Exploitation de données AIS pour la cartographie du transport maritime
Depuis plusieurs décennies, le littoral se maritimise par une concentration croissante des activités en mer côtière (Gourmelon et al., 2005). Consommatrices d’espaces et de ressources, ces activités interagissent non seulement avec le milieu dont elles peuvent perturber le fonctionnement voire la qualité (Lotze et al., 2006; Myers, Worm, 2003), mais aussi entre elles, provoquant des concurrences, des tensions et parfois des conflits (Dupilet, 2001; Johnson, Pollnac, 1989). La compréhension de ces interactions complexes est décisive pour l’aide au développement durable des sociétés littorales que préconise la Gestion Intégrée des Zones Côtières (GIZC) (Cicin-Sain, Knecht, 1998) et qui est mise en œuvre depuis peu au niveau européen. Néanmoins cet objectif se heurte à de multiples difficultés liées à l’indisponibilité de données structurées ou à leur niveau d’agrégation, aux délimitations «floues» et fugaces de la plupart des activités en mer, à la difficile intégration des dimensions spatiales et temporelles (Claramunt, Thériault, 1995).
Cet article s’inscrit dans le cadre d’une recherche visant à modéliser et scénariser les activités humaines en rade de Brest (Finistère, France) [1] (Gourmelon, 2011). L’objectif est de simuler différents scénarios d’usage et de gestion auprès de «personnes ressources» [2] en utilisant le cadrage théorique de la modélisation des systèmes complexes et le recours aux Technologies de l’Information Géographique (TIG).
Dans une première étape, l’inventaire des activités en rade de Brest a été dressé selon la typologie proposée par Matthieu Le Tixerant (2004) et Matthieu Le Tixerant et Françoise Gourmelon (2006) en fonction de leur mode d’utilisation du milieu (fig. 1). Cette typologie a été structurée en trois niveaux hiérarchiques de manière à décliner les usages en activités puis en sous-activités. Au niveau le plus fin, 51 sous-activités maritimes ont été recensées. À titre d’exemple, le transport maritime (niveau 1) est militaire ou civil (niveau 2). Le transport civil comprend deux sous-activités (niveau 3): le transport maritime pratiqué soit par les navires de charge soit par les navires de passagers.
1. Extrait de la typologie simplifiée des activités maritimes en rade de Brest |
Dans une seconde étape, les territoires et les calendriers de pratiques (Le Tixerant et al., 2010) permettent d’identifier les zones où se déroule chaque activité recensée, d’y associer les périodes auxquelles ces activités sont susceptibles de se dérouler et les données quantitatives qui les caractérisent. Il s’agit donc d’affecter à une entité spatiale (i.e. pour chaque sous-activité au niveau 3) les occurrences temporelles au cours d’une année avec un pas de temps quotidien et d’y associer les effectifs (nombre de bateaux) et la densité (nombre de bateaux/km2). Cette méthode implique la collecte et la mise en forme de données spécifiques en termes de granularités spatiales et temporelles.
La dimension spatiale des activités recensées est acquise selon des protocoles méthodologiques variables: par numérisation de données cartographiques (par ex., cartographie des zones de pêche récréative à pied), par acquisition de zones de pratiques à dire d’acteurs, c’est-à-dire auprès de personnes ressources (par ex., zones de pratiques pour la pêche professionnelle ou pour les activités nautiques encadrées), par mise en forme de données numériques (par ex., relevés de la position des sites de plongée par GPS, extraction des zones réglementées à partir des cartes électroniques de navigation). Parmi les activités recensées en rade de Brest, le transport maritime est difficile à cerner car extrêmement dynamique. Si, dans certains secteurs, des facteurs physiques (bathymétrie en fonction du tirant d’eau) ou réglementaires (dispositif de séparation du trafic) contraignent fortement la navigation, la plupart des espaces maritimes sont «ouverts», c’est-à-dire potentiellement accessibles aux navires.
