N°101

Représenter l’évolution démographique en Tunisie (1975-2004):
quelles cartes dynamiques?

Outre son intérêt pour l’analyse des dynamiques spatiales, la représentation de l’évolution de la pyramide des âges d’un territoire comme la Tunisie pose nombre de questions qui renvoient, pour partie, à des réflexions sur la cartographie dynamique. Il s’agit d’un bon exemple des difficultés à concevoir une base de données spatio-temporelles harmonisée, étape fondamentale pour construire des cartes dynamiques. Les contraintes pour construire des séries temporelles harmonisées sont d’abord liées aux remaniements permanents du découpage administratif. La complexité des changements associée souvent à un manque de données empêche la reconstitution de la «généalogie» des unités administratives. Les autres difficultés sont plutôt liées aux indicateurs statistiques et à leur collecte. La finesse de définition des classes d’âges comme le niveau d’observation varient d’un recensement à l’autre. La réalisation de cartes dynamiques oblige donc à formaliser ces changements avant de procéder à l’analyse, l’exploration et la visualisation des informations.

On associe pourtant à cette nouvelle forme de cartographie un foisonnement d’expressions: cartographie «dynamique», «interactive» ou «animée», hypercarte, carte active, cartographie multimédia, etc. Ces termes, dont les significations se chevauchent, sont souvent utilisés sans cadrage épistémologique précis, car la dimension technique demeure prédominante. Cette diversité terminologique s’explique aussi par le caractère pluridisciplinaire des approches de la cartographie dynamique, qui regroupe des recherches informatiques (interface, base de données, modélisation) et thématiques (cartographie, géographie).

Ce domaine tend à devenir un champ de recherche indépendant: la géovisualisation. La cartographie dynamique cherche tout particulièrement à articuler le travail thématique (phénomène étudié, données utilisées, traitement de l’information) et les outils techniques (notamment informatiques). Elle se propose de dépasser les difficultés éprouvées par la cartographie classique (statique) à représenter les changements spatio-temporels en intégrant des technologies comme l’animation et l’interactivité.

Construire des cartes dynamiques implique, en effet, une réflexion sur les outils (interface, scénarios d’animation, variables visuelles…), ainsi qu’une analyse du changement qui passe, entre autres, par le traitement des données. La cartographie dynamique peut alors être considérée comme une démarche d’investigation et non comme un simple outil de visualisation. Les modes de représentation proposés ici ne sont ni normatifs ni exclusifs: la variété des solutions envisagées doit favoriser l’émergence de nouvelles hypothèses de recherche et de nouvelles réflexions.

Cet article propose donc une démarche méthodologique d’élaboration de prototypes de cartes dynamiques que l’on peut décomposer ainsi:

Nous proposons de tester cette démarche sur des données démographiques relatives aux régions tunisiennes (appelées gouvernorats). Nous nous interrogerons donc sur la meilleure manière de mobiliser la cartographie dynamique pour représenter l’évolution de la structure par âge de la population des gouvernorats tunisiens entre 1975 et 2004, année du dernier recensement disponible. Nous effectuerons, dans un premier temps, un cadrage épistémologique de la notion de cartographie dynamique. Puis, nous présenterons notre démarche d’harmonisation des informations, préalable à la construction de cartes dynamiques. Les troisième et quatrième parties de cet article seront consacrées à la réalisation de cartes dynamiques et à leur analyse comparée.

La cartographie dynamique: essai de définition

Une notion multidimensionnelle

1. Structure de la cartographie dynamique

La notion de «cartographie dynamique» a été initialement utilisée pour désigner la cartographie des évolutions et des flux (Joly, 1985; Brunet, 1987). L’introduction des technologies informatiques en cartographie a permis d’élargir cette notion, qui intègre désormais les techniques d’animation et d’interactivité (Caquard, 2001; Antoni et al., 2004). Ces techniques sont considérées comme apportant de la valeur ajoutée à la cartographie statique, dans la mesure où elles permettent de mieux représenter et visualiser les dynamiques spatio-temporelles (Antoni et al., 2004). Car la représentation du changement est un problème fondamental pour la cartographie classique. La carte «image rationnelle» (Bertin, 1967) fixe les mouvements malgré les efforts pour la rendre «dynamique» (Brunet, 1987). La représentation du temps est une opération très délicate. Elle nécessite une réflexion aussi bien sur les modes de représentation que de traitement des données. La cartographie classique propose une panoplie de méthodes de représentation du changement. Le choix d’une méthode est déterminé par plusieurs facteurs tels que la nature des données et l’objectif de la carte (les cartes de tendances, les cartes de diffusion, les cartes d’anticipation; Brunet, 1987). D’une façon générale, la cartographie du changement peut prendre deux formes:

Elle peut être le résultat d’une superposition de cartes ou bien le résultat de traitements statistiques comme les pertes, les gains ou le taux moyen d’évolution annuel. Cette méthode renvoie à des problèmes de traitement de données et de formalisation du temps. Dans le cas d’une série longue de données, les inflexions ou les renversements de tendance n’apparaissent pas.

