Formes de la croissance urbaine et exclusion sociale à la Réunion: un héritage historique
L’expérience de modélisation MUTE (Modéle d’Urbanisation du TErritoire) a pour but de comprendre les mécanismes de localisation de la croissance urbaine à la Réunion, département français d’outre-mer [1], et d’alimenter les réflexions préalables à la révision du Schéma d’Aménagement Régional (Thinon, 2005). Cette démarche, menée par un collectif de chercheurs géographes et géomaticiens (CIRAD, IRD, INRA, CNRS), se situe dans un contexte de croissance urbaine et périurbaine très rapide, peu encadrée et en apparente contradiction avec le maintien de la culture de la canne à sucre, monoculture traditionnelle fortement soutenue par les pouvoirs publics.
Alors que l’élaboration des politiques régionales d’aménagement s’appuie sur l’idée communément admise selon laquelle la «ville mange la canne», le modèle MUTE a permis, avec d’autres travaux simultanés (Lajoie, 2007), l’émergence d’une interprétation scientifique différente des dynamiques spatiales à l’œuvre sur l’île de la Réunion.
Dans un premier temps, nous présenterons rapidement le modèle mis au point et ses principes de fonctionnement. Dans une deuxième partie, nous aborderons les modalités de son évaluation. Cette étape permettra de faire poindre l’existence de deux processus de croissance urbaine; l’une classique, l’autre qualifiée de post-agricole. Enfin, nous proposerons une interprétation de ces processus et des formes spatiales résultantes en termes de politique [2].
Le modèle MUTE, principes et résultats
Principes généraux
À partir de cartes d’occupation du sol réalisées par télédétection pour évaluer et caractériser les dynamiques spatiales sur l’île de la Réunion (Lagabrielle et al., 2007), nous avons construit une carte des dynamiques des espaces urbains (fig. 1) sur laquelle sont représentés les espaces artificialisés entre 1989 et 2002. Partant des règles de l’analyse géographique, qui considèrent que les structures et les dynamiques spatiales ne sont jamais aléatoires mais expriment au contraire les stratégies des acteurs, nous avons cherché à comprendre les mécanismes de localisation préférentielle du fait urbain, c’est-à-dire à répondre à la question apparemment simple: «pourquoi l’urbanisation se fait-elle là et pas ailleurs?». Pour ce faire, nous avons élaboré un modèle nommé MUTE (Modélisation de l’Urbanisation du TErritoire) qui propose une analyse nomothétique des dynamiques spatiales réunionnaises (Thinon et al., 2007). Il s’agit de comprendre les forces qui agissent sur le territoire et le transforment, et la manière dont le territoire les mobilise. C’est un modèle que l’on peut qualifier de probabiliste — au sens littéraire de la vraisemblance et non de la statistique [3] — essentiellement interprétatif des dynamiques urbaines en cours. L’objectif est d’identifier les espaces les plus sensibles au phénomène d’urbanisation, c’est-à-dire ceux sur lesquels la tache urbaine va préférentiellement se développer. Cet exercice permet en outre de repérer les espaces agricoles et naturels théoriquement les plus vulnérables face à la pression urbaine.
1. Croissance de la tache urbaine entre 1989 et 2002 |
Le schéma théorique global du modèle repose sur l’hypothèse qu’il est possible d’identifier un certain nombre de champs géographiques [4] simples, susceptibles de permettre l’interprétation du processus de croissance urbaine grâce à l’analyse de sa localisation.
D’emblée, le modèle théorique de l’île volcanique tropicale (Brunet, Dollfus, 1990) a permis d’identifier un petit nombre de champs géographiques «classiques» influant sur la dynamique d’urbanisation. Ces champs géographiques, qui ont historiquement joué un rôle central dans la structuration de l’espace insulaire, continuent aujourd’hui d’influer sur les dynamiques d’occupation du sol et sur les processus d’urbanisation.
Initialement, une liste de l’ensemble des champs géographiques susceptibles d’influencer le processus de croissance urbaine a été établie. Dans un second temps, les facteurs considérés comme les plus pertinents ont été retenus, mais seuls les champs qui étaient traduisibles ou disponibles sous forme d’information géographique ont été intégrés dans le modèle.