Jusque récemment, la cartographie du transport maritime était basée:
En raison des problèmes posés par l’immigration clandestine et l’intensification de la menace terroriste anti-occidentale, le projet de développer un système d’information opérationnel de contrôle et de suivi en temps réel du trafic maritime français (SPATIONAV) associé au réseau européen SafeSeaNet a vu le jour en 2001. Ce système est en partie fondé sur le déploiement de l’AIS qui est un système d’identification automatique imposé à certains navires par la convention Solas [5]. Sont concernés par cette disposition tous les navires à passagers et les navires de charge [6] d’une jauge brute égale ou supérieure à 300 tonneaux [7] (ou tjb), et à 500 tjb pour les navires réservés au cabotage national. Ce système est destiné à la sécurité et à la surveillance du trafic maritime. Fondé sur l’échange automatisé de messages par radio VHF entre navires d’une part, et entre navires et centres de surveillance maritime d’autre part, il permet une identification en temps réel des navires émetteurs. L’AIS génère un ample flux de données qui impose la mise en place de plates-formes dédiées et le recours à des protocoles de fouille de données et de simulation pour le suivi des déplacements des navires (Claramunt et al., 2007; Ray et al., 2007; Servigne et al., 2009). Plusieurs travaux menés à l’Institut de recherche de l’école navale (IRENAV) sont basés sur l’exploitation de données AIS dans le but de détecter des situations inhabituelles (risques de collision) et de qualifier le comportement des navires en temps réel (Bertrand et al., 2007; Ray et al., 2010; Étienne et al., 2010). Si l’AIS est très utile pour l’aide à la navigation, les données VMS (Vessel Monitoring System), relativement proches des données AIS, le sont également en gestion des pêches (Deng et al., 2005; Mills et al., 2007; Palmer et al., 2009). Néanmoins, l’utilisation de ces données impose la mobilisation de méthodes d’analyses spécifiques conjointement à l’usage d'une structure matérielle et informatique adaptée (serveur de base de données) car, en dépit de l’évolution des SIG vers un modèle dynamique (Peuquet, Duan, 1995), les SIG peinent toujours à gérer des objets mobiles malgré la multiplication des capteurs permettant leur localisation en temps réel et les capacités croissantes des SGBD (Devogele, 2009).
Pour les besoins de notre étude, nous avons mobilisé des données AIS mises en forme dans une base d’informations spatio-temporelles pour caractériser le transport maritime de charge et de passagers en rade de Brest au cours d’une année. Le trafic maritime journalier est identifié, quantifié et cartographié suivant une méthode d’analyse en trois étapes. À la suite de l’intégration des données ponctuelles brutes dans une base d’informations (étape 1), les trajectoires de chaque navire sont construites (étape 2) de manière à identifier les couloirs de navigation (étape 3) en tant que zones de pratiques.
Des données ponctuelles
Les données AIS contiennent trois catégories d’informations (fig. 2): des informations statiques qui identifient le navire émetteur, des informations dynamiques qui rendent compte de sa position et de son déplacement et des informations spécifiques au trajet effectué. Les informations statiques et dynamiques sont acquises toutes les 2 à 30 secondes selon la vitesse et le déplacement du navire (la fréquence à laquelle le système AIS transmet l’information augmente avec la vitesse du navire) et complétées toutes les 6 minutes par des informations concernant le trajet.
2. Nature des données AIS (IALA, 2004) |
L’IRENAV, possédant une station d’acquisition de données AIS, nous a fourni les données enregistrées toutes les 2 à 30 secondes pour chaque navire, au cours de l’année 2009 (année test). Ces données concernent 24 types de navires, parmi lesquels 11 correspondent aux catégories intéressant notre étude. Il s’agit particulièrement des navires affectés au transport maritime civil, tels que les navires de passagers et les navires de charge (cargos, navires citernes, remorques).
L’exploitation cartographique de ces données brutes est possible sur l’ensemble de l’année, pour chaque type de navire (fig. 3). Mais ce mode de représentation ne permet pas de disposer d’une information synthétique et représentative du transport maritime ni d’une intensité de trafic à l’année. En effet, la fréquence d’émission des données AIS n’étant pas constante, l’analyse du trafic ne peut être réalisée directement, ce qui justifie la reconstitution des trajectoires des navires.
3. Extrait de la base de données AIS de l’IRENAV (École navale) pour 2009 |
Du point à la ligne: de la localisation à la trajectoire
Compte tenu du grand nombre de données (environ 5 millions de données ponctuelles pouvant atteindre plusieurs dizaines de milliers par bateau), la reconstruction de la trajectoire de chaque navire par la transformation d’objets ponctuels en objets linéaires implique l’usage d’un système de gestion de base de données associé à une grande capacité de calcul.
4. Les trajectoires des navires de charge en rade de Brest, 2009 (agrégées par journée) (données AIS cumulées pour 2009) |
Les données brutes ont été intégrées à un serveur de base de données (PostgreSQL) associé à un module lui conférant la capacité de traiter des objets géographiques (PostGis). Afin de réduire les temps de calcul, les données ont été simplifiées par la suppression des positions pour lesquelles la vitesse de déplacement était nulle. En effet, cette information ne nous est pas utile car les interactions potentielles entre le transport maritime et les autres activités présentes en rade de Brest n’ont été spécifiées à dire d’acteurs que pour les navires en mouvement. L’élaboration de requêtes SQL (Structured Query Language) a permis de construire la géométrie des trajectoires quotidiennes pour chaque navire (fig. 4).