Pour tenter de lever l’ambiguïté associée à la notion de cartographie dynamique (Josselin, Fabrikant, 2003), nous privilégierons la valorisation des articulations entre trois composantes — changement spatio-temporel, animation, interactivité — qui illustrent la complémentarité entre les deux problématiques. La figure 1 permet de mettre en valeur les interdépendances et les chevauchements systématiques qui apparaissent entre la cartographie du changement, la cartographie animée et la cartographie interactive. Nous proposons les définitions suivantes pour ces notions élémentaires.

L’animation

D’une manière générale «l’animation est une méthode permettant de donner, par suite d’images, l’impression du mouvement» (définition tirée du dictionnaire Petit Robert, 1990). L’animation cartographique est conçue, en premier lieu, comme une technique de défilement d’une série d’images ou de séquences dans le temps (Peterson, 1995). Elle assure la continuité dans la visualisation des phénomènes temporels et scalaires grâce au passage du dessin statique au dessin animé. Cette continuité n’est pas assurée par la carte statique (Cartwright et al., 1999). La carte animée consiste, en effet, en «une série de cartes individuelles, stockées a priori ou construites en temps réel, qui sont présentées en succession rapide dans le but de dépister quelques types de changements ou de tendances» [1] (Peterson, 1995). Elle offre une meilleure visualisation et compréhension des processus par rapport aux cartes statiques (Peterson, 1994; Blok, 2000). Le changement peut être temporel ou non temporel (Dibiase et al., 1992; Dorling, 1992; Kraak, 1999). La technique de l’animation renvoie à des questions de visualisation.

L’interactivité

L’interactivité est une technique complémentaire de l’animation. Certains auteurs estiment qu’elle améliore l’efficacité de l’animation dans le processus de visualisation et d’analyse des phénomènes spatio-temporels (MacEachren et al., 2003; Kraak, Ormeling, 1996). Elle facilite l’exploration et la réflexion. Le niveau d’interactivité est très différent d’une application à une autre, pouvant aller du simple lancement ou interruption de l’animation à des requêtes plus complexes comme la sélection de certaines dates, de certaines échelles, voire de méthodes de traitement des données. L’interactivité ne peut se concevoir sans une réflexion sur le(s) profil(s) des utilisateurs des cartes réalisées. Ce schéma ne prétend pas figer le débat mais propose, au contraire, différents modes de cartographie du changement spatio-temporel issus de l’articulation entre les composantes de la cartographie dynamique.

L’articulation entre les trois types de cartographie élémentaire (interactive, animée et du changement) permet de définir trois types de cartes dynamiques: animées, interactives, animées et interactives.

Cette synthèse est provisoire en raison de l’extraordinaire vitalité du champ de la cartographie tant sur les plans technique que théorique. Cette typologie montre plutôt la diversité des solutions qui peuvent être proposées. Si l’on prend le rapport entre les plus de 60 ans et les «actifs» [2] dans les gouvernorats tunisiens, nous pouvons produire les cartes dynamiques suivantes:

Une démarche d’investigation (géovisualisation)

L’approche de la cartographie dynamique qui articule cartographie du changement spatio-temporel, animation et interactivité permet d’insister sur la dimension réflexive, exploratoire et analytique (Antoni, Klein, 2003). Les recherches sur l’animation cartographique et sur l’interactivité ont été souvent associées à l’analyse, à l’exploration et à la communication. La cartographie dynamique est alors placée au cœur du champ de la géovisualisation, qui s’est développé à partir de recherches sur la visualisation scientifique (MacEachren et al., 2003). L’intégration de la dimension exploratoire à la visualisation se traduit par l’évolution terminologique: visualisation géographique (Dibiase, 1992), visualisation cartographique (Armenakis, 1991), visualisation analytique des données spatio-temporelles [3] (Voss et al., 2000).