Champs géographiques retenus
Dans la version du modèle présentée ici, nous avons retenu au total onze champs géographiques qui nous ont semblé agir de manière significative sur le processus d’urbanisation. Pour chaque champ, nous avons formulé une hypothèse sur la manière dont il influence le processus d’urbanisation. À partir des données observées entre 1989 et 2002, traduites sous forme de graphiques, les courbes d’ajustements correspondantes ont ensuite été calculées (Thinon et al., 2007) à l’aide de fonctions mathématiques simples sous Excel.
L’ensemble des champs est distribué en deux catégories, selon qu’ils jouent en faveur de l’urbanisation ou qu’ils la freinent. Une grille de 76 000 mailles hexagonales [5] couvrant l’ensemble de l’île a été construite. Pour chaque maille de la grille, un «taux» d’urbanisation a été calculé, correspondant à la proportion de la surface de la maille qui a été urbanisée entre 1989 et 2002. Ce sont ces résultats qui servent à mesurer la manière dont chaque champ influe sur le processus d’urbanisation.
2. Champs favorables à l’urbanisation |
Sept champs jouent d’abord en faveur de l’urbanisation (fig. 2).
3. Champs limitant l’urbanisation |
Au contraire, quatre champs ont été considérés comme des facteurs limitant l’urbanisation (fig. 3).
Résultats obtenus
Nous proposons dans un premier temps de visualiser champ par champ les résultats cartographiques de la modélisation (fig. 4): en termes didactiques, chacune de ces cartes apporte une réponse à la question suivante: «où se ferait prioritairement l’urbanisation du territoire réunionnais si le champ considéré était l’unique champ influant sur le processus?».
4. Influence respective des 11 champs sur l’urbanisation |
Les résultats du modèle sont des potentialités d’urbanisation du territoire réunionnais calculées pour chaque maille, qui prennent simultanément en considération l’ensemble des onze champs géographiques. La combinaison des champs est établie par une formule mathématique qui restitue la façon dont les champs positifs et négatifs impactent ensemble sur la probabilité d’urbanisation. L’équation générale du modèle effectue le produit entre, d’une part, la somme des champs favorables à l’urbanisation et, d’autre part, le produit des champs défavorables, tous les champs ayant été paramétrés avec le même poids. Certains champs sont en partie auto-corrélés (routes, littoral et pentes notamment), ce qui aboutit à renforcer leur influence sans pour autant intervenir sur le paramétrage.
La carte présentant ces résultats (fig. 5) met clairement en évidence l’effet combiné des champs distance au littoral, altitudes et pentes faibles qui dessinent dans les zones basses de l’île une couronne de probabilité élevée rappelant le modèle centre/périphérie inversé propre aux îles hautes tropicales. On observe également l’effet des champs distance aux routes, distance aux centres, structure foncière et savane. En grisé, les zones de potentialité nulle correspondent aux espaces de l’Office National des Forêts, des fortes pentes, des ravines et de la partie du cratère ouverte vers la mer.
5. Propension à l’urbanisation du territoire réunionnais |
Évaluation de la qualité du modèle
Quelle méthode d’évaluation pour un modèle probabiliste?
Bien que le modèle ne produise pas des valeurs de probabilités au sens statistique du terme, il restitue pour chaque maille des niveaux de potentialité et permet la définition in fine des espaces qui vont vraisemblablement s’urbaniser en priorité. L’évaluation de la qualité du modèle pose différentes questions, relatives notamment à sa nature (faussement) probabiliste. En effet, les résultats en sortie du modèle portent sur la propension ou le potentiel d’urbanisation du territoire. La valeur calculée est à comparer avec la croissance urbaine enregistrée, mesurée par la part de la surface de la maille qui s’est urbanisée. Une évaluation est donc particulièrement difficile à réaliser. Il faut également ajouter à ceci le biais induit par la nature et le mode d’obtention de la couche d’information géographique relative à la tache urbaine.
