui conte l’émotion des deux éclaireurs qui, parvenus au sommet, voient «l’image tremblotante [de la lune] se refléter un instant sur une surface liquide» (fig. 8c). Cette scène cruciale ne donne pas lieu à illustration, il est vrai que l’expression graphique de cette atmosphère aurait été quasi impalpable. C’est le geste et l’exclamation: «Une île!» de Cyrus Smith qui tranchent la question.
8. La première exploration d’une île mystérieuse | |
8a. Récit de l’ascension vers le sommet de l’île 8b. Description de la configuration de l’île, observée de son sommet |
de trente milles. 8c. Une île montagneuse au milieu de l’océan Pacifique |
Le titre «À mesure que s’évasait le cratère» (p. 89) (fig. 9) est le seul dénotant un cadre géographique. Son dessin est un agencement de traits visuels où Jules Férat imite (analogie) la perception d’un observateur extérieur à une scène qu’il surplombe. Dans ce paysage, deux silhouettes minuscules, au premier plan, contemplent une nuit étoilée. L’arrière-plan offre au lecteur, une approche sensible, à échelle humaine, de la hauteur et de l’escarpement des versants du cratère. Connoté par la lecture du récit de Jules Verne (fig. 8c), qui insiste sur leur difficile et anxieuse progression, le dessin met en image l’isolement des naufragés sur une île montagneuse cernée par la mer. Tout se passe comme si illustrations et intrigue romanesque (récréation) devaient captiver le jeune lecteur et lui donner l’envie de s’initier à la compréhension de textes de géographie, accumulant les termes scientifiques et paradoxalement peu illustrés (éducation).
Enfin, lors de l’ascension, les héros n’ont pas encore réalisé de carte mais s’orientent approximativement et avancent vers l’inconnu. Ce n’est qu’au sommet que Gédéon Spilett peut croquer, à main levée, «la configuration exacte de cette île dont la carte fut immédiatement dressée par le reporter avec une précision suffisante [car l’] île était là sous leurs yeux comme une carte déployée» (p. 99-100) [11] (fig. 9).
Or dès le titre du roman, un lecteur a une réponse à la question «île ou continent?». Muni de la carte (fig. 2), il peut visualiser leur parcours d’est en ouest, partant des Cheminées et montant jusqu’au sommet par une des vallées du volcan. Loin d’une identification au cheminement des héros exprimée par l’articulation texte/dessins, une perception cartographique privilégie une approche rationnelle, distanciée d’un territoire dont le lecteur connaît la configuration selon une projection zénithale sur un espace/plan.
2.2. La configuration de l’île Lincoln: entre description verbalisée et langage cartographique
La description verbalisée (fig. 8b) de Jules Verne (p. 94-97) et le langage graphique de la carte (fig. 2) associé au langage verbal de son titre, de sa nomenclature et de sa légende, se fondent sur des registres sémiotiques substantiellement différents. Les mots de la description se lisent en séquences linéaires de phrases et de paragraphes. Les agencements d’éléments graphiques de la carte se perçoivent de manière synoptique, dans les deux dimensions du plan. Le rapport sémiotique entre un mot (signifiant) et le lieu (référent) qu’il dénote est d’ordre symbolique. C’est par convention qu’en français, le mot «lac» désigne une vaste étendue d’eau à l’intérieur des terres tandis que le figuré cartographiant le lac Grant offre une analogie de forme et de position, avec l’étendue d’eau qu’il représente (en vue zénithale et à échelle réduite).
Jules Verne utilise la polyvalence du langage écrit mais doit tenir compte de ses contraintes. Sa description des configurations de l’île (780 mots, p. 95) (fig. 8b) s’ordonne en une série (mode séquentiel) de quatre parties inégales: configuration générale et dimensions de l’île (15% des mots), détail des formes du rivage (24%), contraste des formes topographiques et couverture végétale de l’intérieur (49%), conclusion (12%). L’expression écrite du détail des linéaments du rivage est minutieuse. À l’exception de «rade foraine» (mal fermée, n’abritant pas du vent du large), Jules Verne utilise des mots familiers: presqu’île, cap, pointe, baie, crique, que chacun peut transcoder en images visuelles. Suivant l’ordre des aiguilles d’une montre, il décompose le périmètre de l’île en une succession de dix formes élémentaires de rivage décrites et situées avec soin. Mais sa verbalisation peine à exprimer la configuration d’ensemble d’une île sans «dessin très déterminé» (forme géométrique simple). Il utilise pourtant quatre métaphores animales: l’ensemble de l’île est un ptéropode associant (chimère) le crâne d’un fauve, la mâchoire d’un squale à la queue d’un alligator. Ces métaphores ne sont pas innocentes, Jules Verne veut suggérer l’inquiétude des naufragés. Elles deviennent vite métonymie chez le lecteur. Ainsi la dangerosité des formidables animaux, leur étrangeté formelle (gibbosité) se transmettent à l’île elle-même, exprimant une sourde menace.