La conception de cartes dynamiques commence par une formalisation des données temporelles. La définition des méthodes de représentation ne se limite pas au simple choix d’une méthode parmi d’autres mais doit favoriser l’émergence de nouvelles hypothèses de recherche (Banos, 2001). L’implémentation des outils de visualisation et d’interactivité serait une «transcription informatique» — au sens d’un scénario d’animation et/ou d’une interface — des hypothèses et des formalisations faites en amont. L’implémentation de cartes dynamiques est un processus d’investigation pour répondre à un certain nombre de questions: quelle est la situation d’un objet à une date t? Comment cette situation évolue-t-elle entre deux dates t0 et t1? Quelle est la trajectoire suivie par un objet géographique donné pour l’ensemble de la période étudiée?

Formalisation et harmonisation préalable des données géographiques:
une phase indispensable

Le principal défi de la cartographie dynamique est de traduire l’évolution des caractéristiques des objets géographiques dans le temps. Ce défi se heurte à une difficulté de taille: l’hétérogénéité des données aussi bien cartographiques que statistiques, qui empêche toute comparaison entre les différents états de l’objet géographique dans le temps. Ce qui nécessite un travail préalable d’harmonisation des informations. Dans le cas de la Tunisie, l’instabilité du maillage administratif, l’hétérogénéité des fonds cartographiques et l’absence de mise à disposition des données sont les principales contraintes pour construire une série de données temporelles (Ben Rebah, 2008).

Les contraintes liées à l’évolution du maillage administratif

Le maillage administratif tunisien est composé de trois niveaux: gouvernorats, délégations et secteurs.

Les changements affectant les unités administratives concernent aussi bien leur nom que leur chef-lieu, leurs limites et leur appartenance à un niveau supérieur. La complexité des changements et le manque de données rendent délicate la reconstitution du découpage (Lardon et al., 1999). Il a été nécessaire, à partir d’un recoupement de sources juridiques (notamment le Journal officiel de la République tunisienne), statistiques (recensements) et cartographiques (cartes topographiques et atlas), d’harmoniser le découpage pour 1975-2004, période qui a été riche en changements: création de secteurs, délégations et gouvernorats (fig. 2). L’objectif est de définir la «généalogie» des unités administratives. Pour ce faire, nous avons créé un dictionnaire des changements, qui est une base harmonisée permettant de tracer l’historique et la trajectoire des unités administratives. Par exemple, l’espace correspondant au gouvernorat de «Tunis et banlieue» [4] en 1956 a connu des transformations significatives qui illustrent notre propos. Cet espace est passé d’un seul gouvernorat en 1956, à deux en 1972 (modifiés en 1975), puis à quatre en 1983, et enfin à cinq en 2001.

2. Les gouvernorats tunisiens de 1975 à 2004

Les contraintes liées aux indicateurs statistiques

L’hétérogénéité des indicateurs est aussi contraignante que les changements du maillage pour construire des séries temporelles. La définition des classes d’âge varie d’un recensement à l’autre, ce qui donne un niveau de détail très différent. Depuis 1975, la définition des classes d’âge correspondant aux jeunes et aux «actifs» est harmonisée, alors que les plus de 60 ans étaient répartis en huit classes en 1984, mais en une seule lors du dernier recensement de 2004. Cette variabilité de définition de classes d’âge va souvent de pair avec un manque de données sur les naissances, les décès et la fécondité, lesquelles auraient permis d’estimer les valeurs manquantes. Nos analyses sont déterminées par la disponibilité des données statistiques.

Cartes élémentaires du changement démographique dans les gouvernorats tunisiens

La principale difficulté que l’on rencontre lors de la conception de cartes dynamiques temporelles est la fréquente incompatibilité des données statistiques ou cartographiques décrivant l’évolution du phénomène étudié au cours du temps. La résolution des problèmes statistiques et cartographiques d’harmonisation n’est toutefois pas le seul objectif.