6. Une méthode d’évaluation de la qualité du modèle |
La matrice ci-dessous est une méthode possible pour évaluer la qualité du modèle et la pertinence des coefficients de pondération choisis. Chaque case décrit une des situations possibles et l'effectif de mailles correspondant à cette situation. Une situation est décrite par une probabilité d'urbanisation à laquelle est confrontée l'urbanisation effectivement observée sur la période. Chacune des 77 587 mailles est ainsi classée selon une vingtaine de configurations possibles, regroupées ensuite en quatre situations principales. |
Celle-ci, construite à partir d’un travail de classification d’image satellite, est envisagée comme une entité paysagère complexe, composée de variables spatialisés caractérisées par des densités de pixels. Dans notre travail, la tache urbaine est composée, pour les trois quarts, par des sols bâtis et, pour un quart, par des sols nus, tandis que la végétation occupe à peine 2%. Ainsi, si le fait urbain se définit comme «le système sociétal regroupant l’ensemble des géotypes caractérisé par le couplage spécifique de la densité et de la diversité» (Lussault, 2003) alors la terminologie «tache urbaine» (ou «tache bâtie» ou «urbain») constitue une facilité, voire un raccourci de langage. En effet, ce n’est pas de fait urbain dont il s’agit au sens propre, mais davantage de portions d’espace qui supportent une proportion significative de bâti associé à d’autres occupations des sols, le tout appréhendé à partir d’un signal physique. Cette limite convient d’être conservée à l’esprit pour aborder l’évaluation du modèle.
7. Trois situations attendues ou directement explicables |
La définition d’une méthode d’évaluation des résultats a consisté à mettre en relation systématique la probabilité d’urbanisation calculée par maille et le pourcentage de la maille effectivement urbanisé entre 1989 et 2002. Cette démarche définit trois types de résultats qui sont restitués sous forme de tableau dans la figure 6 et sous forme de cartes dans les figures 7 et 8.
Les situations conformes au modèle peuvent correspondre à deux configurations précises:
Ces deux configurations sont caractérisées par une compatibilité de la probabilité d’urbanisation calculée par le modèle et l’urbanisation effectivement constatée.
Résultats non conformes explicables par la nature probabiliste du modèle:
Il s’agit d’une situation a priori non conforme à nos attentes: une forte probabilité d’urbanisation calculée mais un taux d’urbanisation réel nul. Cette situation correspond à 6,6% des mailles. Compte tenu de la nature probabiliste du modèle, ces espaces peuvent être considérés comme étant les prochains espaces urbanisés. Dans le cas d’une probabilité d’urbanisation forte, nous posons l’hypothèse qu’il s’agit d’espaces à forte rentabilité faisant l’objet d’une spéculation foncière et/ou que l’urbanisation peut avoir lieu à court terme. En revanche, dans le cas d’une probabilité d’urbanisation moyenne, nous posons l’hypothèse qu’il s’agit d’espaces de moindre rentabilité et/ou que l’urbanisation peut avoir lieu à moyen terme.
Ces espaces pour lesquels nous posons l’hypothèse qu’ils sont des espaces «d’urbanisation future» se situent généralement à proximité immédiate des espaces déjà urbanisés en 1989. Cette presque contiguïté constitue une validation partielle de notre hypothèse. Lorsque ce n’est pas le cas, cela peut signifier qu’un ou plusieurs champs manquent à la démonstration et que leur intégration aurait pour conséquence de faire disparaître cette partie des «résidus», ou qu’il s’agit de phénomènes contingents non modélisables.
Résultats non conformes: le cas de l’urbanisation inattendue
Une autre configuration concerne une situation que nous avons qualifiée d’urbanisation inattendue, c’est-à-dire concernant des espaces dont le potentiel d’urbanisation calculé est faible ou nul mais qui se sont urbanisés entre 1989 et 2002. Cette situation concerne 5,9% des mailles, ce qui signifie que l’urbanisation réalisée entre 1989 et 2002 s’est faite là où elle n’était pas attendue plutôt que là où elle l’était (4%). La figure 8 met en évidence une répartition spatiale des mailles qui n’est pas aléatoire: celles-ci sont situées dans les Hauts de l’Est et du Sud mais également et surtout dans les Hauts de l’Ouest sur un large espace allant de La Possession au Tampon.