Inscrite dans un espace-plan à coordonnées cartésiennes (latitudes/ longitudes), la carte (fig. 2) figure linéaments et hachures avec grande minutie et se pose en représentation indiscutable du référent «île Lincoln», aussi avéré que Malte. Selon les catégories de Charles Sanders Peirce (1978), reprises par Martine Joly (1994), considérons cette carte comme une image (ressemblance formelle, qualitative): le figuré des forêts imite une vue des frondaisons et toute légende des formes naturelles devient superflue, d’autant plus que leur toponymie verbalisée est évocatrice. De même, les linéaments des figurés représentant ses côtes, son hydrographie sont isomorphes de leur tracé effectif, «vu d’en haut». Mais une perception d’ensemble de la carte active l’image d’un squale menaçant, gueule ouverte (métaphore). L’analogie carte/île Lincoln est aussi diagramme. Il y a commensurabilité (rapport numérique) entre les distances et les positions, à vol d’oiseau, des lieux de l’île et celles des figurés qui les représentent sur la carte. Tout comme l’écartement des hachures figurant le relief est inversement proportionnel aux pentes. C’est cette dimension analogique qui donne à la carte sa pertinence d’outil d’aménagement. Offrant la même sémiographie que les autres cartes des Voyages extraordinaires, connues des lecteurs, elle acquiert une même véracité et, partant, une véridicité romanesque.
Roman, dessins et carte sont des modes d’expression spécifiques. Ainsi, cinq des six dessins de Jules Férat et leurs légendes (fig. 9) soulignent l’intérêt que le roman de Jules Verne porte au caractère, aux intensions et aux actions des héros. De son côté, la carte est une image détaillée et précise des configurations de l’île. Il serait pourtant exagéré de confiner les premiers dans un pôle «subjectivité romanesque» tandis que la carte le serait dans un pôle «objectivité scientifique». Les métaphores du texte de Jules Verne sont explicitement des comparaisons: «étroit golfe qui ressemblait à la mâchoire formidable de quelque squale». Elles maintiennent une distinction référent/signifiant. Une perception synoptique de la carte active immédiatement, chez le lecteur, une silhouette (image mentale) de prédateur étrange et agressif. Le lecteur entre de plain-pied dans un monde zoomorphe, fantastique; l’île est monstre et la métonymie île Lincoln/île mystérieuse est immédiate. Pourtant, à d’autres moments, cette même carte (ou plutôt le croquis de Spilett) est outil rationnel d’investigation et d’aménagement.
9. Les six illustrations de l’exploration de l’île (L’île mystérieuse (1875), chap. 10/11) | |
Descriptive, encyclopédique, la géographie de Jules Verne, est portée par sa curiosité, parfois boulimique, d’un ailleurs exotique, spectaculaire et foisonnant. La carte accumule les informations ponctuelles, se présente comme le substitut d’un réel (fictif), l’île Lincoln. Elle est censée permettre l’acquisition d’«une connaissance directe et fiable» (Orain, 2000), c’est en fait une monstration (Lussault 1996), exhibition valant preuve.
Mais Jules Verne montre aussi le rôle crucial de la cartographie dans l’appropriation/aménagement d’un territoire considéré comme vierge. Son goût du spectaculaire le fait jouer avec les mots rares, les nomenclatures. Pervertissant, avec malice, sa règle de n’écrire que des faits géographiques avérés, il invente une chimère qui questionne le postulat d’une cartographie inscrivant sur un plan des informations exactes, issues d’une observation méticuleuse, vérifiée.
L’édition in-8° de L’île mystérieuse est un texte composite, associant roman, dessins et carte, qu’un lecteur peut articuler librement. Ces composants reposent sur des modes sémiotiques qui ne sont pas totalement substituables les uns aux autres. Aussi la carte et les dessins ne se contentent-ils pas de faciliter, préciser la lecture du roman, ils peuvent le connoter, infléchir sa compréhension. La carte peut s’appréhender de manière ambivalente: outil rationnel d’investigation et d’aménagement mais aussi accès imagé à un univers fantastique.
Sources
Œuvres de Jules Verne en libre accès
Bibliographie
À propos de Jules Verne
BOZZETTO R. (2005). «Jules Verne et son amour de la géographie». Cafés géographiques, n° 584.
BUTCHER W. (1992). «L’écrivain à découvert». Bulletin de la Société Jules Verne, n° 101, p. 43-45.
JONES G. (1904). «Jules Verne at home». Temple Bar (Londres) n° 129, p. 664-671. Traduction française par BUTCHER W. (1990). Bulletin de la Société Jules Verne, n° 100, p. 61-68.
SHERARD R. H. (1894). «Jules Verne at Home: his own account of his life and work». McClure’s Magazine (Londres), vol. II, n° 2, p. 115-124. Traduction française par BUTCHER W. (1990). Bulletin de la Société Jules Verne, n° 95.
Pistes pour une analyse de L’île mystérieuse
COMPÈRE D. (2007). «Le jeu avec les références scientifiques dans les romans de Jules Verne». Verniana, vol. 0, p. 55-61.
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