La cartographie du changement impose également de définir des choix plus théoriques de conception du temps en fonction de l’objectif de la carte et des implémentations thématiques. Plusieurs options sont possibles:

Le rapport entre population âgée et «actifs» par gouvernorat de 1975 à 2004

Pour illustrer notre propos, nous prenons comme indicateur de la structure par âge le rapport entre nombre de personnes âgées et nombre d’individus entre 20 et 59 ans  dans chaque gouvernorat (nous considérons par convention l’ensemble des 20-59 ans comme des «actifs»). Cet indicateur permet de cerner l’augmentation de la proportion des plus de 60 ans dans la population adulte, qui est liée à l’allongement de l’espérance de vie. La première série de cartes compare les situations caractérisant les gouvernorats en 1975, 1984, 1994 et 2004, en se basant sur le maillage qui peut être appelé «plus petit commun dénominateur» de 1984-1994 (23 gouvernorats; cf. infra). La Tunisie a connu deux tendances inverses d’évolution de ce ratio. Il bouge assez lentement pour le pays dans son ensemble, mais sa géographie connaît des modifications remarquables. La série de cartes (fig. 3) permet d’observer les tendances suivantes:

3. Ratio entre les plus de 60 ans et les autres adultes (1975-2004)

Cette option consiste à présenter une série de cartes comme une bande dessinée, qui montre l’évolution d’un phénomène au cours du temps. Chaque carte correspond à une situation à une date t. Cette technique permet de mettre en relief les changements de structure mais rend la comparaison très difficile. L’utilisateur est invité à faire plus d’efforts pour assimiler l’ampleur du changement. Cette tâche devient d’autant plus ardue qu’il s’agit d’une longue série de dates. La technique des séries de cartes est largement utilisée. Son efficacité dépend de la nature de l’information et de son implantation. La transcription du temps se fait aussi par le texte qui accompagne les cartes et qui indique pour chacune la date correspondante.

Représenter l’intensité du changement

Si la méthode de la série de cartes révèle des problèmes de lecture et de compréhension, la carte de l’évolution renvoie plutôt à des questions de traitement et de synthèse des données. Cette méthode consiste à représenter l’intensité du changement sur une seule carte. Cette dernière peut être le résultat d’une superposition ou d’une synthèse de plusieurs cartes. Elle peut être aussi le résultat d’un traitement statistique pour cartographier l’intensité du changement selon différents référentiels: les pertes, les gains, le taux d’évolution général ou annuel. Cette option ne pose pas de problème dans le cas d’un changement entre deux dates. Cependant, si les observations portent sur plusieurs dates, les inflexions ou les renversements de tendance ne seront plus visibles. La méthode la plus utilisée pour calculer le taux d’évolution consiste à définir les gains ou les pertes en pourcentage ou en indice. Les résultats peuvent alors exagérer les évolutions des faibles valeurs et/ou minimiser les évolutions surtout dans le cas de l’utilisation d’un référentiel. Quant au calcul de l’évolution des taux, il peut avoir la forme d’un rapport ou d’une différence. Dans le cas d’une longue série de données, les choix se compliquent car la nature du changement peut être contradictoire d’une période à l’autre (fig. 4).

4. Évolution décennale du ratio entre les plus de 60 ans et les autres adultes

Ces cartes renvoient à la question du choix de l’intervalle de temps. Dans le cas des recensements de la population, les intervalles de temps réguliers permettent de comparer les rythmes et l’ampleur des changements entre les périodes.

Entre 1975 et 1984, une baisse du rapport entre les personnes âgées et les «actifs» a été enregistrée dans la plupart des gouvernorats: Kébili, Tataouine pour le Sud, Sousse, Monastir pour le Sahel, Ariana et Ben Arous pour le district de Tunis. À l’inverse, ce taux augmente dans les gouvernorats de l’intérieur: au Nord-Ouest comme celui de Siliana, au Centre-Ouest comme celui de Kasserine et au Sud-Ouest comme celui de Tozeur. C’est aussi le cas à Tunis et Zaghouan.

Au cours de la décennie 1984-1994, il augmente d’ailleurs dans la quasi-totalité des gouvernorats. La hausse s’explique essentiellement par l’évolution de l’espérance de vie dans les régions métropolitaines et les soldes migratoires négatifs dans les gouvernorats de l’intérieur. La baisse se limite aux gouvernorats de Tozeur et de Sidi Bouzid. La décennie 1994-2004 est marquée par le retour à la baisse. L’évolution démographique des gouvernorats tunisiens est donc de plus en plus nettement marquée par les variations de cet indicateur, dont l’évolution est fortement liée aux migrations.

Figure 3: carte animée

La visualisation dynamique des cartes élémentaires est illustrée par un prototype d’animation simple à quatre dates: 1975, 1984, 1994 et 2004. La technique d’interpolation de la forme nous a permis d’améliorer l’animation. On constate un renversement de tendance dans les gouvernorats du Nord-Ouest, qui enregistrent les taux les plus élevés, ou encore le renforcement de l’attractivité du district de Tunis pour la population «active». Ce prototype offre un niveau d’interactivité très basique permettant à l’utilisateur de rejouer l’animation et de choisir une date.