8. Le cas de l’urbanisation inattendue |
Deux interprétations principales peuvent être envisagées:
Trois classes de résultats qui renvoient in fine à deux types de croissance urbaine
La méthode d’évaluation de la qualité du modèle proposé ci-dessus fait émerger, parmi d’autres interprétations possibles, celle consistant à dire que ce modèle met en évidence trois classes de résultats qui renvoient à trois types d’espaces différents au regard du processus d’urbanisation.
Si l’on considère les deux premiers types d’espaces comme représentant un même processus, mais à deux pas de temps différents, alors subsistent en réalité deux types d’espaces dont nous posons l’hypothèse qu’ils correspondent à deux types d’urbanisation, l’un renvoyant au modèle classique de l’urbanisation, l’autre à un processus d’urbanisation qui semble suivre des règles différentes.
Les résultats de l’exercice de modélisation montrent donc la coexistence sur le territoire réunionnais de deux processus d’urbanisation qui expriment des dynamiques et logiques d’acteurs distinctes. Si les principes de l’urbanisation classique sont bien connus, en revanche les logiques de production d’un autre modèle d’urbanisation doivent être explicitées. L’objectif de la modélisation étant de comprendre les lieux et mécanismes de l’urbanisation, il est nécessaire de comprendre de façon plus qualitative cet autre modèle d’urbanisation. L’hypothèse posée est celle de la coexistence de logiques différentes correspondant à un processus de déprise agricole marqué par l’histoire, qui se traduit dans certains lieux par un développement non urbain du bâti. Pour cette raison, nous avons qualifié les tissus qui en résultaient d’urbain et de post-agricole.
Deux modèles de croissance urbaine: une matérialisation spatiale de l’exclusion sociale
Une croissance urbaine classique dans un contexte très contraint
Le modèle de croissance urbaine exprimé directement par le modèle MUTE est un modèle urbain classique utilisant des critères faisant référence aux modèles canoniques de Burgess et de Hoyt. Cette conformité au modèle urbain classique montre que les hypothèses faites par MUTE et les champs pris en considération correspondent finalement au modèle de l’urbanisation classique. La restitution du processus d’urbanisation par le modèle MUTE met donc en évidence la présence de mécanismes de localisation de la ville européenne-occidentale dense sur le territoire réunionnais.
Du modèle de croissance que nous qualifions de classique résulte un véritable tissu urbain au sens académique du terme. Il se caractérise par un processus d’agrégation et d’expansion, sous forme de zones concentriques dirigées du centre vers la périphérie. En cela, il s’apparente au modèle urbain de Burgess (Bailly, 1995; Burgess, 1927) développé à partir de l’exemple de Chicago. Il se caractérise également par une influence prononcée des axes de transports dans le processus d’expansion, faisant en cela référence aux apports du modèle de Hoyt (Bailly, 1995; Hoyt, 1939). En se référant à ces deux modèles théoriques, il devient possible de proposer une définition du tissu urbain réunionnais comme étant un modèle conforme à ceux de Burgess et de Hoyt mais «déformé» par des contraintes de type physique dont deux phénomènes majeurs: l’effet de contact avec le littoral et l’effet lié à la présence immédiate de fortes pentes (fig. 9).
9. Modèle urbain de Burgess - Hoyt appliqué aux villes littorales |
Ce tissu centre/périphérie classique est observable, avec plus ou moins de déclinaisons locales, pour l’essentiel dans les principales villes littorales, l’ensemble formant une armature urbaine elle aussi classique mais organisée en cercles du fait de la localisation périphérique des villes autour de l’île et de la circularité de celle-ci. Ce type d’urbanisation se développe en zones de faibles pentes, c’est-à-dire sur les plaines littorales de l’extérieur vers l’intérieur de l’île, mais fortement contrainte par des reliefs accentués. Il est, de ce fait, en concurrence directe avec les espaces agricoles les plus productifs, et surtout avec la canne dont c’est le domaine d’excellence. Logiquement, l’extension urbaine se fait d’autant plus en concurrence avec la sole cannière que l’on se trouve dans les plaines du Nord-Est ou du Sud, c’est-à-dire dans les principales régions de culture de la canne à sucre (Metzger, 2005).