De la ligne à la surface: de la trajectoire au couloir de navigation
Une fois les trajectoires reconstituées pour les 350 navires pris en compte, le but est d’identifier des zones de navigation qui contiennent une part représentative de la densité des trajets effectués. Cette densité (D) est calculée dans un fichier raster (fig. 5) par la fonction Line density (Silverman, 1986) d’ArcGis 9.2 Spatial Analyst (ESRI®). Afin de paramétrer la taille de la cellule, nous avons calculé D à différentes résolutions spatiales (10, 20, 40 et 80 m). La maille de 40 m est retenue car elle correspond, pour cette étude, au meilleur compromis entre le temps de calcul, le poids des fichiers en sortie, et l’échelle de restitution des résultats versus l’étendue de la zone (180 km2).
5. Densité des trajectoires des navires de charge en 2009 (agrégées par journée) |
De manière à délimiter les couloirs de navigation, deux méthodes ont été testées: une approche analytique à partir de la densité et une approche probabiliste à partir de la densité de Kernel (Bailey, Gatrell, 1995; Silverman, 1986).
Dans un premier temps, la densité de trajets sur l’ensemble de l’année (D) pour les navires de charge, a été répartie en 256 classes d’égales étendues. Plus la valeur des classes est grande, plus la densité est élevée. Le nombre de classes correspond à la plus grande valeur obtenue à partir du fichier de densité codé en 8 bits. La fréquence de densité présente une distribution plurimodale et asymétrique.
Afin de conserver les classes représentant 90% de la densité (seuil fixé arbitrairement), nous calculons la densité relative pour chaque classe (dr) telle que:
Où N: effectif de classe; V: valeur de classe; dr: densité relative
Nous calculons ensuite la fréquence cumulée de cette densité relative pour chaque classe, soit la fonction (Dr).
Où Dr: Fréquence cumulée de la densité relative
10% de la densité relative cumulée étant atteinte pour la classe 29, nous décidons de conserver les classes comprises entre 29 et 256 pour identifier les limites du couloir de navigation.
La seconde méthode est une approche statistique qui fait appel à la densité de Kernel (ou densité de noyau). Il s’agit d’une méthode d’estimation de la densité de probabilité d’une variable aléatoire (ici la densité des trajectoires). Cette méthode est utilisée notamment dans le champ de l’analyse spatiale des risques maritimes telles que l’identification de hot spots des incidents en mer (Shahrabi, Pelot, 2009), des pollutions maritimes (Serra-Sogas et al., 2008) à partir de positionnements par GPS ou des trajectoires simulées de navires. L’outil employé ici est Geospatial Modelling Environment (Hawth's Analysis Tools) ou GME (Beyer et al., 2010), module libre et intégrable dans ArcGis (ESRI®) qui est utilisé pour l’analyse de données spatiales en écologie et biologie des populations.
La densité de Kernel (Dk) est calculée à partir de la densité de trajets sur l’ensemble de l’année (D) non discrétisée et pondérée par la densité de trajectoires (N) (Kernel de type gaussien [normal bivarié]; facteur d’échelle = 1 000 000; facteur de lissage (h) = 100; résolution du raster en sortie = 40 m).
Où Dkx: densité de Kernel; k: fonction de densité de Kernel; h: facteur de lissage;
: facteur de correction
La densité de Kernel des trajets est contenue dans un fichier raster à partir duquel nous avons identifié et isolé les zones ayant une probabilité de densité définie par l’outil Percent Volume Contour de GME. Ainsi, nous avons retenu les zones dont la probabilité de densité est supérieure ou égale à 90% de la densité des trajectoires sur l’ensemble de l’année 2009.
La cartographie des résultats obtenus (fig. 6) présente les couloirs spatialisés à partir des deux méthodes pour les navires de charge. La méthode probabiliste permet ici, pour une même représentativité (90% de la densité), de définir une zone dont la superficie est près de deux fois moindre que celle obtenue à partir de la méthode analytique (Superficie Méthode 1 (Sm1) ≈ 44,9 km2; Superficie Méthode 2 (Sm2) ≈ 22,4 km2; Ratio (Sm2/Sm1) ≈ 49,8%).