Analyser et visualiser l’évolution de la structure par âge

L’inconvénient des traitements réalisés est qu’ils aboutissent à une simplification considérable de l’information initiale. Or, il est légitime de vouloir conserver toute la richesse de la description de la population par tranches d’âge et le ratio homme/femme pour chacune des dates. On étudie alors l’évolution de la structure par âge des gouvernorats en définissant leurs trajectoires démographiques. Il y a trois manières de le faire en fonction de notre position sur l’axe du temps. Si l’on prend comme référence le présent pour observer les situations passées, l’approche est rétrospective; elle sera prospective si l’on prend comme référence la situation en début de période. La troisième méthode consiste à analyser l’ensemble des situations en même temps. C’est cette dernière méthode que nous avons choisie. Pour ce faire, nous avons construit un tableau de données où les 23 gouvernorats sont caractérisés par les effectifs d’âge différenciés par sexe à chacune des dates de recensement retenues. Pour analyser les trajectoires, nous avons procédé à une analyse factorielle des correspondances. Chaque gouvernorat apparaît ainsi quatre fois: par exemple, celui de Tunis avec sa structure démographique de 1975, 1984, 1994 et enfin 2004.

Les trajectoires démographiques des gouvernorats tunisiens

Le premier axe factoriel traduit la tendance globale à l’augmentation de l’âge moyen de la population, tendance qui résume plus des deux tiers de l’information contenue dans le tableau de données (fig. 5). L’analyse des corrélations des classes d’âge avec ce premier axe met, en effet, en évidence une opposition entre les classes jeunes et âgées. Il résume logiquement le double mouvement de transformation par le bas (à travers la baisse de la fécondité qui engendre la réduction de la part des jeunes) et le haut (conséquence de l’allongement de l’espérance de vie qui provoque l’augmentation de la part des 60 ans et plus dans la population totale). Les positions respectives des gouvernorats sur cet axe traduisent le mouvement historique général de transition démographique. Ceci est bien mis en évidence par le déplacement de gauche à droite du nuage de points les représentant en 1975, 1984, 1994 et 2004. Le deuxième axe factoriel, qui résume 8 % de l’ensemble de l’information, traduit, quant à lui, la capacité d’attraction-répulsion migratoire des gouvernorats, puisqu’il oppose clairement les gouvernorats concentrant la population «active», et particulièrement celle entre 20 et 39 ans, à ceux qui regroupent plutôt le reste de la population. Or, on sait que la population jeune à la recherche de bonnes conditions d’études ou de travail est la plus susceptible de migrer et de créer des différentiels démographiques entre des gouvernorats attractifs et d’autres plutôt répulsifs. Si le premier axe traduit un processus universel d’augmentation du rapport entre les personnes âgées et les «actifs» — affectant tous les gouvernorats — le second axe est au contraire plus sélectif et va opposer des gouvernorats plus ou moins à même de conserver leur population active jeune (face à l’émigration internationale) et plus ou moins à même d’attirer celle des autres gouvernorats (migrations intranationales).

5. Typologie des trajectoires démographiques des gouvernorats de Tunisie

Le premier plan factoriel (axes 1 et 2) permet d’évaluer la trajectoire démographique d’un gouvernorat, résultant du double phénomène d’augmentation du rapport entre les personnes âgées et les «actifs» et d’attraction-répulsion migratoire. Pour bien interpréter les trajectoires de chaque gouvernorat, il est nécessaire de commencer par décrire la trajectoire générale de l’ensemble du pays. L’évolution de la structure par âge de la Tunisie traduit une tendance générale à l’augmentation de l’âge moyen. Cette trajectoire est incurvée sur l’axe 2 vers une surreprésentation des populations «actives» (hommes et femmes) entre 1984 et 1994. Enfin, le rythme du changement a tendance à s’accélérer entre 1975 et 2004. Bien que, pour la Tunisie, le processus d’augmentation de l’âge moyen et la baisse de la fécondité semblent se généraliser, les trajectoires des gouvernorats sont différentes et ne vont pas nécessairement suivre celle du pays dans son ensemble. L’évolution de la structure démographique n’est pas liée uniquement au calendrier de baisse de la fécondité. Les migrations à la fois nationales et internationales viennent compliquer le schéma en introduisant un écrémage sélectif des générations. Dans ce contexte de baisse générale de la fécondité et d’augmentation de la proportion des personnes âgées, c’est la concentration des adultes de 20 à 59 ans qui contribue le plus à différencier les trajectoires des gouvernorats.