Un autre modèle de croissance urbaine: le modèle post-agricole?
Le second type d’espace mis en évidence est celui dont le processus d’urbanisation échappe au modèle MUTE. La permanence des résidus, leur importance spatiale et leur localisation associées aux caractéristiques sociales et historiques de ces espaces (Hauts de l’Ouest de Saint-Paul au Tampon et Hauts de l’Est dans une moindre mesure) semblent indiquer l’existence d’un autre modèle de croissance urbaine. Ce résultat, en soi, montre la vertu heuristique du modèle.
Cet autre modèle d’urbanisation qui se révèle par défaut ne fait référence à aucun modèle connu. Il se traduit spatialement par un processus de développement de l’habitat localement dense autour de noyaux, lesquels sont dispersés et disséminés au sein d’un espace utilisé ou ayant été utilisé historiquement pour une mise en valeur agricole marginalisée (fig. 10). Il en résulte un tissu polynucléaire, influencé par la structure foncière en bandes perpendiculaires au rivage, et localement par la présence d’axes de communication qui, à l’inverse du modèle classique d’urbanisation, ne semblent pas déterminants dans son organisation spatiale.
10. Le modèle post-agricole |
Le modèle post-agricole se différencie du modèle classique sur d’autres plans: il est caractérisé par une absence de centre structurant unique et par une absence de configuration centre/périphérie des agglomérations qu’il constitue. Ces agglomérations ne sont pas situées au contact du littoral. Le modèle post-agricole correspond tout particulièrement à la zone des Hauts de l’Ouest de la Réunion (Hauts de Saint-Paul) et d’une partie du Sud (Hauts du Tampon), même si nous pouvons noter sa présence, de manière moins marquée, dans les Hauts de l’Est (fig. 9).
La connaissance du fonctionnement de ces secteurs (Martignac, 2006) permet de poser l’hypothèse que ce tissu trouve en partie son origine dans la localisation fonctionnelle des cultures à forte valeur ajoutée, géranium dans les hauts de l’Ouest (Tampon y compris), vétiver dans les hauts du Sud et vanille dans les hauts de l’Est, cultures qui ont aujourd’hui disparu ou subsistent de manière résiduelle. Lorsque ces mises en valeur disparaissent, la structure spatiale existante, associant petit foncier et habitat dispersé, devient le lieu de nombreuses constructions réalisées soit dans le cadre d’un processus de décohabitation, soit dans une démarche d’amélioration des revenus grâce à la location ou à l’agro-tourisme. À cette dynamique s’ajoute un attachement profond au modèle de l’habitat individuel associé à un jardin vivrier nommé localement kaz-ron de kour.
Il s’agit donc de l’extension et de la réutilisation d’un tissu hérité de l’histoire de la mise en valeur agricole de l’espace réunionnais, selon des modalités qui n’obéissent pas aux critères classiques de l’urbanisation. L’origine de leur constitution se situe au début du XIXe siècle, début de la période sucrière, lorsque le système de monoculture de la canne sur de grands domaines et les systèmes de partages conservant l’intégralité des grands domaines ont rejeté vers les Hauts les cadets écartés des partages, les esclaves affranchis devenus colons, puis parfois propriétaires. Cette forme d’agglomération révélatrice d’une exclusion du modèle urbain classique est en même temps le produit du modèle agricole dominant, les formes spatiales du peuplement exprimant ainsi une exclusion sociale qui se reproduit et se perpétue.
Le développement de l’agriculture des Hauts: une réponse à l’exclusion
«Dominée par une élite de planteurs et d’industriels sucriers, la société de plantation réunionnaise se caractérise par l’exclusion d’une large part de la population de l’île» (Laudié, 2003).
Au début du XIXe siècle, cette large part d’exclus constitue une menace pour le bon fonctionnement de la société réunionnaise. L’État va donc intervenir très tôt et proposer deux types de mesures. D’une part, il va accompagner le reclassement des exclus en dehors du monde agricole, en mettant en place une politique d’enrôlement dans l’armée et en encourageant l’émigration. D’autre part, il favorise des projets d’installation en agriculture en distribuant les dernières terres disponibles dans les Bas. Mais cette politique ne suffit pas car les effectifs de l’exclusion croissent au rythme de l’affranchissement des esclaves qui débute dès 1820.