6. Comparaison des méthodes de caractérisation de zones de navigation selon la densité de trajets |
Nous avons donc retenu l’approche basée sur la densité de Kernel car elle permet de reconstruire les couloirs de navigation à partir des trajectoires des navires avec une meilleure précision sur le plan spatial. Par précision, nous entendons ici, compte tenu de nos objectifs, le rapport entre la représentativité et l’emprise spatiale de l’entité. De plus, elle ne comporte pas de calcul non automatisé (i.e. calcul de la densité relative et identification de la classe seuil) ce qui minimise d’autant le temps de traitement.
7. Couloirs de navigation pour les navires de charge (2009) |
Les deux petits polygones situés au Sud-Est du couloir principal ne constituent pas des artéfacts liés à la méthode mais correspondent aux zones d’attente à l’entrée au port ou à la sortie du goulet pour ce type de navire. |
Par cette méthode, les couloirs de navigation ont été calculés pour les navires de charge (fig. 7) et de passagers (fig. 8). Pour les besoins de l’étude, nous avons distingué différents couloirs de navires de passagers du fait de leur hétérogénéité spatio-temporelle. Certaines lignes régulières sont strictement inféodées à la rade comme les liaisons effectuées par les transrades entre Brest, l’île Longue et Lanvéoc; tandis que d’autres, plus occasionnelles (navires de croisière) empruntent une route à peu près identique à celle des navires de charge mais avec une fréquence nettement moindre (seuls neuf navires de croisière ont fait escale au port de Brest en 2009 d’après les données AIS). La distinction des trajectoires entre ces deux catégories de transport de passagers (lignes régulières et occasionnelles) a été réalisée par un croisement entre l’identifiant unique de chaque navire ou n° MMSI (fig. 2) contenu dans la base de données AIS et les informations diffusées par des bases de données en ligne telles que Marine Traffic ou Ship Spotting.
En complément de l’approche spatiale, l’exploitation des données AIS permet aussi de quantifier le trafic journalier présent en 2009 en rade de Brest pour les navires de charge et les navires de passagers (les cinq lignes régulières et la ligne occasionnelle).
8. Couloirs de navigation pour les navires de passagers (2009) |
La méthode consiste à compter le nombre de trajectoires coupant une ligne de référence perpendiculaire à chaque couloir par requête SQL de la base de données. Le comptage s’effectue en navires par jour.
À titre d’exemple, la figure 9 présente le trafic journalier uniquement pour les mois de juillet et août 2009 en rade de Brest. Les lignes régulières des navires de passagers sont prépondérantes (90,5% ± 0,8%) avec une moyenne quotidienne de navires de 19,6 ± 1,4. Les navires de charge représentent 8,7% ± 2,6% (115 navires; moyenne quotidienne de navires = 1,9 ± 0,2) et les navires de commerce moins de 1% (10 navires soit 0,75%).
9. Trafic journalier des navires de charge et des navires de passagers en rade de Brest (extrait de la base de données 2009 pour les mois de juillet et août) |
L’analyse des données AIS nous a donc permis de produire des informations spatiales et temporelles inédites caractérisant le transport maritime en rade de Brest. Elles sont d’ores et déjà mobilisées, en complément des informations décrivant les territoires et calendriers de pratique des autres activités recensées, pour mettre en évidence, sur les plans spatio-temporels les interactions potentielles entre activités maritimes (fig. 10) (Gourmelon, 2011).
10. Zones de pratiques des activités maritimes: exemple du 11 février 2009 |
Les données collectées permettent de réaliser une modélisation dynamique du déroulement des activités sur l'année 2009. Pour chaque jour, les zones potentiellement occupées par plusieurs activités sont identifiées et les densités de navires renseignées. |
Conclusion
Grâce à la récente mise à disposition des données AIS, nous avons identifié, quantifié et cartographié les couloirs de navigation pour deux types de navires présents en rade de Brest. La méthode proposée, fondée sur une analyse spatiale au sein d’un SIG associé à un serveur de base de données, permet de reconstruire les trajectoires de chaque navire de manière à identifier les couloirs de navigation puis d’y associer le trafic journalier dans ses dimensions temporelles et quantitatives.
À court terme, dans une approche globale du déroulement des activités maritimes en rade de Brest, ces informations vont être analysées avec d’autres décrivant le déroulement des activités nautiques et de pêche, afin de caractériser leurs interactions et mettre en évidence des conflits potentiels.
À moyen terme, l’application des systèmes de suivi du trafic maritime (AIS, VMS…) à l’ensemble des activités impliquant différents types de navires, prévue dans le cadre de l’eNavigation, constituera sans aucun doute une source de données précieuse pour l’aide à la navigation en temps réel, la gestion des pêches et pour contribuer à la gestion intégrée de la mer et du littoral.
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