En 1975, la migration internationale était encore forte et beaucoup de jeunes (surtout les hommes) sont partis à l’étranger. Pendant les décennies 1984 et 1994, nous pouvons observer les effets de la politique de développement des années 1970 et 1980. L’industrialisation (Belhedi, 1992, 1993; Dlala, 1981, 1993, 1999) et le développement du secteur touristique (Sethom, 1992; Jedidi, 1986) ont permis aux gouvernorats littoraux de retenir leurs actifs mais aussi d’attirer ceux des gouvernorats défavorisés: c’est le cas de Sousse, Monastir ou encore Sfax. Ces derniers ont connu une trajectoire «infléchie vers le bas». Vers 2004, les gouvernorats, qui peuvent être assimilés à des réservoirs de main-d’œuvre rurale, comme Sidi Bouzid ou encore Kairouan, tendent à se tarir. Même les zones attractives captent moins de migrants jeunes. D’où un début d’augmentation du ratio entre les personnes âgées et les «actifs». Les «actifs», attirés depuis les années 1980, appartiennent désormais à la catégorie des 40-50 ans et des plus de 50 ans. Les trajectoires des gouvernorats révèlent un décalage temporel entre les gouvernorats «favorisés» et «défavorisés», où le ratio entre les personnes âgées et les «actifs» a augmenté de manière précoce, sans augmentation de la population «active». C’est ce qu’illustre la structure démographique du gouvernorat de Tataouine en 1994, qui est proche de celle de Monastir en 1984. Tout semble donc se passer comme si le gouvernorat de Tataouine suivait la même évolution que celui de Monastir mais avec 10 ans de retard. Ce constat tend à montrer que c’est la période 1984-1994 qui a constitué le début du déclin des gouvernorats défavorisés.

Typologie des trajectoires démographiques

Nous proposons ici un regroupement en classes des 23 trajectoires des gouvernorats pour établir les types d’évolution de leurs structures par âge. Pour ce faire, nous avons réalisé une classification ascendante hiérarchique sur les coordonnées des gouvernorats telles qu’elles apparaissent sur le premier plan factoriel de l’analyse des correspondances, aux différentes dates de recensement retenues. Les résultats permettent d’identifier trois grands types d’évolution des structures par âges des gouvernorats tunisiens, qui se divisent chacun en deux à trois sous-types (fig. 6).

6. Évolution des structures par âge des régions tunisiennes (1975-2004)

Le type métropolitain (A) se caractérise par la concentration durable des jeunes «actifs» tout au long de la période 1975-2004. Il caractérise exclusivement les gouvernorats qui composent l’agglomération de Tunis, avec augmentation de la proportion de personnes âgées dans le centre (A1) et redistribution vers les espaces périurbains, c’est-à-dire les gouvernorats d’Ariana et Ben Arous (A2).

Le type intermédiaire (B) recouvre des situations variées. Il concerne des espaces métropolitains du littoral (B1) qui ont attiré beaucoup de jeunes «actifs» dans les années 1975-1985 mais qui connaissent actuellement une montée de notre indicateur (gouvernorats de Sousse et Sfax). Le gouvernorat de Tozeur, frontalier avec l’Algérie et surtout continental, constitue une exception dans cet ensemble. Ce type peut également caractériser des gouvernorats qui ont subi de façon précoce l’attraction des espaces métropolitains et qui combinent augmentation du ratio personnes âgées/«actifs» et réduction du nombre d’«actifs» comme les gouvernorats de Béja, Jendouba ou encore El Kef (B2).

Le type périphérique (C) caractérise enfin des espaces où la baisse de la fécondité a été tardive et où l’attraction migratoire nationale ou internationale n’a produit des effets qu’avec un décalage dans le temps. L’âge moyen des populations y est encore relativement bas mais la trajectoire suivie depuis 1994 est particulièrement inquiétante. Elle est marquée par une réduction très rapide à la fois des «actifs» et de la population jeune. Ce dernier type est constitué de deux sous-ensembles qui se différencient par la concentration des populations. C’est ainsi que les gouvernorats du Sud (type C2) comme Tataouine, Kébili et Medenine s’individualisent des gouvernorats du Centre-Ouest (type C1) comme Kairouan, Kasserine, Sidi Bouzid proches des gouvernorats métropolitains et littoraux. Ce dernier groupe de gouvernorats est souvent considéré comme le dernier réservoir de main-d’œuvre de la Tunisie.