Face à l’augmentation constante et rapide de cette population «à reclasser», l’État organise et intensifie dans un premier temps la colonisation spontanée des cirques de Salazie de Cilaos, puis celles des Hautes Plaines autour des cultures vivrières et de l’élevage. En 1856, la route qui dessert et désenclave les Hauts de l’Ouest, dite Route Hubert Delisle, est construite. Décision historique d’aménagement (Laudié, 2003), elle concentre encore aujourd’hui une large partie de la population des Hauts de l’Ouest. La véritable mise en valeur des Hauts va se faire à partir des années 1880 avec l’essor du géranium.
Les Hauts sous-le-vent: genèse d’une fracture spatiale
«Ce soutien des pouvoirs publics au développement du géranium entre dans le cadre d’une politique […] de gestion des exclus de la société de plantation, dont l’objectif est de préserver les intérêts d’une classe dominante, principalement planteurs et sucriers, qui contrôle l’économie de l’île» (Laudié, 2003).
La conquête des Hauts par les petits blancs pratiquant la culture du géranium (blanc puis rosat) pour son huile s’est réalisée sur le modèle du front pionnier et ce de manière spontanée. Cette colonisation qui débute dans les Hauts du Sud et gagne progressivement les Hauts de l’Ouest s’effectue sans intervention publique et, est d’abord le fait de petits exploitants sans moyens. Par la suite, l’attrait financier de cette activité a suscité l’intérêt des grands planteurs qui installent des colons (métayers) pour cultiver le géranium sur les parties des domaines impropres à la culture de la canne. Mais toujours, les mises en valeur de ce territoire ont correspondu à un processus d’exclusion.
Produit de faible poids et très facilement transportable une fois distillé, le géranium est particulièrement bien adapté au contexte des Hauts où les zones enclavées et accessibles seulement à pied sont nombreuses. En cela, il est la culture idéale des zones pentues et difficiles d’accès, caractéristiques des Hauts sous-le-vent. Ceci explique, au moins originellement, une organisation spatiale du peuplement dans laquelle les routes et voies d’accès ne sont pas déterminantes, à l’exception de l’influence de la route Hubert Delisle. Cultivé au départ entre 600 et 1 600 m d’altitude, le géranium fut ensuite brièvement interdit au-dessous de 800 m [9]: il a été en tout cas très répandu entre 600 et 1 400 m environ, couvrant près de 6 000 hectares, des hauts de l’Ouest à ceux du Tampon. En 1968, 10% de la SAU de l’île est plantée en géranium, soit 5 870 hectares, avec plus de 80% dans les seules communes de Saint-Paul, de Trois-Bassins et du Tampon, où dominent les très petites exploitations et le colonage (62%). Au total en 1973, ce sont 5 830 exploitants qui cultivent le géranium, mais 31 200 paysans qui en vivent (CNRS, 1975).
Trop aléatoire pour être pratiqué en monoculture, le géranium est souvent associé à la culture de la canne, notamment dans la tranche d’altitude commune aux deux cultures, c’est-à-dire entre 600 et 1 000 m d’altitude. Les parcelles étant souvent disposées en étroites bandes perpendiculaires au littoral, il était fréquent que la culture de la canne soit pratiquée dans la partie basse de l’exploitation et que la culture du géranium soit réservée à la partie haute. Mais le géranium est également un produit de choix pour la spéculation car il est facile à stocker: pour cette raison, et parce qu’il s’agit d’une culture fragile, irrégulière, aux résultats aléatoires, l’offre et la demande ont toujours été en décalage. Les écarts entre prix de revient et prix de vente, la concurrence accrue associée aux passages de cyclones parfois violents, ont été responsables de plusieurs crises et partant, de la dégradation du niveau de vie des producteurs. Ceux, nombreux, qui en ont été victimes, ont trouvé provisoirement dans la culture de la canne un revenu faible mais garanti, travaillant parfois en dehors de toute logique économique (Martignac, 1998). Ultérieurement, avec la mise en place des allocations familiales puis du revenu minimum d’insertion, les revenus agricoles ne représentent plus l’essentiel du revenu. L’extrême pénibilité de la culture du géranium, associée à un vieillissement des exploitants et à une faiblesse des revenus du travail révélée par le RMI, pousse les exploitants à diminuer leur activité voire à la cesser totalement.