Figure 6: légende interactive

La visualisation dynamique des trajectoires démographiques des gouvernorats tunisiens a été illustrée par une légende interactive qui assure le lien entre la carte et le graphique résultant de la classification hiérarchique ascendante temporelle.

Conclusion

Nous considérons la cartographie dynamique comme une démarche d’investigation et non pas comme un simple outil. C’est pourquoi les prototypes cartographiques proposés s’inscrivent dans une logique d’interactivité indissociable de la cartographie dynamique. Cette dernière mobilise l’analyse de données (méthodes d’analyse des données connues ou classiques), la sémiologie graphique, les techniques de visualisation ainsi que l’analyse thématique. Elle ne présente pas une seule solution aux interrogations thématiques. Bien au contraire, elle offre une série de scénarios et permet de faire des comparaisons pour choisir la solution adéquate.

La dynamique spatio-temporelle permet à l’utilisateur de définir différents angles d’approche du territoire étudié. Il peut définir sa position sur l’axe du temps et les éléments qu’il souhaite fixer (maillage). Il peut également multiplier la combinaison des critères, ce qui lui permet de comparer les différentes cartes et d’en déduire l’effet de chaque élément sur la répartition du phénomène étudié. Sur le plan opérationnel, l’analyse spatio-temporelle est un outil incontournable, surtout lorsqu’elle conduit à définir des trajectoires que l’on peut tenter d’extrapoler. Dans quelle mesure alors les politiques de planification peuvent se passer de la prise en compte des évolutions antérieures? Souvent les prévisions se fondent sur des séries chronologiques trop courtes. En Tunisie en particulier, la cartographie dynamique spatio-temporelle a longtemps été confrontée à un problème majeur, celui de la disponibilité et de l’harmonisation des données.

Remerciements

Je tiens à remercier Myriam Baron pour sa relecture et pour ses conseils très précieux. Je remercie également l’ensemble de l’équipe de l’axe transversal de recherche «Cartomouv»: cartographie en mouvement – cartographie du changement» de l’UMR 8504 Géographie-cités.

Bibliographie

ANTONI J.-P., KLEIN O. (2003). «L’animation d’anamorphoses: un atout pour la réflexion en cartographie». Revue Internationale de Géomatique, vol. 13, n° 1, p. 81-92. doi: 10.3166/rig.13.81-92

ANTONI J.-P., KLEIN O., MOISY S. (2004). «Cartographie interactive et multimédia: vers une aide à la réflexion géographique». Cybergeo, n° 288, 17 p. doi: 10.4000/cybergeo.2621

BANOS A. (2001). «À propos de l’analyse spatiale exploratoire des données». Cybergeo, n° 197, 12 p. doi: 10.4000/cybergeo.4056

BELHEDI A. (1992). L’Organisation de l’espace en Tunisie. Tunis: Publication de l’Université de Tunis, coll. «Géographie», 267 p. ISBN: 9973-922-15-8

BELHEDI A. (1993). «Les facteurs d’organisation de l’espace national tunisien». L’Espace géographique, n° 2, p. 113-124. doi: 10.3406/spgeo.1993.3154

BEN REBAH M. (2008). Cartographie dynamique et investigation territoriale: le cas de l’évolution du découpage administratif tunisien. Paris, Tunis: Université Paris-Diderot Paris 7 et Université de Tunis, thèse de doctorat en cotutelle, 328 p.

BERTIN J. (1967). Sémiologie graphique, les diagrammes, les réseaux et les cartes. Paris, La Haye: Mouton; Paris: Gauthier-Villars, 431 p.

BLOK C. (2000). «Dynamic visualization in a developing framework for the representation of geographic data». Cybergeo, mis en ligne le 17 nov. 2000, mod. le 13 fév. 2007. (consulter) doi: 10.4000/cybergeo.509

BRUNET R. (1987). La Carte, mode d’emploi. Paris: Fayard; Montpellier: Reclus, 269 p. ISBN: 2-213-01848-0

CAQUARD S. (2001). Des cartes multimédias dans le débat public: pour une nouvelle cartographie appliquée à la gestion de l’eau. Saint-Étienne: Université Saint-Étienne, thèse de doctorat, 278 p., 71 p. annexes.

CARTWRIGHT W., PETERSON M.P., GARTNER G. (1999). Multimedia Cartography. Berlin: Heidelberg, New York: Springer, 343 p. ISBN: 3-540-65818-1

DIBIASE D., MACEACHREN A.M., KRYGIER J. B., REEVES C. (1992). «Animation and the role of map design in scientific visualisation». Cartography and Geographic Information Systems, vol. 19, n° 4, p. 201-214. doi: 10.1559/152304092783721295

DLALA H. (1981). L’Économie industrielle dans les villes-ports du Nord-Est tunisien. Tunis: Publication de l’Université de Tunis, coll. «Géographie», 365 p.

DLALA H. (1993). Structuration et fonctionnement de l’espace industriel tunisien: approche macroscopique. Tunis: Publications de la Faculté des sciences humaines et sociales, 543 p. ISBN: 9973-922-23-9

DLALA H. (1999) «Nouvelle littoralité en Tunisie, mondialisation et aménagement du territoire». L’Espace géographique, n° 1, p. 48-59.

DORLING D. (1992). «Stretching space and splicing time: from cartographic animation to interactive visualization». Cartography and Geographic Information Systems, vol. 19, n° 4, p. 215-227 doi: 10.1559/152304092783721259.

JEDIDI M. (1986). Croissance économique et espace urbain dans le sahel tunisien depuis l’indépendance. Tunis: Faculté des lettres et sciences humaines de Tunis, coll. «Série géographie», 2 vol., 377, 392 p.

JOLY F. (1985). La Cartographie. Paris: PUF, coll. «Que sais-je?», 127 p. ISBN: 2-13-039113-3

JOSSELIN D., FABRIKANT S. (2003). «Cartographie animée et interactive». Revue Internationale de Géomatique, numéro spécial 1, vol. 13, 126 p.

KRAAK M.-J., ORMELING F. J. (1996). Cartography: Visualization of spatial data. Harlow: Longman, 222 p. ISBN: 0-582-25953-3

KRAAK M.-J. (1999). «Cartography and the Use of Animation». In CARTWRIGHT W., PETERSON M.P., GARTNER G., dir., In Multimedia Cartography. Berlin: Heidelberg, New York: Springer, 343 p. ISBN: 3-540-65818-1

MACEACHREN A.M., BREWER I., GUORAY C. G., CHEN J. (2003). «Visually-enabled geocollaboration to support data exploration and decision-making». Proceedings of the 21st International Cartographic Conference, Durban, South Africa, 10-16 August 2003.

LARDON S., LIBOUREL T., CHEYLAN J.-P. (1999). «Concevoir la dynamique des entités spatio-temporelles». Revue internationale de géomatique, n° 9, p. 45-65.

PETERSON M.P. (1994). «Spatial visualization through Cartographic Animation: Theory and Practice». Proceedings of Geographic Information Systems/Land Information Systems (GIS/LIS), p. 250-258. (consulter)

PETERSON M. P. (1995). Interactive and Animated Cartography. Englewood Cliffs, (New Jersey, USA): Prentice Hall, coll. «Geographic Information Science», 257 p. ISBN: 0-13-079104-0

SETHOM N. (1992). L’Industrie et le tourisme en Tunisie: étude de géographie du développement. Tunis: Publication de la faculté des sciences humaines et sociales, coll. «Géographie», 327 p. ISBN: 9973-92217-4

VOSS H., ANDRIAKO A., ANDRIAKO N., GATALSKY P. (2000). «Web-based Spatio-Temporal Presentation and Analysis of Thematic Maps». The Journal of Cities and Regions, Journal of SCORUS (Standing Committee on Regional and Urban Statistics and Research), p. 51-61.

Sources de données

Journal Officiel de la République Tunisienne, 1956-2004. (consulter)

Institut National de la statistique de Tunisie
Recensements de la population en 1975, 1984 et 1994 (volumes imprimés)

Recensement de la population 2004

Texte original «The animated map is a series of maps that are shown in quick succession for the purpose of depicting some type of trend or change» (p. 185).
Soit le rapport entre la population de plus de 60 ans (hommes et femmes confondus) et la population que nous appellerons, un peu improprement, «active» c’est-à-dire les adultes entre 20 et 59 ans. Ce rapport est parfois appelé «ratio de dépendance démographique des personnes âgées» ou, de manière encore plus contestable et contestée, «taux de dépendance des vieux».
Traduction de «analytical viusalization of spatio-temporal data». (Consultez)
Dénomination officielle de ce gouvernorat jusqu’en 1966.