Dans les Hauts de l’Ouest et du Tampon qui comptaient près de 5 000 très petites exploitations associant culture du géranium et de la canne à sucre et 25 000 paysans au début des années 1970, il restait, en 2000 moins de 300 exploitations représentant, au total, 300 ha de géranium [10].
Une zone de contact diffus entre canne et géranium
La bande altitudinale qui a associé canne et géranium jusqu’à une période récente correspond à une part importante du tissu post-agricole actuel identifié par les résidus du modèle MUTE. En deçà de cette bande, il n’existe pas de trace de culture du géranium. En revanche, il s’agit d’une zone historique de culture de la canne en monoculture, sur un mode exclusivement pluvial jusqu’à une période récente, entre 300 m et 900-1 000 m d’altitude. En 1972, avant la réforme foncière, la région sous-le-vent représente 45% de la surface totale plantée en canne, cultivée par 70% des exploitants de l’île (petits propriétaires et colons) sur des surfaces moyennes de 2,1 ha contre 6 ha pour la côte au-vent [11].
Il s’agirait donc d’un processus d’urbanisation produit d’un héritage historique, via la permanence des structures foncières, l’exclusion progressive de l’activité agricole des plus défavorisés (colons et petits propriétaires) et la très faible rémunération de l’activité agricole. Il en résulte des vagues successives de densification non agricole du nuage originel du bâti agricole: crises du géranium, réforme SAFER, obsolescence des modèles d’exploitations recommandés, RMI… Pour beaucoup, le foncier devient l’unique valeur refuge, parce qu’il procure la sécurité à celui qui le possède ou l’occupe et à ses descendants (Martignac, 1998; Paillat, 2001). Pour ceux-ci, il permet une augmentation substantielle des revenus grâce aux cases construites puis vendues ou louées, parfois à partir d’un bâtiment d’élevage antérieur.
Conclusion
Le modèle MUTE est un modèle probabiliste et heuristique qui tente de rendre compte des processus de localisation de la dynamique urbaine à la Réunion, en s’appuyant sur la notion de champ géographique. D’une part, la procédure d’évaluation de la qualité du modèle a permis de mettre en évidence une modélisation construite à partir du modèle implicite de l’urbanisation classique occidentale et européenne. D’autre part, l’existence de lieux qui s’urbanisent en dehors des mécanismes classiques de l’urbanisation permet de mettre en évidence la présence, à la Réunion, d’une autre forme d’agglomération du bâti, que l’on peut qualifier de post-agricole. Cette forme post-agricole d’urbanisation correspond à des zones marginales de culture de la canne. C’est un héritage de l’histoire de la mise en valeur de l’espace rural. On aboutit à la formation d’espaces urbanisés eux-mêmes marginaux. Ce processus particulier d’urbanisation traduit donc la permanence d’une forme de fracture à la fois spatiale et sociale.
Cette expérience de modélisation montre la puissance heuristique qui se loge dans ce que l’on ne parvient pas à modéliser. En effet, l’intérêt de la modélisation ne réside pas tant dans la capacité à «reproduire la réalité» que dans ce qu’elle permet de découvrir. Ici, ce qui compte finalement, c’est avant tout ce que l’on ne parvient pas à modéliser, l’interprétation que l’on peut faire de ce qui n’entre pas dans les cadres d’interprétation habituels. Cette expérience permet d’envisager autrement la relation ville/agriculture à la Réunion où derrière la diabolisation de certaines formes atypiques de croissance urbaine, on parvient à mettre en évidence des configurations spatiales révélatrices de formes d’exclusion à la fois spatiales et sociales puissantes et anciennes. Ce n’est donc pas forcément «la ville qui mange la canne» mais «la politique agricole qui fait la ville» et, en particulier, ces formes urbaines jugées «indésirables» que les recherches permanentes d’amélioration de la productivité ont largement facilitées.
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